Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Alexandre Soljénitsyne. Extrait de "La Confiture d’abricots et autres récits"


> EXTRAIT

 

Au hameau de Jéliabouga

 

Nous quittons la voiture. Les responsables de l’administration restent dans la leur, ils ne viennent pas nous importuner dans nos souvenirs.

En bas voici l’étang, un lieu qui attire le regard.


Nous descendons vers l’eau.


La rive est drapée d’une herbe drue, coupante.


Un cheval efflanqué erre seul, sans bride, comme s’il n’avait pas de maître. Il semble mélancolique.


Un peu à l’écart, un squelette de chevrons et lattis – serait-ce une cahute ? – tout de guingois.


Une eau stagnante, comme depuis de longues années. L’éclatante verdure de mai qui la borde la fait paraître plus bleue qu’elle n’est. Sur l’eau, une branche de bois mort, sans mouvement, des feuilles parsemées datant apparemment de l’année écoulée ? Il n’y en a pas encore de nouvelles. Personne ne se baigne plus ici.

Sur le ruisseau – une passerelle faite de dosses. Quatre ou cinq pilots : de quoi se cramponner.

Tiens, voilà du muguet. Qui en a besoin, qui le remarque ?

Nous en cueillons chacun un brin.


D’un pas lent, nous remontons à nouveau la pente, cette fois nous poussons plus loin, tout en haut. Nous dépassons le chariot...

Et l’endroit où Andreïachine...


Trois isbas d’affilée. L’une, blanchie à la chaux, plus propre.

Quant aux deux autres, on se demande comment, avec leurs vieux rondins grisâtres, elles tiennent encore debout. Des toits à bardeaux, déjetés, délavés. On dirait de vilaines remises.

Un chien jappe faiblement. Ce n’est pas après nous.


Des poules passent à la recherche de quelques grains.


Mais pas âme qui vive.


Derrière ces isbas, à nouveau un terrain vague ; puis là, isolée, quelque chose qui n’est même pas une remise, une construction assemblée à la hâte : des murs revêtus de plaques d’ardoise mal dégrossies, et, par-dessus, une plaque de tôle ondulée ; toute de traviole, déjà, soutenue par deux billettes. On ne voit pas bien à quoi, à qui elle peut servir.

Dans le ciel – quel silence ! Sans doute aucun avion ne passe jamais par ici, le bruit des moteurs est bien oublié, tout comme celui des obus.

Alors que, dans le temps, qu’est-ce que ça tonnait...

Attachée par une longue corde à un pieu, une vache en train de paître ; à notre approche elle prend peur, se jette de côté.

Nous montons vers les isbas, plus haut.

Là, entre deux bouleaux voisins, une traverse a été clouée en guise de banc, renforcée au milieu par un étai. Sur ce banc, deux paisibles vieilles, chacune adossée à un bouleau, tenant chacune un bâton noueux écorcé.

Toutes deux portent sur la tête un épais fichu et sont vêtues d’habits sombres et chauds.

Elles sont assises sous les arbres, les feuilles des bouleaux sont encore menues ; du fait de la verdure encore rare, toutes deux sont en pleine lumière, au chaud.

Celle de gauche, au fichu gris sombre, couverte d’une sorte de vareuse, a improvisé avec de la feutrine ou quelque autre tissu un semblant de paire de chaussures. Pour temps sec, sans nul doute. Elle s’agrippe des dix doigts à l’extrémité supérieure de son bâton écorcé, et l’appuie contre sa joue.

Les deux vieilles ont le visage raviné, le menton saillant enserré entre les joues tombantes, les yeux eux aussi enfoncés dans leurs demi-fosses – rien ne permet de dire si elles nous voient ou pas. Elles n’ont pas esquissé le moindre mouvement.

La seconde, au fichu de couleur, tient ferme, elle aussi, son bâton et l’appuie contre son menton.

« Bonjour, grand-mères ! » faisons-nous gaillardement à deux voix.

Non, elles ne sont pas aveugles, elles nous ont vu approcher. Sans desserrer les doigts, elles nous répondent :

« Bonjour, vous.


