Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean Echenoz. Extrait de "14"


EXTRAIT >

 

Comme le temps s’y prêtait à merveille et qu’on était samedi, journée que sa fonction lui permettait de chômer, Anthime est parti faire un tour à vélo après avoir déjeuné. Ses projets : profiter du plein soleil d’août, prendre un peu d’exercice et l’air de la campagne, sans doute lire allongé dans l’herbe puisqu’il a fixé sur son engin, sous un sandow, un volume trop massif pour son porte-bagages en fil de fer. Une fois sorti de la ville en roue libre, pédalé sans effort sur une dizaine de kilomètres plats, il a dû se dresser en danseuse quand une colline s’est présentée, se balançant debout de gauche à droite en commençant de suer sur son engin. Ce n’était certes pas une grosse colline, on sait jusqu’où montent ces hauteurs en Vendée, juste une légère butte mais assez saillante pour qu’on pût y bénéficier d’une vue.

Anthime arrivé sur cette éminence, un coup de vent tapageur s’est brutalement levé qui a manqué faire s’enfuir sa casquette puis déséquilibrer sa bicyclette – un solide modèle Euntes conçu par et pour des ecclésiastiques, racheté à un vicaire devenu goutteux. Des mouvements d’air d’une aussi vive, sonore et brusque ampleur sont plutôt rares en plein été dans la région, surtout sous un soleil pareil, et Anthime a dû mettre un pied à terre, l’autre posé sur sa pédale, le vélo légèrement penché sous lui pendant qu’il revissait la casquette sur son front dans le souffle assourdissant. Puis il a considéré le paysage autour de lui : villages éparpillés alentour, champs et pâturages à volonté. Invisible mais là, vingt kilomètres à l’ouest, respirait aussi l’océan sur lequel il lui était arrivé d’embarquer quatre ou cinq fois même si, ne sachant guère pêcher, Anthime n’avait pas été bien utile aux camarades ces jours-là – sa profession de comptable l’autorisant quand même à tenir le rôle toujours bienvenu de relever et dénombrer les maquereaux, merlans, carrelets, barbues et autres plies au retour à quai.

Nous étions au premier jour d’août et Anthime a laissé traîner un coup d’œil sur le panorama : depuis cette colline où il se trouvait seul, il a vu s’égrener cinq ou six bourgs, conglomérats de maisons basses agglutinées sous un beffroi, raccordés par un fin réseau routier sur lequel circulaient moins de très rares automobiles que de chars à bœufs et de chevaux attelés, transportant les moissons céréalières. C’était sans doute un plaisant paysage, quoique momentanément troublé par cette irruption venteuse, bruyante, vraiment inhabituelle pour la saison et qui, contraignant Anthime à maintenir sa visière, occupait tout l’espace sonore. On n’entendait rien d’autre que cet air en mouvement, il était quatre heures de l’après-midi.

Comme ses yeux passaient distraitement de l’un à l’autre de ces bourgs, est alors apparu à Anthime un phénomène inconnu de lui. Au sommet de chacun des clochers, ensemble et d’un seul coup, un mouvement venait de se mettre en marche, mouvement minuscule mais régulier : l’alternance régulière d’un carré noir et d’un carré blanc, se succédant toutes les deux ou trois secondes, avait commencé de se déclencher comme une lumière alternative, un clignotement binaire rappelant le clapet automatique de certains appareils à l’usine : Anthime a considéré sans les comprendre ces impulsions mécaniques aux allures de déclics ou de clins d’œil, adressés de loin par autant d’in- connus.

Puis, s’arrêtant aussi net qu’il avait surgi, le grondement enveloppant du vent a soudain laissé place au bruit qu’il avait jusqu’ici couvert : c’étaient en vérité les cloches qui, venant de se mettre en branle du haut de ces beffrois, sonnaient à l’unisson dans un désordre grave, menaçant, lourd et dans lequel, bien qu’il n’en eût que peu d’expérience car trop jeune pour avoir jusque-là suivi beaucoup d’enterrements, Anthime a reconnu d’instinct le timbre du tocsin – que l’on n’actionne que rarement et duquel seule l’image venait de lui parvenir avant le son.

