Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Pierre Assouline. Extrait d'Une question d'orgueil


EXTRAIT >

 

C’est la dernière fois que je le vois. Je l’ignore encore, bien sûr, mais c’est la dernière fois. Cela se passe dans l’autobus 63, la ligne qui relie la porte de la Muette à la gare de Lyon. Disons une coïncidence, comme on dit des événements qui nous échappent lorsqu’on ne sait pas y reconnaître l’ombre portée de la grâce, même dans les transports en commun — on ne se refuse rien.

Je suis assis vers le fond, selon mon habitude. À l’arrêt Octave-Feuillet, l’autobus s’ébranle lourdement avant de ralentir et de s’arrêter pour cueillir un homme que sa course a essoufflé. Sa silhouette pompidolienne se découpe lorsqu’il se tourne vers le conducteur pour lui présenter sa carte d’abonné. Tous les usagers n’agissent pas ainsi : seuls s’y plient d’instinct ceux qui se veulent inattaquables. Il leur faut anticiper et désamorcer le soupçon. C’est une nature. Il salue le chauffeur qui lui rend la politesse. On voyage de cette façon dans ces quartiers de bonne compagnie.

Au fur et à mesure qu’il s’avance vers le fond, je me laisse intriguer. Rien de moins évident avec un personnage aussi banal : taille moyenne, rondouillard, des traits sans la moindre aspérité, un visage à désespérer la caricature, la soixantaine bien tassée, un petit chapeau au-dessus d’un petit imper sur un petit complet. Quelque chose de très bonhomme en lui. Tout du fonctionnaire heureux de goûter les joies nouvelles de la retraite. Un homme sans âge mais doté d’une mémoire considérable. Qui s’étonnerait de croiser dans l’autobus 63 un Français échappé d’un dessin de Sempé ? Pas moi, surtout depuis que j’ai fait mienne la définition que Vialatte a donnée de l’Homme : animal à chapeau mou qui attend l’autobus 27 au coin de la rue de la Glacière et du boulevard Arago.

À un numéro près, je me trouve peut-être près de l’Homme. Encore que celui-ci a conservé sa part de mystère. Il est à lui seul une zone grise.

Notre surprise est partagée lorsqu’il s’assoit juste en face de moi. Aussitôt esquissé, son sourire est réprimé. Comme si nous étions épiés. Il reprend à peine son souffle. Dix bonnes minutes durant, nous nous dévisageons sans qu’un traître mot soit prononcé, encore que cette qualification soit malvenue. Un non-dit nous impose de ne rien nous dire. Des années que l’on ne s’est vus et que nous n’avons correspondu. Les passagers qui ont pris place à nos côtés n’ont aucune idée de ce qui passe entre nous. Ils n’ont pas à savoir. Nul secret pourtant : juste un sentiment tacite. Nous nous sommes compris. Qui saura jamais raconter la puissance muette du regard ? Dans ces moments-là, elle vaut toutes les conversations.

À l’annonce de la station Trocadéro, il se lève. L’instant d’après, je le vois arrêté sur le trottoir, tourné vers moi qui le surplombe, le nez collé à la fenêtre. Cet homme découpé sur un fond de tour Eiffel, qui me sourit en soulevant son chapeau dans un geste d’une urbanité et d’une élégance d’un autre âge, c’est Georges Pâques. Le silence fait homme. Confucius ne disait-il pas que le silence est un ami qui ne trahit jamais ?

 

2

 

Lui, un espion ? une taupe du Kremlin à Paris pendant près de vingt ans ? un agent des Soviétiques infiltré dans les rouages de l’OTAN ? un condamné à mort pour haute trahison ? Lui ?

Un homme comme les autres à ceci près que son ombre précède son corps. Le monde est plein de personnages de romans à la recherche de leur histoire.

 

3

 

Un beau jour, des années avant, au printemps 1985 pour être tout à fait précis, je m’étais mis en tête de comprendre comment Georges Pâques avait pu se perdre pour avoir voulu faire corps avec l’Histoire. Allez savoir pourquoi un journaliste se réveille un matin hanté par une idée fixe quand lui-même n’en sait rien. Quelques lignes de résumé découvertes dans un livre, une coupure de presse retrouvée sous la page de garde, une photo truffant l’ouvrage. Souvent, il n’en faut pas davantage pour se mettre en chasse. Rien dans les dossiers. De quoi désespérer les documentalistes. Le genre de type qui peut passer toute une vie sans jamais accorder d’interview même lorsque son nom fait les gros titres pendant des semaines. Les archives ? Inaccessibles malgré les dérogations du ministre. Il me fallait me résoudre à l’interroger directement pour tout savoir de lui.

