Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Vassilis Alexakis. Extrait de "L’Enfant grec"


EXTRAIT >

 

J’aimerais garder un souvenir de ces jours un peu longs et un peu tristes. Je me vois en train de sortir de l’hôtel Perreyve avec mes béquilles. Je tourne à gauche, puis encore à gauche dans la rue de Fleurus et je me dirige tout doucement vers le jardin du Luxembourg qui est à moins de cent mètres. Je ne sais pas pourquoi le jardin porte ce nom. L’hôtel doit le sien à un abbé qui a œuvré autrefois dans le quartier.

C’est l’abbé qui a construit l’hôtel pour accueillir des filles perdues, ai-je suggéré au gérant, un homme frêle au visage étroit et à la chevelure épaisse. Il ne les faisait pas payer, mais les obligeait à réciter des prières. Certaines chambres étaient à cinquante Ave par jour, d’autres, comme celle que j’occupe, à cent dix, avec le petit déjeuner compris.

Il a eu un sourire un peu fatigué.

Quel genre de livres écrivez-vous ? m’a-t-il demandé d’une voix éteinte.

Il m’est venu l’idée qu’il ne connaissait pas ses parents, qu’il avait été volé à la naissance par un triste individu qui l’a vendu plus tard à un vieux saltimbanque, directeur d’une troupe d’animaux savants.

Des romans d’aventures, ai-je répondu sans hésitation.

Les gens que je croise marchent beaucoup plus vite que d’habitude. Pourquoi sont-ils si pressés ? On dirait qu’ils doivent régler toutes leurs affaires avant la fin du jour, qui survient tôt en cette période de l’année. Ils ne regardent pas autour d’eux, ils ont les yeux rivés sur l’autre bout de la rue où passe le boulevard Raspail. J’ai habité autrefois boulevard Raspail. Le quartier ne m’est pas inconnu, il ne m’est pas familier non plus. Je ne fréquentais pas le jardin du Luxembourg à l’époque. Mes enfants n’étaient pas encore nés.

Le trottoir n’est pas assez large pour que je puisse me tenir bien à l’écart des passants, qui filent comme des météorites. Le moindre heurt pourrait me faire tomber. J’ai l’impression de cheminer au milieu d’une tempête de météorites. Même les chiens m’inspirent des inquiétudes. Ils paraissent intrigués par mes béquilles en tubes chromés, peut-être parce qu’elles ressemblent à des pieds de tables de cuisine. « Je suis une table qui fait peu à peu son chemin », pensé-je. Mes cannes sont presque aussi légères que celles des aveugles, hélas elles ne me permettent de faire aucun bruit car elles sont chaussées de gros patins en caoutchouc. Elles sont surmontées de gaines bleues qui soutiennent mes bras. Je préférerais disposer de béquilles de bois, qui sont plus lourdes et plus hautes, et que je pourrais bloquer sous mes aisselles. Malheureusement, on n’en trouve plus dans le commerce. À Néa Philadelphia, dans la banlieue d’Athènes où mes parents ont déménagé quand j’avais quatorze ans, je voyais parfois un unijambiste armé de tels bâtons. Je crois qu’ils portaient à leur sommet un coussinet. Était-ce un invalide de guerre ? Je suis né à la fin de la guerre de 40. Je pense également à Long John Silver, le méchant pirate de L’Île au trésor, qui est amputé d’une jambe. Il n’utilise, lui, qu’une seule béquille, qui lui sert parfois à corriger le jeune héros du roman. Comment s’appelle ce garçon ? J’ai oublié son nom, il fut pourtant un de mes meilleurs amis.

Je marchais relativement vite avant mon opération. J’éprouvais même de l’agacement lorsqu’une personne âgée, recroquevillée sur son cabas à roulettes, m’obligeait à ralentir ma marche. Il m’est arrivé de penser que les vieux ne devraient être autorisés à sortir que tôt le matin, comme les éboueurs. Je n’étais pas néanmoins aussi agité que les piétons d’aujourd’hui. Que leur est-il arrivé durant mon séjour à l’hôpital d’Aix ?

À présent je ne parviens à doubler que les pigeons qui marchent au bord du trottoir. Ils ne s’intéressent guère, eux, à mes béquilles. En revanche ils paraissent étonnés par leur propre reflet, tel qu’il apparaît sur la carrosserie des voitures en stationnement. Ils s’immobilisent pour mieux le voir, ou pour s’assurer qu’il s’arrêtera aussi. Ils sont en train de découvrir le mot « reflet ».

Mon handicap m’oblige à regarder bien plus attentivement que je ne le faisais par le passé les vitrines des magasins et les façades des immeubles. Je suis devenu une sorte d’inspecteur des rues. Je connais par cœur les titres des ouvrages exposés chez un libraire de livres anciens, je pourrais décrire la plupart des bijoux fantaisie présentés dans une autre vitrine. J’ai repéré une nymphe en stuc au-dessus de l’entrée de l’immeuble qui porte le numéro 23, et un satyre aux oreilles pointues et aux yeux exorbités qui habite de l’autre côté de la rue, au 10.

