Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

La sélection (extrait) – Philippe Djian, "Oh…"


EXTRAIT >

 

Je me suis sans doute éraflé la joue. Elle me brûle. Ma mâchoire me fait mal. J'ai renversé un vase en tombant, je me souviens l'avoir entendu exploser sur le sol et je me demande si je ne me suis pas blessée avec un morceau de verre, je ne sais pas. Le soleil brille encore dehors. Il fait bon. Je reprends doucement mon souffle. Je sens que je vais avoir une terrible migraine, dans quelques minutes.

Il y a deux jours, comme j'arrosais mon jardin, un mes- sage inquiétant m'est apparu en levant les yeux vers le ciel. Un nuage, d'une forme très explicite. J'ai regardé autour de moi pour voir s'il s'adressait à d'autres, mais je n'ai vu personne. Et on n'entendait rien, juste moi en train d'arroser, pas une parole, pas un cri, pas un souffle d'air, pas un seul bruit d'engin — et Dieu sait qu'il y a souvent une tondeuse ou un souffleur en action dans les parages.

Je suis sensible, en général, aux interventions du monde extérieur. Je peux rester enfermée plusieurs jours d'affilée, ne pas mettre un seul pied dehors si je perçois un inquiétant présage dans le vol erratique d'un oiseau — si possible accompagné d'un cri perçant ou d'un croassement lugubre — ou encore si un rayon de soleil le soir vient étrangement me frapper en pleine figure en traversant le feuillage ou si je me penche pour donner un peu d'argent à un homme assis sur le trottoir qui soudain m'attrape le bras et me hurle au visage : « Les démons, les visages des démons... mais si je menace de les tuer, là, ils m'obéissent...!! » — l'homme éructait, répétait cette phrase en boucle avec des yeux fous, sans me lâcher et en rentrant, ce jour-là, j'avais fait annuler mon billet de train, oubliant à l'instant le but de mon voyage, n'y attachant plus aucune espèce d'intérêt, pas le moindre, n'étant pas candidate au suicide ni sourde aux avertissements, aux messages et aux signes que l'on m'envoyait.

À seize ans, j'ai loupé un avion à la suite d'une beuverie aux fêtes de Bayonne et cet avion s'est écrasé. J'y ai longuement réfléchi. J'ai alors décidé que dorénavant, j'allais prendre certaines précautions afin de protéger ma vie. J'ai admis que ces choses existaient et j'ai laissé rire ceux qui prenaient le parti d'en rire. Je ne sais pour quelle raison mais les signes venus du ciel m'ont toujours semblé les plus pertinents, les plus impérieux, et un nuage en forme de X — un genre assez rare pour attirer doublement mon attention — ne peut que m'inciter à me tenir sur mes gardes. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Comment ai-je pu relâcher ma vigilance ? Même si c'est un peu — beaucoup ? — à cause de Marty. J'ai tellement honte. Je suis tellement furieuse, à présent. Furieuse après moi. Il y a une chaîne à ma porte. Il y a une maudite chaîne à ma porte, l'ai-je oublié ? Je me relève et je vais la mettre. Je pince un instant ma lèvre inférieure entre mes dents et je reste immobile une minute. En dehors du vase cassé, je ne constate aucun désordre. Je monte me changer. Vincent vient dîner avec son amie et rien n'est prêt.

La jeune femme est enceinte, mais l'enfant n'est pas de Vincent. Je ne dis plus rien, à ce sujet. Je n'ai rien à y gagner. Je n'ai plus la force de me battre avec lui. Ni envie. Lorsque je me suis rendu compte à quel point il ressemblait à son père, j'ai cru devenir folle. Elle s'appelle Josie. Elle cherche un appartement pour Vincent et pour elle, et pour le bébé à venir. Richard a feint de se trouver mal lorsque nous avons évoqué le montant des loyers dans la capitale. Il a marché de long en large en maugréant, comme c'est devenu son habitude. Je vois combien il a vieilli, combien il est devenu sombre en vingt ans. « Quoi, par an ou par mois ? » a-til fait en prenant un air mauvais. Il n'était pas sûr de trouver l'argent. Tandis que moi, je suis censée bénéficier de revenus confortables et réguliers.

Naturellement.


« Tu as voulu un fils, lui dis-je. Souviens-toi. »


Je l'ai quitté car il était devenu insupportable et aujourd'hui, il est plus insupportable que jamais. Je l'encourage à se remettre à fumer ou même à courir afin d'évacuer cette amertume ombrageuse qui l'anime la plupart du temps.