Le tocsin, vu l’état présent du monde, signifiait à coup sûr la mobilisation. Comme tout un chacun mais sans trop y croire, Anthime s’y attendait un peu mais n’aurait pas imaginé que celle-ci tombât un samedi. Sans aussitôt réagir, il est resté moins d’une minute à écouter les cloches se bousculer solennellement puis, redressant son engin et posant le pied sur sa pédale, il s’est laissé glisser le long de la pente avant de prendre la direction de son domicile. Un cahot brusque et, sans qu’Anthime s’en aperçût, le gros livre est tombé du vélo, s’est ouvert dans sa chute pour se retrouver à jamais seul au bord du chemin, reposant à plat ventre sur l’un de ses chapitres intitulé Aures habet, et non audiet.

Dès son entrée en ville, Anthime a commencé de voir les gens sortir de leurs maisons et s’assembler par lots avant de converger vers la place Royale. Les hommes avaient l’air nerveux, fébriles dans la chaleur, se tournaient en s’interpellant, faisaient des gestes gauches et plus ou moins sûrs d’eux. Anthime est passé ranger son vélo chez lui avant de rallier le mouvement général confluant à présent de toutes les artères vers la place où s’agitait une foule souriante, brandissant drapeaux et bouteilles, gesticulant et se pressant, laissant à peine d’espace aux voitures à chevaux qui déjà transportaient des groupes. Tout le monde avait l’air très content de la mobilisation : débats fiévreux, rires sans mesure, hymnes et fanfares, exclamations patriotiques striées de hennissements.

De l’autre côté de la place où se tenait un marchand de soieries, au coin de la rue Crébillon et par-delà cette affluence animée, rouge de ferveur et de sueur, Anthime a distingué la silhouette de Charles dont il a tenté de croiser, à distance, le regard. N’y parvenant pas, il a entrepris de se frayer un chemin vers lui parmi les personnes. Semblant se tenir en marge de l’événement, vêtu comme dans son bureau à l’usine d’un costume ajusté sur une étroite cravate claire, Charles posait son regard inaffectif sur la presse, son appareil photo Rêve Idéal de chez Girard & Boitte pendu comme d’habitude à son cou. Avançant dans sa direction, Anthime a dû se forcer à se raidir et se détendre en même temps, tâche antinomique mais nécessaire pour vaincre l’espèce d’embarras intimidé que la présence de Char- les, quoiqu’il advînt, faisait naître en lui. L’autre l’a regardé à peine en face, déviant ses yeux vers la chevalière qu’Anthime portait au petit doigt.

Tiens, a dit Charles, c’est nouveau. Et tu la portes à la main droite, alors. Ça se met plutôt à gauche en général. Je sais, a reconnu Anthime, mais ce n’est pas pour faire joli, c’est mon poignet qui me fait mal. Ah oui, a condescendu Charles, et ça ne te gêne pas pour serrer la main des gens. J’en serre très peu, a indiqué Anthime, et puis je te dis, c’est pour ces douleurs que j’ai à droite dans le poignet, ça les calme. C’est un peu lourd mais ça marche bien. C’est une chose magnétique, si tu veux. Magnétique, a répété Charles dans un atome de sourire, expirant un autre atome d’air par le nez, secouant la tête en haussant une épaule et détour- nant les yeux – ces cinq motions en une seconde, et Anthime s’est encore senti humilié.

Alors, a-t-il essayé d’enchaîner en désignant du pouce un groupe qui agitait des pancartes, tu en penses quoi. C’était inévitable, a répondu Charles, clignant l’un de ses yeux froids pour coller l’autre à son viseur, mais c’est l’affaire de quinze jours tout au plus. Ça, s’est permis d’objecter Anthime, je n’en suis pas si sûr. Eh bien, a dit Charles, nous verrons cela demain.

 

© Les Éditions de Minuit

© Photo : DR/Les Éditions de Minuit

 

 


QUATRIÈME DE COUVERTURE >

 

Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d’entre eux. Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état.



Sélection d’Annick Geille

 

Jean Echenoz, 14, Éditions de Minuit, septembre 2012, 128 pages, 12,50 €



> Lire la critique de Loïc Di Stefano

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