Georges Duby : l’histoire, autrement

N’y en aurait-il qu’un par siècle ? Voilà en tout cas une belle idée que celle prise par les dirigeants de la Bibliothèque de la Pléiade que de nous proposer de (re)lire les grands, les très grands historiens français. Deux tomes pour mettre en lumière l’œuvre extraordinaire de Jules Michelet et son époustouflant travail sur la Révolution française parurent en début d’année ; et aujourd’hui ce sont les Œuvres de Georges Duby qui sont réunies dans ce gros volume de plus de deux mille pages. Avec cet hallucinant portrait de Guillaume Le Maréchal narré à la manière d’un roman médiéval mais avec la verve et la truculence de l’écrivain, non de l’universitaire. Preuve ainsi nous est donnée que l’art littéraire peut fort bien se marier avec la recherche historique et nous offrir les plus belles pages de lecture qui soit !

Oui, l’histoire n’est pas une matière barbante mais bien un puit d’informations et une source d’aventures humaines et spirituelles sans fin auxquelles il faut donner un style, un rythme narratif pour emporter le lecteur. C’est d’ailleurs ce que disait Georges Duby à Pierre Nora l’année de sa mort, l’importance qu’il donnait à son rapport à l’écriture de l’histoire, à l’ouverture salutaire du discours historique à un public élargi et au constat heureux de voir une évolution majeure de la vie culturelle en France dans le troisième tiers du XXe siècle. Il fut, en effet, une période où le lectorat se portait plus vers les essais qui savaient doser habillement écriture savante et élégance stylistique… L’essai devint alors un genre prestigieux dans le champ littéraire français : avec un tel auteur, on comprend aisément pourquoi !

L’œuvre de Duby s’inscrit dans un chapitre fascinant de l’histoire intellectuelle de la France du XXe siècle portée par la formidable percée opérée par l’histoire et les sciences de l’homme (avec Michel Leiris comme porte-drapeau), et son succès provient aussi de son honnêteté : Quant à moi, je suis tout prêt à dire que ce que j’écris c’est mon histoire, c’est-à-dire que c’est moi qui parle, et je n’ai pas du tout l’intention de masquer la subjectivité de mon discours. En droite ligne de Michelet. Une profession de foi dont certains devraient prendre exemple de nos jours où les dogmes imposent une pensée unique dans la révision de l’Histoire sous couverts de bonnes intentions
Quelle audace ! Oui, il en fallait, et du courage aussi pour affronter les critiques qui ne manqueront pas, car Georges Duby, par cet aveu, manifeste sa volonté de redéfinir le métier d’historien en prônant une nature artistique et éminemment littéraire de l’histoire, et allant même jusqu’à avouer ses limites, celles des imperfections et de la relativité du savoir qu’il expose, d’autant plus que l’on étudie des faits très anciens. Cerise sur le gâteau, il appelle à une remise en question des idées reçues afin de s’opposer au risque d’aliénation…

On imagine facilement la réaction des historiens professionnels qui hurleront à la provocation car Duby enfonce le clou en les invitant à se libérer de l’idéal d’objectivité qui les hantait au tournant du siècle, à reconnaître que le savoir qu’ils produisent n’est pas de même nature que celui des sciences exactes ; ainsi, au lieu d’évoquer une possible corruption idéologique, il convient plutôt de s’enrichir par la sensibilité, la subjectivité créatrice de son praticien… Accueillir la nature artistique de l’histoire ne signifie en rien renoncer à la visée de connaissance constitutive de l’historiographie. Au contraire, c’est affirmer une démarche plus fine vis-à-vis de l’immense complexité de l’étude.
 

Ses livres firent sa réputation, celle d’une écriture élégante au service d’un remarquable travail formel qui allie une exigence de chaque instant à une recherche de pointe, le tout servit dans un souci permanent d’aller à la rencontre d’une nouvelle audience, bien au-delà des cénacles universitaires. Lire Georges Duby c’est une garantie de n’avoir ni jargon technique ni appareil scientifique qui alourdissent le discours, c’est le pari réussi d’un mariage entre la rigueur intellectuelle que requiert tout travail sérieux et le bonheur d’écrire.
Ce qui lui valut une position prestigieuse dans le monde des lettres, puis une reconnaissance de ses pairs : professeur au Collège de France en 1970, membre de l’Institut dès 1974, président de la Sept en 1986, membre du directoire du CNRS puis élu à l’Académie française en 1987…

Mais tous ces honneurs ne changèrent point notre homme : dans les années 1995, quand il publia le triptyque des Dames du XIIe siècle, couronnant son œuvre, Duby continua à marteler son mantra : méfiance à l’égard des prétentions d’objectivité de l’histoire. Sa démarche d’historien consiste à inviter ses pairs à se méfier de l’illusion scientifique qui les hante, avouant être vaincu par le silence des femmes, par l’opacité des sources dont il n’aura pu tirer que des reflets biaisés, obliques : de ces femmes du XIIe siècle, il déclare ne voir ni visage ni corps, juste sentir passer quelques ombres flottantes, insaisissables.

Georges Duby a plus d’une fois déclaré qu’il voyait son œuvre comme formant un ensemble, une unité cohérente. Ces livres les uns et les autres s’imbriquent ; les uns et les autres sont, chacun, une approche par des voies différentes d’un même objet. Vous avez ce livre-objet entre les mains, clin d’œil du destin car le premier livre-objet que Duby aima fut le Montaigne, en Pléiade, gagné à la fin de sa première, à Mâcon… à vous d’y plonger sans retenue pour vous laisser emporter par la tornade Duby et remonter le temps à la découverte de notre histoire.

François Xavier

Georges Duby, Œuvres, édition de Felipe Brandi, préface de Pierre Nora, relié pleine peau sous coffret illustré, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade n°641, septembre 2019, 2080 p.-, 65 € (puis 72,50 €) jusqu’au 31 mars 2020

Ce volume contient :
Des sociétés médiévales – Le dimanche de Bouvines – Le temps des cathédrales – Guillaume Le Maréchal, ou le meilleur chevalier du monde – Les trois ordres, ou l’imaginaire du féodalisme – Dames du XIIe siècle (I. Héloïse, Aliénor, Iseut et quelques autres ; II. Le souvenir des aïeules ; III. Êve et les prêtres) – Textes épars (L’Histoire des mentalités dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle ; Les jeunes dans la société aristocratique ; Le plaisir de l’historien ; L’art, l’écriture et l’histoire – entretien avec Pierre Nora)

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