Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Mo Yan, prix Nobel 2012 de littérature

Fin connaisseur de la Chine et de sa littérature, Ernest Campt analyse pour Le Salon Littéraire l’attribution du prix Nobel à Mo Yan.

 

Il n’y a pas de grand pays sans grande littérature. N’y aurait-il pas de grande littérature sans grand pays ? Il fallait en effet la Chine, dans son immensité, sa brutalité, sa générosité aussi, son exubérance, sa cruauté encore, il fallait un pays grand comme la Chine, avec ses paysans, ses soldats, de longs voyages en train à travers ses paysages boueux, son histoire, sa révolution culturelle, il fallait un pays qui tremble et fait trembler le monde pour donner au monde un écrivain comme Mo Yan.

 

Mo Yan est le pseudonyme emprunté par un ancien soldat de l’Armée populaire de libération, né en 1955 d’une famille de paysans du Shandong qui a connu la faim pendant le Grand Bond en avant, puis la faim et la peur lors de la Révolution culturelle, avant de connaître l’espoir quand il a été admis à l’Université de Pékin, et l’espoir et la joie quand une revue littéraire publie sa première nouvelle. C’était en 1981. Mo Yan a toujours été très humble. « Mo Yan », en chinois, signifie « Sans Parole ». A voir ensuite si l’on traduit par « sans voix », ou « sans grand discours ».

 

« Sans parole », mais pas sans mots. En effet, Mo Yan est un écrivain prolixe et généreux. Il est le digne héritier de la grande tradition du roman chinois populaire, lui-même issu de la celle des conteurs, avec des dizaines de personnages et des histoires familiales et individuelles croisées, entrecroisées de l’histoire d’un pays. Il serait facile d’écrire que Mo Yan est la voix des sans-voix, tant il fait vivre l’histoire des Chinois normaux, ceux qui ne sont pas des héros de la révolution, ni de grands apôtres d’idéaux, mais qui vivent, comme ils le peuvent, comme nous le pouvons tous. Mo Yan sait à merveille retranscrire leur langage, avec un réalisme plus vrai que nature. Mais l’art littéraire de Mo Yan n’est pas cantonné à dire la réalité sociale et historique de la population chinoise au XXe siècle. Il se tient à distance de la « littérature des cicatrices », comme on a pu désigner les œuvres écrites par des Chinois ayant souffert de l’histoire contemporaine. En effet, Mo Yan est un écrivain, un vrai, un pur, un dur. Il va contre la réalité, s’y oppose et imprime à chacun de ses livres un glissement doux vers l’excès, vers l’incroyable (un mot qui lui convient mieux que « merveilleux », car son réalisme n’est jamais magique) avec un style toujours réinventé. Mo Yan serait l’enfant tant attendu du William Faulkner de Sartoris et du Gabriel Garcia Marquez de Cent ans de solitude. Encore qu’il soit difficile d’enfermer cet auteur dans une comparaison.

 

Quand il est né, la Chine populaire avait six ans. On peut dire sans trop exagérer que Mo Yan a traversé l’histoire contemporaine chinoise. Aujourd’hui, il est acclamé par le Nobel, mais cela fait déjà longtemps qu’il est l’auteur chinois le plus traduit au monde, notamment en français bien sûr. Cela explique que la très officielle Association nationale des écrivains de Chine l’ait choisi comme vice-président l’an passé, aux côtés de Tie Ning. Dans ses efforts de softpower, la Chine ne fait pas toujours de bons choix ; mais parfois, elle en fait.

 

On verra maintenant comment Mo Yan, qui a confié à Peter Englund, le secrétaire de l’Académie Nobel lorsque celui-ci l’a prévenu au téléphone, qu’il était « à la fois fou de joie et terrifié », va vivre les semaines à venir. Première fois de l’histoire que le Nobel de littérature est décerné à un Chinois de nationalité chinoise. Gao Xingjian, en effet, était déjà français quand il reçut le prix en 2000. Première fois aussi que la Chine va devoir accepter une reconnaissance morale internationale positive, elle qui était plus habituée aux critiques et à l’adversité. Il n’est pas toujours facile de savoir accepter les compliments. Or, voilà la grande force de la littérature : plus que tout et mieux que tout, elle a beau être faible comme la souris qui crie quand le chat la poursuit (tandis que le chat, lui, reste silencieux), – disait un autre grand écrivain chinois que Mo Yan ne manquera sûrement pas de saluer dans son discours de Stockhom, Lu Xun (1881-1936) –, la littérature, comme la Mélopée de l’ail paradisiaque, nous emmène parfois au Pays de l’alcool, où l’on a beau être de mèche avec le Clan du Sorgho, la Dure loi du karma ne cesse de vous surprendre. Mo Yan, nous le lui souhaitons, pensera à l’ironie de son pseudonyme, quand il prononcera son discours. Ça le fera sourire, comme à son habitude. Eh oui, Le maître a de plus en plus d’humour.

 

Une anecdote, pour finir.

En juin 2011, à l’Université de Pékin, j’accompagnais Pierre Michon à un colloque sur les littératures du monde. C’était une belle journée de printemps. Michon était délicieux, et je crois ravi par son séjour en Chine. C’était le matin. Mo Yan était là. Sur le pas de la porte, après leurs communications (dans leurs langues respectives, ni l’un ni l’autre écrivain n’étant capable de parler anglais), les deux se retrouvèrent et fumèrent une cigarette, sans se comprendre, mais avec quelque chose d’une complicité entre deux hommes qui, chacun à leur manière, font toute confiance en la littérature. Et finalement, je me dis que Mo Yan écrit, à sa manière, les « vies minuscules » des Chinois du XXe siècle. Ce qui fait sa grandeur.


Sélection d'Annick Geille

Photo : Mo Yan et Pierre Michon. © DR

 

Aucun commentaire pour ce contenu.