Philippe Besson. Extrait de : De là, on voit la mer

EXTRAIT >

 

Quand l'histoire commence, on est dans la violence de l'été, l'extravagante violence des étés italiens. Le soleil frappe si fort qu'il rend insoutenable au regard le blanc des façades alentour. Il fait aussi la pierre brûlante : impossible d'aller pieds nus. La mer au loin est étale, striée de reflets, on dirait des diamants. Et puis, il y a ce bleu, le bleu du ciel, partout, sans taches, électrique, tellement pur. Et pas un souffle d'air.

 

Aux premières heures de l'après-midi, une torpeur plonge la ville dans le silence. Les hommes s'adonnent à la sieste, étendus tels des cadavres dans des chambres aux volets mi-clos, les femmes s'occupent dans une sorte de clandestinité, elles sont frappées de lenteur, elles ont perdu la parole. Pas un bruit, sauf parfois l'aboiement fatigué d'un chien, le grondement d'une Vespa.

 

On raconte que la pesanteur zénithale du soleil en a jeté quelques-uns dans la folie. On colporte des histoires, celle de gens dérangés, assis sur des chaises de paille, alignés contre un mur où la peinture s'est écaillée, dans des ruelles pavées, hagards et impuissants, immobiles désormais, et dont les yeux sont figés : leur raison aurait été vaincue. Elles sont sûrement vraies, ces histoires.

 

Pourtant, c'est septembre aujourd'hui. Comment croire que l'automne sera bientôt là ?

 

 

Acte I

 

Louise s'est installée dans la maison d'Anna, voici quinze jours.

 

Son avion en provenance de Paris s'est posé à Pise, elle a effectué les vingt kilomètres qui la séparaient de Livourne dans un véhicule de location récupéré à l'aéroport. Malgré le désordre, la fantaisie des indications, elle a trouvé son chemin tout de suite, ne s'est pas trompée, elle a triomphé des pièges ; la chance probablement.

 

La maison aussi, elle l'a repérée sans difficulté. Anna avait dit : « Tu verras, c'est facile, tu ne peux pas la manquer, elle est juchée sur un promontoire au sud de la ville, là où naissent les collines, elle surplombe la mer, on l'aperçoit de la route. »Et c'est exact : une fois qu'on a échappé au labyrinthe du centre, elle s'offre, comme un trophée, une récompense.

 

Louise a emprunté l'allée bordée de cyprès et immobilisé la voiture. Elle n'a pas descendu les bagages tout de suite, n'est pas non plus entrée immédiatement dans la maison. Non, elle a fait quelques pas en direction d'une digue et la plage s'est déployée devant elle. Dans cette enclave de sable, protégée, elle a seulement remarqué des enfants jouant autour de leurs mères indifférentes, il était dix-huit heures. Peu de touristes, pas de baigneurs. Seulement la chaleur. Une chaleur accablante qui l'a presque fait chavirer.

 

Elle est revenue calmement vers la villa. En poussant la porte, elle a découvert un vaste salon dépouillé, au mobilier contemporain, aux lignes simples, où la lumière s'engouffre. Aperçu, dans l'enfilade, une cuisine paysanne au carrelage frais, et, sur le flanc, un bureau dont la fenêtre s'ouvre sur le jardin. Au premier étage, une chambre tapissée d'un bleu lavande, traversée de poutres, décorée à l'évidence par une main féminine ; la salle de bains, quant à elle est ornée d'une baignoire fin de siècle. Louise s'est affalée sur un grand lit blanc dans une deuxième chambre, ombragée celle-ci ; les branches d'un olivier envahissant les carreaux. Ça ne sentait pas le renfermé mais, au contraire, le parfum des pièces juste lessivées et aérées en grand. Seuls certains livres disposés sur les étagères ou les meubles suintaient le moisi, comme quelquefois dans les résidences secondaires. Louise a pensé : les lieux sont de passage. Ça tombe bien : elle est une femme de passage.

 

 

Écrire le livre. C'est pour cette unique raison qu'elle est venue ici : écrire le livre. Elle sait, d'un savoir imbattable, la solitude qu'une occupation comme celle-ci exige, presque une sauvagerie. La villa l'enferme dans cette sauvagerie.

 

Ça empire avec les années. Au début, elle réussissait encore à écrire à Paris, dans l'appartement de la rue d'Alésia, le bureau donne sur une cour pavée. Pour autant, elle était souvent dérangée, écartée de l'écriture : le téléphone, un rendez-vous, un coursier, et puis les dîners ; et puis l'homme dans ses jours. Progressivement, elle a eu besoin d'un certain retranchement. Elle a acheté une maison, là-bas, du côté de son enfance, elle l'appelle la maison atlantique. Trois heures de train, et la quiétude, et le désert des plages, l'hiver, et le pas ralenti des vieillards, et la tristesse absolue des cités balnéaires hors saison. Mais le dehors finissait encore par la rattraper : il fallait remonter, rencontrer des gens, céder à la mondanité, offrir son visage à des caméras, répondre à des questions, toujours les mêmes, et aussi ne pas se couper complètement de ceux qui prétendaient l'aimer, exprimaient le désir de la voir. Après, elle a essayé les hôtels. Les chambres d'hôtel. Dans des villes neuves, des villes étrangères, où l'on parlait des langues inintelligibles. Elle a essayé le décalage horaire, les exils temporaires mais elle revenait, elle finissait par revenir. Car le manque la tenaillait, le manque d'une existence ordinaire, le manque de certains repères. C'était trop de décalage, de déconnexion. L'idée de la villa italienne, c'est Anna qui la lui a suggérée. Elle a dit : « Pourquoi tu n'irais pas là-bas ? C'est loin mais pas trop. C'est moins impersonnel qu'une chambre d'hôtel, c'est une maison mais ce n'est pas la tienne, et puis, tu raffoles de l'Italie, tu dis toujours que tu aurais dû naître là-bas, que tu ne comprends pas cette erreur originelle, ne pas être née en Italie. » Louise est partie pour Livourne.

