Penser à ne pas voir : Jacques Derrida questionne le visible

Délicieuses dérélictions que ces tentatives d’approche(s) pour tenter de cerner – comme si cela était possible – la vérité en peinture qui, justement, est multiple donc libre d’être comprise d’une manière l’autre, autrement dit selon des possibles différents en fonction de la méthode par laquelle on s’approche du tableau. Jaques Derrida ne résista pas, comme nombre de ses pairs, à s’amuser à essayer de dompter ces idées qui jaillissent d’une œuvre d’art, car la sculpture ou la photographie excitent aussi bien les fonctions cognitives et réclament qu’on se questionne à leur sujet... On se réjouit de cette belle initiative des éditions de la Différence d’avoir ainsi, en un seul volume, réunit les principaux textes consacrés à la question depuis 1978. Sur vingt-cinq ans, de la peinture au dessin, de la photographie au cinéma, le lecteur suivra les concepts du philosophe, notamment ses axiomes les plus créatifs vis-à-vis de tout ce qui touche à l’œuvre d’art.

 

En effet, pour Derrida, le visible est le lieu de l’opposition fondamentale entre le sensible et l’intelligible, une manière d’opposer le jour et la nuit mais ce ne sera, bien entendu, pas aussi facile. Pour puiser au plus près d’une vérité, le philosophe dénoncera ce visible comme privilège de l’optique car il souhaite dépasser les clivages et briser les barrières du paraître ontologique et phénoménologique. En un mot, déconstruire.

 

Dans cette quête d’une remontée à la source, d’un questionnement du pourquoi ces arts visuels sont devenus un lieu si important, Derrida va instituer un questionnement propre à sa culture philosophique qui lui donnera les outils indispensables pour pouvoir penser ce visible désormais articulé par le mouvement de la trace et de la différence. Il y aura donc un inévitable déplacement du visible vers l’écrit, cet épicentre derridien, de là, cette nuance de toute première importante entre visuel et visible…

 

Grace à ce recueil, le lecteur pourra donc approcher quelques vérités du travail de Derrida dans le domaine de l’art et de l’esthétique, qu’il se refusa toujours à enfermer dans le carcan des beaux-arts pour lui octroyer, de plein droit, l’espace public et mouvant de la pensée. Ainsi, de la primauté philosophique du visible dans l’art, Derrida se questionne sur le travail des artistes qui lui sont chers (Loubrieu, Deblé, Puglia, Adami, Atlan) en déployant les ailes de sa réflexion autour de la singularité du dessin et de la peinture…

 

L’ensemble ici rassemblé offre donc au lecteur averti un panorama global sur les grands questionnements derridiens en matière d’arts, cette autre manière de porter le visible au cœur de l’écriture – loin d’une supposée universalité par-delà la barrière des langues. Comme nous le précisent les trois éditeurs dans la préface, « il s’agit donc pour [Jacques Derrida] de penser la question du ton, à savoir de la voix et de l’écriture, indissociablement liée aux problèmes de l’art, tout comme ceux de l’archive filmique et photographique, les différentes façons de citer la tradition dans la peinture ou le rapport à la beauté et le désir de l’autre. »


François Xavier

 

Jacques Derrida, Penser à ne pas voir – Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, textes réunis et établis par Ginette Michaud, Joana Maso et Javier Bassas, La Différence, coll. "Essais", octobre 2013, 368 p. – 25,00 €

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