« Excuse-moi, mais va te faire foutre, me dit-il. En tout cas, je suis à sec pour le moment. Je croyais qu'il avait trouvé un job.

— Je ne sais pas. Parlez-en, tous les deux. »


Avec lui non plus, je ne veux plus me battre. J'ai passé plus de vingt ans de ma vie avec cet homme, mais par- fois je me demande où j'en ai trouvé la force.


Je me fais couler un bain. Ma joue est rouge, et même un peu jaune, comme de la terre cuite, et j'ai une petite goutte de sang au coin de la lèvre. Je suis sérieusement décoiffée — la pince qui retenait mes cheveux en a libéré une bonne partie. Je verse des sels dans la baignoire. C'est de la folie car il est déjà cinq heures de l'après-midi et cette fille, Josie, je ne la connais pas très bien. Je ne sais pas trop quoi en penser.


Il fait pourtant une lumière incroyablement belle et douce, tellement éloignée d'une quelconque impression de menace. J'ai tant de mal à croire qu'une telle chose me soit arrivée par un ciel si bleu, par ce si beau temps. La salle de bains est inondée de soleil, j'entends des cris, des jeux d'enfants au loin, l'horizon poudroie, les oiseaux, les écureuils, etc.


C'est tellement bon. Ce bain est miraculeux. Je ferme les yeux. Au bout d'un moment, je ne prétends pas avoir tout effacé, mais j'ai totalement recouvré mes esprits. La migraine attendue ne vient pas. J'appelle le traiteur et je fais livrer des sushis.

J'ai connu pire avec des hommes que j'avais librement choisis.


Je passe l'aspirateur après avoir ramassé les plus gros morceaux du vase, là où je suis tombée — penser que quelques heures plus tôt j'étais couchée là, le cœur bat- tant, me met assez mal à l'aise. Et voilà que, comme je m'apprête à me servir un verre, je reçois un message d'Irène, ma mère, qui a soixante-quinze ans et que je n'ai pas vue — pas plus que je n'ai de ses nouvelles — depuis un mois. Elle prétend qu'elle a rêvé de moi, que je l'appelais à l'aide — alors que je ne l'ai pas appelée du tout.

Vincent ne semble pas tout à fait convaincu par mon histoire. « Ton vélo est en parfait état, me dit-il. C'est quand même curieux. » Je le fixe un instant, puis je hausse les épaules. Josie est écarlate. Vincent vient de lui saisir vivement le poignet et la force à reposer les cacahuètes. Elle a déjà grossi d'une vingtaine de kilos, paraît-il.

Ils ne vont pas du tout ensemble. Richard, qui n'y connaît strictement rien, m'a assuré que ce genre de filles était souvent une affaire au lit — c'est quoi être une affaire au lit ? En attendant, elle cherche un trois-pièces de cent mètres carrés minimum et dans le quartier qui l'intéresse, on ne trouve rien de cette taille à moins de 3000 €.

« J'ai déposé une candidature chez McDonald's, dit-il. Pour voir venir. » Je l'encourage dans cette voie — ou dans quelque chose d'un peu plus valorisant, pourquoi pas ? Une femme enceinte coûte cher à entretenir. « Il vaut mieux que tu le saches », lui ai-je dit aussitôt, avant même qu'il ne me la présente. « Je ne te demande pas ton avis, m'a-til répondu. Je me fous de ton avis. »

Il est comme ça avec moi, depuis que j'ai quitté son père. Richard est un excellent tragédien. Et Vincent son meilleur public. Comme nous sortons de table, il me considère de nouveau d'un œil soupçonneux : « Mais qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce qui ne va pas ? » Je ne cesse d'y penser, bien entendu, ça ne m'a pas quittée durant tout le repas. Je me demande si j'ai été choisie au hasard ou si j'ai été suivie, si c'est quelqu'un que je connais. Leurs histoires de loyers, de chambre pour l'enfant, ne m'intéressent pas, mais j'admire ce qu'ils entreprennent — ce qu'ils tentent —, ce tour qui consiste à faire que leur problème devienne mon problème. Je le fixe un court instant, cherchant à imaginer son expression si je lui racontais ce qui m'est arrivé dans l'après-midi. Mais ça ne fait plus partie de mes attributions. Imaginer les réactions de mon fils n'est plus en mon pouvoir.

« Est-ce que tu t'es battue ?!


— Battue, Vincent ? » Je pouffe légèrement. « Battue ?!

— Tu t'es cognée avec quelqu'un ?