Je l’ai cherché partout en France.

Finalement, je lui ai mis la main dessus : il habitait à quelques centaines de mètres de chez moi, dans la même artère de l’Ouest parisien, en lisière du bois de Boulogne. Me croira-t-on si je précise qu’à équidistance de nos domiciles respectifs trônait le bunker de ce qui fut l’ambassade soviétique avant de devenir celle de la Fédération de Russie, et qu’au début de cet interminable boulevard, face à mes fenêtres, s’élève une barre hideuse qui fut le siège de l’OTAN ? Comme si l’ambassade ne se trouvait là que pour nous servir de trait d’union. Un écrivain n’a pas le droit d’écrire que cela ne s’invente pas, et pourtant...

Je l’ai appelé. D’une voix douce, il m’a demandé si c’était bien au sujet de l’Affaire et il ne s’agissait pas de Dreyfus.

« Vous avez dû vous en apercevoir, je n’ai jamais parlé aux journalistes. Non, franchement, remuer tout cela si longtemps après...

— J’écrirai. Alors, autant qu’il y ait le moins d’erreurs possible...

— Je connais cette forme de chantage. Mais je sais qui vous êtes, enfin, je vous ai lu. Venez désarmé, sans crayon ni magnétophone. Vous pouvez même venir à pied... »

 

Il m’a reçu. Un appartement confortable aux larges baies vitrées, généreuses en lumière naturelle ; du calme mais sans luxe ni volupté ; le havre d’un tranquille bourgeois du XVIe arrondissement, si discret en toutes choses que le port du mince ruban de la Légion d’honneur dut lui paraître ostentatoire ; de toute façon, il n’y avait plus droit, la Chancellerie l’en ayant certainement privé, seule déchéance dont un traître doit aisément se remettre.

Au physique, silhouette et visage, rondeurs bonhommes et nez plongeant, il avait tout de Max- Pol Fouchet, mais qui se souvient encore de Max- Pol Fouchet ? Nous avançons dans un monde où de moins en moins de gens auront connu Max-Pol Fouchet.

Pas du genre à se laisser embarrasser par ses contradictions. Singulièrement assuré et néanmoins distrait. Sceptique avec une touche de cynisme. Doté d’une intelligence spéculative formée à la réflexion virtuose plus qu’à la compréhension du réel. Sa modestie inquiétait, quand sa voix, sa graphie, sa poignée de main rassuraient. Il avait le mystère catégorique, c’est même la seule chose qui l’était chez lui. Pour le reste, je ne l’ai pas senti pleinement requis par les affaires du temps. Sur un jardin suspendu plutôt que dans une tour d’ivoire.

« Un whisky ?

— Une vodka ? » risquai-je avant de m’en mordre la lèvre.

 

© Gallimard

© Photo : C. Hélie

 


QUATRIÈME DE COUVERTURE >

 

Qu'est-ce qui pousse un homme à trahir son pays ? Ou, plus précisément : qu'est-ce qui pousse, en pleine guerre froide, un haut fonctionnaire français, doté de responsabilités à la Défense et à l'OTAN, à transmettre des documents secrets au KGB pendant près de vingt ans ? Ni l'argent ni l'idéologie. Quoi alors?

Obsédé par ce cas unique dans les annales de l'espionnage, le narrateur d'Une question d'orgueil décide de tout faire pour retrouver cet antihéros de l'Histoire et tenter de déchiffrer ses mobiles. Une longue traque va s'ensuivre, où il reviendra à deux femmes de lui livrer les clés de ce monde opaque.

 

Pierre Assouline est journaliste et écrivain. Il est l'auteur de six romans, parmi lesquels Lutetia et Les invités, et de nombreuses biographies sur des figures aussi passionnantes et diverses que Simenon, Hergé, Cartier-Bresson, ou encore Job.

 

Sélection d’Annick Geille

 

Pierre Assouline, Une question d’orgueil, Gallimard, octobre 2012, 272 pages, 18,90 €

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