– Vous habitez ici depuis longtemps ? »


Celle au fichu sombre répond :


« Ici ? Depuis toujours, depuis que nous sommes nées.

– Et pendant la guerre, quand les nôtres sont arrivés ?

– Là itou.


– Vous êtes de quelle année, ma brave mère ? »


La vieille réfléchit :

« Ça doit m’faire quatre-vingt et quatre bien sonnés.


– Et vous, brave mère ? »


Son fichu à elle est tout flétri : par endroits, du bleu ou du rose délavé. Elle ne porte pas de vareuse, mais une sorte de méchant manteau de peluche élimée. Aux pieds, non, pas de chiffons, mais des chaussures montantes.

Elle détache le bâton de son menton et lâche distinctement :


« Je suis de 23. »


Incroyable ! fais-je presque à voix haute. Et nous qui leur disons «grand-mères», «braves mères», oubliant de nous regarder, comme si nous étions de la première jeunesse.

Je me reprends.


« Je suis donc de cinq ans votre aîné. »


Son visage est en plein soleil ; ses joues rosissent sous l’effet de la chaleur.


En plein soleil, mais elle ne plisse pas les yeux : serait-ce parce qu’ils sont enfoncés et que ses paupières sont bouffies ?


« Tu n’en as vraiment pas la mine, fait-elle en remuant les lèvres. Nous, à soixante-dix ans qu’on ne marchait déjà plus, qu’on se traînait. »


Elle laisse apparaître tout en parlant ses dents du bas, mais il n’y en a plus, hormis deux chicots jaunasses.


« Moi aussi j’en ai vu, dans ma vie », lui dis-je.


Pourtant, je me sens comme coupable envers elle.


Ses lèvres se teintent à leur tour de rose et sourient avec bonté :

« Dieu fasse que tu vives encore des années !


– Et comment tu t’appelles ? »


Dans un susurrement :
« Iskiteïa. »


Mon cœur se serre.


« Et ton patronyme ? »

Que vient faire ici le patronyme ? Celle d’alors était bien ma cadette de cinq ans.

« Afanassievna. »


Avec un brin d’émotion :


« C’est nous qui vous avons libérés. Je me souviens même de

vous. En contrebas il y avait une cave, vous vous y êtes réfugiée. »

Mais ses yeux errent dans la brume des ans :


« Tant de gens comme vous sont passés par là ! »


J’hésite. Étrangement, je voudrais lui communiquer quelque chose de la joie de ce temps là – mais de quelle joie pourrait-il être question, si ce n’est celle de la jeunesse ? Je répète stupidement :

« Je me souviens de vous, Iskiteïa Afanassievna, je me souviens bien... »

Son visage raviné est éclairé par le doux soleil ; sa façon de parler a les accents chaleureux de l’âge.

Et, de cette voix-là :


« Moi, même que le nécessaire, je l’oublie. »


Elle soupire.


Celle au fichu sombre est plus amère.


« Nous, on n’intéresse plus personne. Ce qu’il nous faudrait, c’est nous procurer du bon pain. »


Silence alentour. Les oiseaux pépient dans les bouleaux. Oh, le doux, le bon soleil !


De sous ses paupières gonflées, avec ce qui lui reste de vue affaiblie, Iskiteïa cherche à me dévisager. Voit-elle encore distincte- ment, est-elle dans le brouillard ?

« Pourquoi vous êtes venus nous voir ? Seriez-vous des oiseaux de bon augure ? »

L’autre :

« Des fois que vous pourriez aider à arranger notre petite vie de tous les jours ? »

Nous échangeons un regard avec Vitia : qu’y faire ?

– Non, nous ne sommes que de passage, nous visitons les lieux que nous avons connus jadis.

– Mais vos autorités responsables se trouvent là également. Peut-être qu’elles pourraient... »

Celle au fichu sombre, se ramassant :


« Où ça ?
– Mais là, quelque part... »


Tout près, un coq se met à chanter à plein gosier. Le chant du coq, quoi qu’il se passe autour, est toujours riche, joyeux, prometteur de vie.

