La Fontaine : 400 ans & toujours d'actualité

S’il est bien une raison de se procurer au plus vite cet extraordinaire album imprimé spécialement dans la Pléiade, c’est pour retrouver plus de 400 gravures et dessins de Grandville qui accompagnèrent les éditions de 1837 et 1840 des célébrissimes Fables… Voilà quatre cents ans, le 8 juillet 1621, naissait ce garçon de belles lettres qui se contenta de vivre et de lire de longues décennies avant de publier, coup sur coup, les Contes puis les Fables en 1668. Lesquelles seront apprises par cœur au printemps 1671 par madame de Sévigné et La Rochefoucauld.
La Fontaine a cinquante ans, le voilà célèbre. 

La préface de Grandville – aux cahiers de dessins conservés dans la Bibliothèque Stanislas de Nancy – est en quelque sorte son testament artistique : il est d’une importance capitale pour comprendre la démarche de l’artiste même si  sa syntaxe est heurtée, car l’essentiel est ailleurs. Un des sujets remarquables est celui de la cigale d’abord composé avec des figures simplement, en second lieu par des personnages à têtes d’animaux, puis ensuite de nouveau avec des figures ordinaires, mais conservant la pose et le fond des précédentes, et enfin en dernier lieu, tel qu’il a été gravé et livré au public, composé par des animaux entiers, la cigale à conservé sa pause, la fourmi est vue par-derrière, de dos, comme nous disons en termes d’atelier.  
Il y a un réel plaisir de l’œil à étudier les dessins d’étude et la gravure finale sur bois – première fois que sont ainsi réunis les deux en accompagnement des Fables ; la qualité de l’impression redonne vie aux strates du bois gravé, au jeux d’ombre et de lumière, à l’expression des personnages, aux poses ; c’est une osmose exemplaire entre texte et image. L’illustration parfaite.


Ce tirage spécial réunit l’intégralité des douze livres publiés du vivant de l’auteur, ainsi que les quatre fables non recueillies par lui. Des vers au pouvoir grisant à jamais irremplaçables, des premières amours à l’école primaire aux répliques, une fois adulte, empruntées et détournées pour signifier notre ressenti. Un pouvoir évocateur si universel qu’il traversa les océans et devint un emblème de la France. Jamais La Fontaine aurait pu imaginer pareil succès… lui qui ne destinait pas ses vers au peuple mais aux lettrés, aux personnes de qualité (sic). La lecture pour enfants n’évoquait au mieux que le jeune Dauphin, on voit aujourd’hui le chemin parcouru. D’autant que Jean de La Fontaine n’était à proprement parlé pas un moderne, même s’il était en quête de "nouveau", dans la querelle de l’époque – Anciens contre Modernes, vers 1690 : il se rangea du côté des Anciens, contrairement à Perrault. Il ne méprisait pas les auteurs de son temps mais vénérait ceux de l’Antiquité, et il les imitait ; d’ailleurs, les premières fables publiées puisèrent leurs anecdotes à Ésope et à Phèdre, un auteur grec et un latin… et donc toujours en vogue en 2021, nos amis woke entendront-ils le message ? 

Il faut lire ces fables à haute voix, ne jamais oublier que cet art est proche de la poésie qui est construite pour l’oralité ; ainsi toutes les voyelles du français sont convoquées – sauf le u – et la bouche s’ouvre et se ferme dans un sens du rythme, festival volcanique qui se permet d’aller jusqu’à convoquer la rare sonorité du ix dont seul Mallarmé sut, deux siècles plus tard, peupler un illustre sonnet. 
Les Fables nourrissent une langue infinie et délicieuse qui se réinvente à mesure que se présentent des lecteurs qui se transforment à leur lecture. Car chaque sujet est piquant, de La Cigale et la Fourmi au tout dernier, Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire qui provoque encore et toujours : mais la force de La Fontaine c’est qu’il ne tranche pas, ne donne pas de leçon, n’impose rien… À chacun de se faire une opinion, il offre une chance au présent, dans l’idée d’un Montaigne qui invite à Dansez maintenant en lui répondant : Par où saurais-je mieux finir ? 
 

On comprend mieux cette impertinence qui arrive, ces métaphores déguisées sous le règne animal, quand on sait que Jean de La Fontaine débuta, sous la protection de Fouquet, par ces trois textes épris de légendes mythologiques qui se situent entre l’irrévérence paillarde des Contes et l’insolente gaité des Fables. Dix ans avant, donc, il a quarante ans, se cherche encore et l’argent lui manque. Il s’essaiera donc à la poésie avec cet Adonis qui croise la vie, la mort et l’immortalité ; une errance onirique qui mènera le songeur de Vaux du palais du Sommeil à celui de Fouquet. À moins que ce ne soient les amours de Psyché et de Cupidon qui furent le socle initial : on ne sait trop quel ordre revêtu l’ouvrage achevé, pas plus que le sens de l’énigme qui aurait plus ou moins unifié ce kaléidoscope.
En revanche thème et trame se prêtent – par l’aspect philosophique – à une allégorie. Derrière le conte populaire qui explore la défloration lors de la nuit nuptiale – thème qui effrayait les jeunes filles – se greffe le mythe de l’âme quittant le corps suite à la jouissance imparfaite de l’éros charnel ; d’où s’impose le christianisme, logiquement, offrant un amour divin pour remplacer l’amour humain décevant…  

La Fontaine pratiquant l’exégèse ? Pourquoi pas, sa poésie s’y définit comme une participation voluptueuse à la réalité par un détour proposé au lecteur vers une fiction fabuleuse dont le songe propose une équivalence éloquente : puissance de la sensation, intimité de sa manifestation, profondeur de ses suggestions. Il ne manquerait, finalement, au songe que de devoir être conscient et maîtrisable pour figurer parfaitement cette sagesse de l’enchantement contrôlé qui suggère une leçon morale.
Quels usages des plaisirs ?  

François Xavier 

Jean de La Fontaine, Fables, édition de Jean-Pierre Collinet, préface d’Yves Le Pestipon, illustrations de Grandville ; coll. Bibliothèque de la Pléiade tirage spécial, relié pleine peau sous coffret illustré, Gallimard, avril 2021, 1248 p.-, 49,90 € jusqu’au 30 septembre 2021 puis 55 € 

Ce coffret contient : Préface, chronologie, avertissement – Fables choisies mises en vers : À Monseigneur le Dauphin, Préface, La Vie d’Ésoe le Phrygien, Livres I à XII, Fables non recueillies ; gravures et dessins de Grandville – Appendices : extraits de Songe de Vaux  ("Aventure d’u Saumon et d’un Esturgeon"), de Clymène, des Amours de Psyché et Cupidon, des Nouveaux Contes ("La Pâté d’anguille"), du Poème du Quinquina, du Discours à Mme de La Sablière, de l’Inscription tirée de Boissard, de À Monseigneur l’Évêque de Soissons ; préface de Grandville aux cahiers de dessins – Notices, notes et variantes ; bibliographie. 
Avec plus de 400 gravures et dessins de Grandville 

Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon précédé d’Adonis et du Songe de Vaux, édition de Céline Bohnert, Patrick Dandrey et Boris Donné, 468 p.-, mai 2021, 9,70 € 
Découvrir les premières pages…  

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