Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

La sélection (extrait) – Cécile Guilbert, "Réanimation"


EXTRAIT >

 

Cette année-là, dans les derniers jours de mars, quelque chose a lieu.

Le temps balance entre giboulées hargneuses et fulgurantes éclaircies.

Le soleil s’allume d’un coup dans le bleu lavé pour s’éteindre dans la cendre.

Le ciel est zébré de lambeaux et l’atmosphère traversée d’électricité, d’ondes magnétiques qui agacent les nerfs.

Le printemps s’annonce mais l’hiver lui refuse cet éclat.

Les rosiers de la ruelle s’en plaignent.

Le combat des saisons est aussi brutal que la bataille spirituelle.

 

Blaise vient de fêter ses cinquante printemps.

Son père est mort trois mois plus tôt.

Quelque chose en lui refuse-t-il de naître ? de céder ? de s’ouvrir ?

Une délivrance ? une douleur ? un remords ?

Peut-être.


Car soudain tonne le canon qui abat tout, renverse tout, démolit tout.

 

 

Cette année-là, dans les derniers jours de mars, nuits et jours sont de même longueur et quelque chose a lieu.

Est-ce une buée passagère ? un fourmillement sans conséquence ?

La maladie est juste un mauvais rêve, le cauchemar favori des hommes tentés secrètement par la Faucheuse bien qu’ils la redoutent chaque nuit dans leur sommeil, enroulés dans leur drap comme dans leur linceul, étendus sans conscience comme s’ils étaient morts.

 

Blaise n’est pas de ce bois dont on fait les cercueils.

Dût-il demeurer longtemps alité, jamais ne lui viendrait la tentation de s’halluciner en cadavre. Pas plus qu’il n’aurait, mourant, l’idée de se photographier en gisant pour contempler son image durant son agonie.

Y croit-il seulement, à la mort ?

 

Vous vivez ensemble depuis vingt ans.

Tu l’as aimé au premier regard, lumière du coup de foudre.

Tu aimes sa générosité, son espièglerie ; tu aimes son humour et par-dessus tout sa grande santé, qui ne vient pas du corps mais de l’appétit de vivre, et son élasticité joueuse, et son énergie.

Cet été-là, des feux d’artifice déchirent le ciel, Paris fait la fête, le Bicentenaire bat son plein mais la Révolution, c’est vous.

Davantage qu’à sa forte tête, trop souvent belliqueuse, tu fais confiance à son corps vif et viril de trente ans. Animé d’une gestuelle si déliée qu’il semble voltiger dans l’espace comme un papillon ivre, un ludion enfourchant l’univers dans sa ruée, tu sais d’instinct que sa vitalité supplantera toutes les baisses de tension (il y en aura), vaincra tous les chagrins.

Quand Aphrodite frappe, l’amour devient l’autre nom de la foi : brusque, soudaine, sans raison ni limites. Puisque Blaise saura être ton frère, ton fils, ton père, ton complice inégalé, et parce que vous y voyez l’occasion de sceller symboliquement l’exception dont n’ont pu se réclamer tous ceux et celles qui jadis et naguère ont fait battre vos cœurs et fondre vos corps, vous vous mariez. Bien décidés à n’avoir jamais d’enfants puisque vous en êtes. Que d’ailleurs Blaise a déjà un fils de six ans et Robert Louis Stevenson raison : les parents qui s’aiment n’engendrent que des orphelins.

 

Ses goûts sont extrêmes.


Ses dégoûts aussi.


Tous exprimés à l’emporte-pièce – d’où fréquents dommages collatéraux – mais au fond négligeables puisque seulement «sociaux».

Les vers rongeurs de la bourgeoisie vous font bâiller d’ennui.

Ce qui la démange vous indiffère.


Ambition ? argent ? réputation ? réseaux ?

Vous en manquez, c’est certain.


Et donc de rien.


L’attrait puissant qu’exerce Blaise tient à son inépuisable faculté de t’aimer mais surtout d’être : présence anarchique qu’aiguillonnent sans cesse la fougue, l’ardeur.

Rien n’étant plus réel que le présent, semble- t-il dire constamment même quand il ne dit rien, laissons le passé où il est, ne comptons jamais sur l’avenir, suçons chaque instant jusqu’à la moelle, et recommençons.

Fuir la vie de couple pour préserver sa « relation » ? parce que tout mariage est maudit par le temps, condamné à s’étioler dans la panne du désir, les redites, l’ennui ?

Ces slogans de magazines vous font sourire comme toutes les foutaises postmodernes.

Conversation sachant cajoler les silences étoilés où elle se poursuit, la vie quotidienne ne fatigue pas l’amour mais le relance et l’accroît.

Il suffit d’être doué. Élu peut-être ?

 

En dépit de sa singulière endurance physique, tu découvres après quelques mois de vie commune que Blaise souffre.

En silence mais souvent.

Par coups de lance furtifs, lumbagos violents et sciatiques.

De grandes crises soldées d’un ou deux jours de lit dont il se relève chaque fois telle une plante ou un arbuste momentanément courbé par la tempête : intact.

Tu découvres alors que ses nerfs et ses muscles spiralent bizarrement autour de sa moelle épinière.

Que l’intensité de ses douleurs dorsales n’a qu’un faible rapport avec leur cause organique.

