Re-connaître l'impensable

Dans les textes majeurs réunis ici – dont L'Univers concentrationnaire de David Rousset, L'Espèce humaine de Robert Antelme, De la mort à la vie  Nuit et brouillard  de Jean Cayrol, Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra  Une connaissance inutile de Charlotte Delbo – existe une nécessaire distorsion de l'écriture. Elle devient la violence qui fait elle-même violence à l’instance du réel comme elle détruit  les grilles symboliques et fait défaillir le lecteur devant l'impensable, le presque inimaginable et non "imageable" (selon Jacques Lanzmann) qui échappent à la raison.

Afin d'y parvenir le reportage ou le témoignage ne suffisent pas. Il faut passer par le biais d'une poétique de l'horreur. Cet ajournement est aussi une mise à jour de langages capables de donner bien plus qu'une appréhension frontale et naturaliste car cela serait trop "court". Le paroxysme de la Shoah pour être présenté ne doit pas simplement se représenter. Il faut que l'écriture la recrée.

C'est pourquoi Antelme, Semprun et les autres sont sortis de la réification des signifiants. Leurs textes libèrent du simple discours, densifient la perception. Existent des stratégies de rupture afin de proposer une "monstre-ation" de ce qui  serait forclos dans un simple discours de témoignage.

Il s'agit de dé-montrer que le réel a peu à voir avec la réalité. Ici se dé-figure une vue réduite et focalisée. Et c'est bien là que la littérature joue son rôle. Lacan nomme  cela l'éveil du signifié. Mais il faut toute une maîtrise poétique pour que l'écriture ne duplique pas le réel mais d'une certaine manière le détraque comme Charlotte Delbo ou Antelme l'ont fait.
D'où l'importance d'un tel ensemble face à l'éradication de la condition humaine soumise à la cruauté et la mort. Et ce, au moment où plus que jamais non seulement des souffrances du passé sont édulcorées mais où la vérité des faits se trouble. Des idéologies suspectes serpentent en voulant transformer ce qui fut en inventions ou simples accrocs. Se retrouvent ici - et en démenti absolu - les corps nus des cadavres, les locomotives à vapeur qui crachaient leur fumée près des camps. Bien d'autres choses encore dans cette nuit perpétuelle des innocents où se fracassa toute une civilisation.


Jean-Paul Gavard-Perret

 
Collectif, L'Espèce humaine et autres écrits des camps, édition publiée sous la direction de Dominique Moncond'huy avec la collaboration de Michèle Rosellini et Henri Scepi, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, octobre 2021, 1696 p.-, 65 €

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