Je regarde souvent par terre pour éviter tout obstacle susceptible de me faire trébucher. J’ai trouvé un jour une pièce de cinquante centimes. Ne pouvant la ramasser, je me suis résigné à la repousser en direction d’un clochard qui a élu domicile entre une porte cochère et le café-tabac. Il se tient là assis, la tête enfouie entre ses jambes repliées. On pourrait le prendre pour un animal, car il est coiffé d’un bonnet à longs poils et habillé de peaux. Sa nature d’être humain n’est trahie que par ses pieds, bien visibles à travers les fentes de ses chaussures. Il me fait songer à Robinson Crusoé. « Pauvre Robinson ! pensé-je. Tu aurais dû rester dans ton île. » Il ne se fait apparemment aucune illusion sur la générosité des passants car il n’a prévu aucun récipient pour recevoir leur obole.

Un présentoir de cartes postales où figurent les monuments de Paris sépare l’homme de l’entrée du café. Je m’arrête quelques instants devant ces images qui me faisaient rêver quand j’habitais Callithéa, le quartier où je suis né. J’ai l’illusion que pas un jour ne s’est écoulé depuis, que je feuillette encore l’album sur Paris que possédaient mes parents. Je n’ignorais pas que ces somptueux édifices étaient construits sur un labyrinthe de catacombes, de carrières et d’égouts infestés de rats. J’avais lu en version abrégée dans la collection des « Classiques illustrés » bien des romans qui faisaient état de cette fourmilière, comme Les Misérables et Les Mystères de Paris. Il me reste de cette époque lointaine une certaine curiosité pour le Paris souterrain, que je n’ai jamais eu l’occasion de satisfaire.

Le café, qui porte le même nom que la rue, dispose d’une rangée de tables le long de sa devanture qui rendent le trottoir encore plus exigu à cet endroit. Elles sont occupées par des fumeurs invétérés qui allument une cigarette après l’autre. Ils ne sont pas très bavards. La fumée qu’ils exhalent complète leurs propos, nuance leur pensée, admet leurs incertitudes. Fumer est une façon d’avouer qu’on ne connaît pas les réponses. Il arrive toutefois que des bribes de conversations me parviennent aux oreilles, que je n’aurais sans doute pas saisies si je marchais normalement. J’ai entendu un monsieur qui fumait la pipe évoquer la grotte préhistorique de Gargas dont les parois sont couvertes d’empreintes de mains.

Pourquoi peut-on éprouver le besoin de laisser de telles traces ? lui a demandé sa voisine qui fumait aussi.

J’ai été obligé d’avancer car je bloquais le passage. Je n’ai pas su où se trouve Gargas.

Est-ce qu’ils fumaient, les héros des romans que je lisais enfant et adolescent ? Je suis à peu près certain que ni le comte de Monte-Cristo, ni Tarzan, ni Georges Azur, le vaillant garçon qui se bat à Athènes contre les forces d’occupation nazies, ne fument. Pour Long John Silver je suis moins sûr. Est-ce cet exécrable individu qui m’aurait donné le goût du tabac ? Les personnages de roman n’ont pas été moins présents dans ma vie que les gens de ma famille. Le fait est que je continue de fumer, malgré les recommandations du chirurgien qui m’a opéré. Le seul moyen de me défaire de cette habitude serait peut-être d’acquérir un perroquet comme celui de Long John Silver, qui, perché sur mon épaule, me répéterait inlassablement :

 Éteins ta pipe ! Éteins ta pipe !

Superman ne fume certainement pas. S’il se mettait à fumer il perdrait à coup sûr la capacité de s’envoler. Le métier de héros exige une certaine hygiène de vie, comme chez les athlètes de haut niveau. « Toutes mes habitudes sont mauvaises. »

 

© Stock

© Photo : Philippe Matsas/Opale/Éditions Stock

 

 


QUATRIÈME DE COUVERTURE >

 

Le sujet de ce roman est le roman lui-même. Il se déroule en majeure partie dans le jardin du Luxembourg à Paris, lieu éminemment romanesque qui se souvient des trois mousquetaires et du cardinal de Richelieu, de Lucien de Rubempré récitant ses poésies entre deux tilleuls, de Jean Valjean et de Cosette. Il se souvient en fait de tous les héros de la littérature, de Don Quichotte à Tarzan, puisqu’ils habitent tous, sous forme de poupées, le théâtre de marionnettes qu’il abrite. C’est dire que le narrateur, un homme provisoirement handicapé, obligé de marcher avec des béquilles et dont l’existence se limite à de petites promenades, n’a pas le temps de s’ennuyer : en dehors des héros de son enfance qu’il retrouve dans le jardin, il fait la connaissance de personnages qui, eux, ont l’air bien réels, comme Marie-Paule qui garde les toilettes, les deux sœurs qui dirigent le théâtre de marionnettes, Ricardo, un SDF d’origine italienne, M. Jean, un ancien bibliothécaire du Sénat, Charles, un critique littéraire à la retraite, Constantin, un jeune poète grec. Mais la frontière entre la réalité et la fiction s’estompe peu à peu, au point que l’auteur en vient à s’interroger sur sa propre identité : a-t-il vraiment besoin de ses béquilles ? Les cris de protestation des jeunes Athéniens réunis place de la Constitution contre les mesures d’austérité imposées à leur pays lui rappellent néanmoins que son histoire, vraie ou fausse, a commencé en Grèce.

 

Vassilis Alexakis a publié entre autres Paris-Athènes, La Langue maternelle (prix Médicis 1995), Les Mots étrangers, Ap. J.-C. (Grand Prix du roman de l’Académie française 2007) et Le Premier Mot. L’Enfant grec est son quatorzième roman.

 

Sélection d’Annick Geille

 

Vassilis Alexakis, L’Enfant grec, Stock, août 2012, 320 pages, 20 €

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