— Oh écoute, ne sois pas stupide. Je n'ai pas l'habitude de me “cogner” avec qui que ce soit. »


Je me lève et vais rejoindre Josie sur la véranda. Il fait bon, mais malgré la fraîcheur du soir, elle s'évente car elle étouffe. Les dernières semaines sont les plus terribles. Je n'aurais recommencé pour rien au monde. Je me serais ouvert le ventre pour mettre fin à mon supplice. Vincent le sait. Je n'ai jamais cherché à embellir cet épisode. J'ai toujours voulu qu'il sache. Et qu'il n'oublie pas. Ma mère a tenu le même discours avec moi et je n'en suis pas morte.

Nous regardons le ciel, sa noirceur étoilée. J'observe Josie du coin de l'œil. Je ne l'ai observée qu'une demi- douzaine de fois et je ne sais pas grand-chose. Elle n'est pas antipathique. Connaissant Vincent, mon fils, je la plains, mais il y a quelque chose de minéral chez elle, de froidement entêté, et j'estime qu'elle peut s'en sortir si elle veut s'en donner la peine. Je sens qu'elle est solide, qu'il y a quelque chose de tapi en elle.

« Alors, c'est pour décembre, lui dis-je. Ça approche.

— Il a raison, dit-elle. Vous êtes toute chamboulée.

— Non, pas du tout, dis-je. Ça va. Il me connaît mal. » Je referme derrière eux. Je fais le tour du rez-de-chaussée armée d'un hachoir à viande, je vérifie les portes et les fenêtres. Je m'enferme dans ma chambre. Quand l'aube commence à l'envahir, je n'ai toujours pas fermé l'œil. Le matin devient bleu, resplendissant. Je file voir ma mère. Dans son salon, je croise un jeune type athlétique mais tout à fait ordinaire.

Je me demande si mon agresseur de la veille ressemblait à ça — je n'ai que le souvenir d'une cagoule avec deux simples trous pour les yeux, et encore, je ne me souviens déjà plus si elle était bleue ou rouge —, s'il ressemblait à ce type à l'air satisfait qui me cligne de l'œil en quittant l'appartement de ma mère.


« Maman, mais combien les payes-tu, mais quelle tristesse !... dis-je. Tu ne pourrais pas changer ? Je ne sais pas, moi, sors avec un intellectuel ou un écrivain. Tu n'as pas besoin d'une espèce d'étalon, je suppose. À ton âge.

— Ça ne m'atteint pas. Je n'ai pas à rougir de ma vie sexuelle. Tu n'es qu'une petite garce. Ton père a raison.
— Maman, on arrête. Ne me parle pas de lui. Il est bien où il est.

— Mais qu'est-ce que tu racontes, ma pauvre fille ?! Bien sûr que non, ton père n'est pas bien où il est. Il devient fou.


— Il est fou. Parle avec son psychiatre. »

Elle m'offre le petit déjeuner. Je crois qu'elle s'est fait refaire quelque chose depuis la dernière fois. Ou juste botoxer ou je ne sais quoi, peu importe. Elle a changé de vie de façon radicale depuis que son mari — qui est aussi malheureusement mon père — est enfermé — même si elle a œuvré pour la bonne cause dans un premier temps. Une vraie dévergondée. Elle a dépensé beaucoup d'argent en chirurgie esthétique, ces dernières années. Parfois, sous certain éclairage, elle me fait peur.

« Très bien. Qu'est-ce que tu veux ?


— Ce que je veux ? Maman, c'est toi qui m'as appelée. »

Elle me considère un instant sans réagir.


Puis elle se penche vers moi et me dit : « Réfléchis bien, avant de me répondre. Ne me réponds pas à la légère. Réfléchis bien. Que dirais-tu si je me remariais ? Réfléchis bien.


— Je te tuerais, c'est bien simple. Pas besoin de réfléchir. »


Elle secoue doucement la tête, croise les jambes, allume une cigarette.


«Tu as toujours souhaité une version aseptisée du monde, me dit-elle. Le sombre, l'anormal, t'a toujours fait peur.


— Je te tuerais. Inutile de me sortir ton charabia. Tu es prévenue. »


J'ai fermé les yeux, jusque-là. Certes, son appétit sexuel m'a toujours étonnée, et je ne le cautionne pas — mieux que ça : il me répugne assez — mais j'ai décidé de me montrer ouverte et libre d'esprit sur ce point. Si c'est sa façon de s'en sortir je l'accepte — sans chercher à en connaître les détails. Très bien. Cependant, lorsque l'affaire prend une tournure un peu trop sérieuse et que nous risquons d'avancer sur un terrain glissant, comme c'est le cas avec cette histoire de mariage, ma foi j'interviens. Qui est l'heureux élu cette fois ? Qui a-telle rencontré ? Qui donc est ce Ralf — le bougre a un nom — qui apparaît dans le champ et l'assombrit ?


