Eça de Queiroz : Un dandy retourne à la terre

Le 202, Champs-Elysées est une adresse prestigieuse. L’immeuble, à un jet de pierre de l’arc de triomphe, est bordé par la rue de Tilsitt et rappelle ces hôtels particuliers de style haussmannien qui affichent la morgue aristocratique du Second Empire. C’est aussi le titre d’un roman de l’écrivain portugais Eça de Queiroz (1845-1900), que les éditions La Différence, avec un solide tempérament, remettent progressivement au goût du jour.

 

Le 202, villa-thébaïde de Jacinto, prince “supercivilisé” fin-de-race voit passer le Gotha, le Who’s Who : tout ce que Paris-ville-lumière compte d’extravertis, d’invertis, de duchesses, de demi-ducs, de poètes symbolistes, de demi-mondaines et de banquiers de la plaine Monceau. Sujet particulièrement raffiné, il professe devant ses amis que l’homme n’est supérieurement heureux que lorsqu’il est supérieurement civilisé. Soit. Le Prince, admiré par Zé Fernandès – le narrateur –, est l’un de ces arbres remarquables qui ne s’épanouissent que parmi les gaz d’échappements des grandes avenues. Transplanté à la campagne, il mourrait sur le champ. Jacinto attelle son bonheur aux conquêtes du progrès, avec un snobisme à la Boris Vian et une observation à la loupe digne de Zola, qui vient d’achever ses Rougon-Macquart au moment où Queiroz rédige son roman, publié en 1897.

 

Fier de ses goûts, ce sectateur d’un “électroménager” avant-gardiste se targue de posséder, outre trente mille volumes d’une bibliothèque jalouse, un conférençophone, un théâtrophone, un graphophone – pour éterniser la voix de ses convives – parmi les tabatières XVIIIe, le compotier d’abricots confits du Japon et les derniers potins des buveuses de café du Djedah, préparé à la turque, remué avec un bâton de cannelle. Happy few post-stenhalien, le prince collectionne les appartenances : du club de l’Epée à la Cible aux Bazars réunis de l’art spiritualiste en passant par le Comité d’initiation aux religions ésotériques. Mais voilà, l’ennui guette. Lors d’un fameux dîner de têtes, le monte-plat qui devait apporter le poisson de Dalmatie aux invités tombe en panne. Scandale. Honte et déshonneur.

 

La terre tremble subitement dans la vallée de Carriça, non loin du Douro au sud du Portugal. Les ossements vertueux de l’illustre famille sont remués sauvagement, tout comme l’esprit du dandy éthéré qui ressent soudainement la vacuité de son existence. Pliant bagage, le citadin endurci rejoint les siens dans son domaine rural, pour en finir avec le triste embarras de vivre. Et contre toute attente, le déracinement profite à cet ultra-mondain qui professait cynisme et dysharmonie sociale – inutile toute lutte de classes – et se vautrait dans un pessimisme schopenhauerien. Revenu à Tormès, maison des ancêtres, Jacinto entreprend de cultiver son jardin, retrouve goût à la vie. Il plante des arbres sains qu’il se promet de regarder vieillir.

 

On pense à Huysmans et au duc des Esseintes en lisant ce fabuleux roman qui prône le retour à la terre et la simplicité des Georgiques. Ici, le dandy, au lieu de se refermer comme une huître sur sa perle, s’ouvre au monde. Et se découvre vivant. Cette fable annonce, en cette fin de XIXe, les combats écologistes que les hommes devront mener par la suite pour sauver leurs arpents. Les progrès techniques au service du seul profit menacent l’espèce dans son entier. Et tout le reste est littérature “décadente”.          

 

Frédéric Chef

 

Eça de Queiroz, 202, Champs-Elysées, roman, traduit du portugais et présenté par Marie-Hélène Piwnik, février 2014, La Différence, coll. « Minos », 348 pages, 12 €

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