Mais surtout qu’il s’est aménagé avec elles un pacte secret, comme si sa vitalité s’augmentait sans cesse de ce qui la contrarie.


Car de même que l’étude du mal apprend le bien comme celle du mensonge la vérité, étudier sa peine semble lui enseigner la joie.

Qui a dit que ne jamais souffrir serait équivalent à n’avoir jamais été heureux?

 

La douleur surgit comme un leurre, un excitant agité devant son mufle fumant. Fonçant en elle tête baissée tant elle lui est devenue familière, il joue chaque fois à se faire peur, finissant même par y trouver un stimulant supérieur.

Inopérable aux dires des spécialistes mais soulagé de temps à autre par des corsets de plâtre, des piqûres et des cachets, Blaise endure les coups de boutoir depuis tellement d’années qu’il semble obtenir de ces décharges électriques une confirmation d’être. Et sachant trop bien qu’une pincée d’anti-inflammatoires suffit à diluer l’insupportable, il prend l’habitude de s’en gaver, d’en abuser, augmentant les doses au fil des années.

C’est ainsi que certains jours, grâce aux dieux qui aiment veiller endurance et courage, le sommeil verse en lui un philtre d’oubli qui ressemble trait pour trait au déni.

Voguent alors les heures et tanguent aussi les nuits sur leurs vaisseaux rêveurs, Blaise n’est pas malade, non, juste un peu plus vivant d’être souffrant.

 

 

Cette année-là, donc, quelque chose a lieu mais quoi ?

Comme chaque matin, Blaise part tôt à son atelier, rentre tard, mange un morceau, puis monte illico se coucher, rétracté au fond du lit comme une bête blessée.

Cela fait maintenant plusieurs jours que sa mâchoire inférieure est la proie d’une étrange irritation au côté gauche. Plusieurs jours que même le col de sa chemise effleurant son cou devenu un peu rouge et gonflé l’incommode.

Les symptômes sont insolites, la douleur inédite et la tumeur croissante ?

Blaise ne s’inquiète pas, non, pas vraiment.

Tu imagines un cancer de la mâchoire, lui conseilles de foncer à l’hôpital ? Cette hypothèse absurde et cette solution déraisonnable sont priées de regagner ta cervelle à la case « fables et fariboles ». Pourquoi s’affoler ? Le généraliste de quartier consulté au troisième jour de la crise n’a-t-il pas diagnostiqué un début d’angine, quelques ganglions qui disparaîtront d’eux-mêmes, abandonnant Blaise à ses anti-inflammatoires ?

Moyennant quoi, deux jours plus tard, il a une tête à tourner un remake d’Elephant Man.

La joue et la partie inférieure de sa mâchoire qui, la veille encore, faisaient penser à la légère déformation asymétrique qu’on trouve sur certaines tomates artisanales appelées « cœurs-de-bœuf », évoquent désormais, en regard de la tempe gauche, la forme d’une poire en cours d’évasement accéléré. À l’image de Louis-Philippe caricaturé par Daumier, en plus boursouflé, et d’un seul côté.

Confronté dans le miroir à cette excroissance pulpeuse dont l’enflure rougeoyante semble déteindre vers la clavicule, Blaise consent à voir un dentiste qui évoque la possibilité d’un abcès dentaire, prescrit des antibiotiques et une radio panoramique. Or le lendemain, l’œdème est si développé que plus une gélule ni une gorgée d’eau ne franchissent le barrage de sa glotte.

La douleur tape et fulgure.

La fièvre l’embrase.

Et c’est ainsi que tonne le canon qui abat tout, renverse tout, démolit tout.

 

© Grasset

© Photo : J. Bonnet

 


QUATRIÈME DE COUVERTURE >

 

« Blaise vient de fêter ses cinquante printemps. Quelque chose en lui refuse-t-il de naître ? de céder ? de s’ouvrir ? Une délivrance ? une douleur ? un remords ? Peut-être. Car soudain tonne le canon qui abat tout, renverse tout, démolit tout. »

 

La narratrice et Blaise, mariés, vivent comme des adolescents, des Robinson parisiens, artistes accrochés l’un à l’autre, insouciants. Jusqu’au jour où Blaise est foudroyé par une infection rare, la « cellulite cervicale », nécrose parfois mortelle des tissus du cou. Hospitalisé d’urgence à Lariboisière, Blaise se mue du jour au lendemain en « homme-machine » plongé dans le coma. Alors la peur s’installe. De le perdre. De voir le bonheur disparaître. S’installe aussi la curiosité fascinée de la narratrice pour ce service spécial – la « réa » – tandis que son existence se détraque et se ranime aussi…

 

Récit intelligent et sensible, exercice de mise à distance du malheur, méditation d’une grande douceur sur le temps et l’espérance, les pouvoirs de l’art et la médecin, les pièges de l’image et les sortilèges de l’imagination, le livre de Cécile Guilbert, traversé de mythes et de contes, est aussi – surtout ? – une lettre d’amour à Blaise.

 

Romancière et essayiste, Cécile Guilbert est l’auteur, aux éditions Grasset, de Warhol Spirit (2008, prix Médicis de l’essai) et de Animaux & Cie (2010, avec Nicolas Guilbert).

 

Sélection d’Annick Geille

 

Cécile Guilbert, Réanimation, Grasset, août 23012, 272 pages, 18 €

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