Mais nous... sommes-nous concernés ? On continue ?

Nous faisons nos adieux, remontons plus haut et dépassons la crête.

Mais nous en avons gros sur le cœur.

« Notre hameau est resté dans la mouise », fait Vitia avec son accent si particulier.

Comme il l’a toujours été.

« Oui, de nos jours, on ne peut rien pour les gens, ou guère plus qu’avant... »

De tous côtés, le paysage est à découvert. Mokhovoïé n’est plus très loin ; à ses abords, de nombreuses constructions récentes.

Plus à droite, vers la seconde rue, broutillent cinq ou six brebis, sans personne autour.

Nous nous asseyons sur un tertre. Nous regardons devant nous.

« C’est là que se trouvait notre poste avancé. Comment se fait-il qu’il ait été épargné, ce jour-là ?

– Et dans la nuit, que de repérages effectués ! Que de pièces détruites !

– Pourtant, au matin, on nous a de nouveau déplacés.

– Vaine bougeote du commandement ! Ici, on aurait fait bien plus : à quoi bon nous avoir fourrés du côté de Podmaslovo ?

– Nous n’irons pas à Podmaslovo ?


– Sans doute pas. Le temps nous manque. »


Nous restons assis ; le brave soleil nous chauffe par derrière l’épaule gauche.


À les aider, on n’en tirera d’affaires aucune. C’est tout le dispositif du pays qu’il faudrait assainir.

Qui le ferait ? Des hommes qui en seraient capables, on n’en voit guère.

Il y a longtemps qu’il n’y en a plus en Russie.


Il y a longtemps.


Nous restons assis.


« Et quel imbécile j’étais, Vitia ! Tu te souviens : je te parlais de révolution mondiale!? Toi, tu connaissais notre campagne à fond... »

Vitia est modeste. On aura beau le louer, il ne crâne pas. La vie a eu beau le trimballer à travers de bien sévères épreuves, il est resté le même, avec son sourire patient.

 

© Fayard

© Photo : De Keerle-Le Segretain Sygma/Corbis

 


QUATRIÈME DE COUVERTURE >

 

À propos de ce recueil, Natalia Dmitrievna, veuve du Prix Nobel de littérature, précise : « L’idée de composer des récits “binaires”, en deux parties, était venue depuis longtemps à l’esprit de mon mari, mais il lui était impossible de s’y atteler avant d’en avoir terminé avec l’épopée historique de la Roue rouge. Il commença à rédiger ces histoires dans la première moitié des années 1990, qui coïncident avec notre retour chez nous, en Russie. Chacun de ces récits fut publié en russe sitôt écrit. »

Sept d’entre eux ont paru en français en ordre dispersé dans trois petits volumes intitulés Nos jeunes, Ego, Deux récits de guerre. Deux restaient inédits. Le présent volume regroupe les neuf.
Le principe en est simple : chaque texte se subdivise en deux parties distinctes qui se font écho par un thème commun, mais dissociées par un intervalle de temps, une rupture dans le mode narratif, une anecdote tout à fait différente. Ces brefs chefs-d’œuvre montrent des scènes de la vie soviétique à diverses époques et explorent les ressorts de l’âme humaine – élévation, ruse, servilité, déchéance – au pays du socialisme réel.

 

Figure emblématique de la dissidence sous le régime soviétique, Prix Nobel
de littérature, Alexandre Soljénitsyne (1918-2008), après avoir bouclé ses deux grandes entreprises, la Roue rouge et l’Archipel du Goulag, et tout en poursuivant la rédaction de ses mémoires, avait renoué avec le genre court, notamment avec ces récits, réunis pour la première fois ici.

 

Sélection d’Annick Geille

 

Alexandre Soljénitsyne, La Confiture d’abricots et autres récits, traduits du russe par Geneviève et José Johannet, Lucile Nivat, Nikita Struve, Fayard, août 2012, 414 pages, 22 €

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