J'ai écarté un avocat qui se prétendait fou d'elle en déclarant qu'elle était porteuse du virus, puis un directeur d'agence en lui racontant la vérité sur notre histoire — qui jette aussitôt un froid — et encore ne l'avaient-ils pas demandée en mariage.
Je ne pense pas pouvoir tolérer quelque chose d'aussi grotesque. Une femme de soixante-quinze ans. Son union, les fleurs, la lune de miel. Elle ressemble à ces vieilles actrices terrifiantes, entièrement replâtrées, aux seins remontés — 5 000 € la paire —, à l'œil brillant, violemment bronzées.

« J'aimerais savoir qui va payer mon loyer durant les années qui viennent, finit-elle par soupirer. J'aimerais que tu me le dises.


— Moi, bien sûr. C'est ce que j'ai toujours fait, non ? »

Elle sourit, bien qu'elle soit visiblement très contrariée.

« Tu es d'un tel égoïsme, Michèle. C'est effrayant. »


Je beurre les toasts qui viennent de sauter du grille-pain. Je ne l'ai pas vue depuis un bon mois et j'ai déjà envie de partir.


«Imagine qu'il t'arrive quelque chose», dit-elle. J'ai envie de lui répondre que c'est un risque à courir.


Je couvre un toast de confiture de framboises. Abondamment. Exprès. Difficile de ne pas s'en mettre plein les mains, et je le lui tends. Elle hésite. On dirait des grumeaux de sang. Elle fixe la chose un instant et elle me dit :


« Je crois qu'il n'en a plus pour longtemps, Michèle. Je crois qu'il faut que tu le saches. Ton père n'en a plus pour très longtemps.

— Eh bien, bon débarras. C'est tout ce que j'ai à dire.

— Tu n'es pas obligée d'être si dure, tu sais... Ne fais pas quelque chose que tu regretteras toute ta vie.


— Quoi ? Je vais regretter quoi ? Est-ce que tu délires ?

— Il a payé. Il est en prison depuis trente ans. C'est loin.

— Je ne dirais pas ça. Je ne dirais pas que c'est loin. Comment peux-tu sortir de telles énormités ? C'est loin. Tu trouves que c'est loin, toi? Tu veux des jumelles ? » J'en ai les larmes qui me montent aux yeux, comme si je venais d'avaler une cuillerée de moutarde forte. « J'ai pas l'intention d'y aller, maman. J'ai pas du tout l'intention d'y aller. Ne te fais pas d'illusions là- dessus. Il est mort depuis longtemps pour moi. »

Elle me glisse un regard plein de reproche puis se détourne vers la fenêtre. « Je ne sais même pas s'il me reconnaît encore. Mais il demande après toi.


— Ah bon ? Et qu'est-ce que ça peut bien me faire ? Que veux-tu que ça me fasse ? Depuis quand lui sers- tu de facteur ?

— N'attends pas. C'est tout ce que j'ai à dire : n'attends pas.


— Écoute, je ne mettrai jamais un pied dans cette prison. Aucune chance pour que je lui rende visite. Il commence à s'évanouir dans mon esprit et j'aimerais qu'il finisse par en disparaître totalement, si possible.

— Comment peux-tu dire ça ? C'est terrible de dire ça.

— Ah, épargne-moi ces salades, s'il te plaît. Par pitié. Ce démon a gâché nos vies, non ?

 

© Gallimard

© Photo : Laurent Hini

 


QUATRIÈME DE COUVERTURE >

 

« Décembre est un mois où les hommes se saoulent - tuent, violent, se mettent en couple, reconnaissent des enfants qui ne sont pas les leurs, s'enfuient, gémissent, meurent... »

"Oh... " raconte trente jours d'une vie sans répit, où les souvenirs, le sexe et la mort se court-circuitent à tout instant.

 

Philippe Djian est l'auteur de douze romans aux Éditions Gallimard. Les trois derniers s'intitulent Impardonnables, Incidences, et Vengeances.

 

Sélection Annick Geille

 

Philippe Djian, "Oh…", Gallimard, août 2012, 240 pages, 18,50 €

 

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