 

Elle écrit le livre. Elle est tout entière dans cette occupation, dans l'invention quotidienne des phrases, dans la progression de l'histoire. Elle a installé son ordinateur portable sur une table en bois clair, disposée face à une baie vitrée. Devant ses yeux, la terrasse, les oliviers, le muret de pierres chaudes. Au-delà, elle devine la digue, l'enclave, le miroitement de la mer, cette idée merveilleuse d'une Toscane maritime.

 

Elle a abandonné il y a longtemps le crissement de la plume contre le papier. Presque tout de suite, en fait. Dès le premier livre achevé. Elle a dit : c'est trop d'efforts, trop de fatigue ; il lui avait fallu des mois pour revenir de cet épuisement physique. Elle a appris la facilité du clavier, l'agilité de ses doigts, la fluidité de ça, la facilité de ça. Et puis, surtout, elle a découvert que toutes ses erreurs disparaissaient, qu'elles s'effaçaient d'elles-mêmes. Plus de ratures. Il lui a semblé que l'écriture était moins heurtée, moins hésitante, moins blessée. Ce n'est qu'une illusion, bien entendu, mais l'écriture n'est absolument rien d'autre qu'une affaire d'illusion.

 

Donc elle écrit dans la chaleur épouvantable d'un été toscan qui ne veut pas mourir.

 


François est resté à Paris. François a appris à la regarder partir.

 

Au début de leur histoire, il n'a pas osé s'opposer à son désir de fuite, d'isolement, par peur de la perdre. Il devait penser : si je lui demande de rester, elle cessera de m'aimer, je ne dois pas attenter à sa liberté même si sa liberté m'est une souffrance. Ensuite, il y a eu une période au cours de laquelle il s'est cru assez fort pour poser des revendications. Il était certain qu'elle tenait trop à lui, qu'elle ne courrait pas le risque d'une dispute, céderait à son injonction muette de ne pas s'éloigner. Il se trompait. Un jour, tandis qu'il se drapait dans le mutisme afin de lui faire comprendre que ses disparitions lui pesaient, elle lui a dit posément, sans hausser la voix : « Si je dois choisir entre l'écriture et toi, alors je choisis l'écriture. » Il aurait pu la quitter, prendre ses affaires, ficher le camp, elle l'aurait accepté, on ne prononce pas une sentence pareille si on n'est pas prêt à en accepter toutes les conséquences. Il ne l'a pas quittée. Il a baissé la tête, vaincu pour toujours. Depuis, il ne lui objecte plus rien lorsqu'elle décrète un nouveau départ, une réclusion supplémentaire. Il l'embrasse et referme la porte de l'appartement derrière elle. Il ne lui demande même pas quand elle escompte rentrer. Il sait que la question demeurerait sans réponse : elle l'ignore elle-même. Simplement, il murmure : « Je pourrai te rendre visite de temps en temps ? » Et elle lui dit : « Oui, bien sûr, ça me fera plaisir, au contraire, viens, rejoins-moi quelquefois, j'ai besoin de toi, tu me manqueras, n'en doute pas, ce sera bien de se retrouver, pour quelques heures, un week-end peut-être », et le reste du temps, ils se parlent au téléphone, le soir quand il rentre de son travail, quand il ne sort pas dîner avec des amis. À ceux qui l'interrogent, il réplique : « Louise écrit. » Et, désormais, personne ne s'en étonne. Ses absences ne font plus l'objet d'aucune interprétation. D'aucuns la tiennent pour une originale, ou une égoïste, mais la plupart s'accommodent de son comportement et accompagnent François, remplissent ses soirées afin qu'il se sente un peu moins seul. Oui, ils ont trouvé un modus vivendi. C'était à prendre ou à laisser.

 

Depuis combien d'années ils vivent ainsi, elle ne le sait pas précisément, elle ne possède pas la science des dates, des durées. Les femmes, en général, n'oublient pas ce genre de choses, elles peuvent répondre de manière très précise, au mois près, tout de suite, sans réfléchir, sans avoir besoin de réfléchir, elle non, elle en est incapable. Elle dit : « Des années », une formule imprécise, ce n'est pas de la désinvolture, simplement elle n'a pas cette forme de mémoire, et puis elle ne tient pas de comptabilité, cela n'a aucune importance, pour elle le temps accumulé ne signifie rien, ne mesure rien, il ne constitue pas non plus une garantie, il l'indiffère.

 

C'est pareil avec les livres. Elle ne sait pas affirmer avec certitude quand ils ont été faits, il y a même des phrases qu'elle ne se rappelle pas du tout avoir écrites, il arrive qu'on la cite en sa présence et elle ne reconnaît pas ses mots. Le seul livre qui importe, c'est celui qui est en cours. Les autres se sont effacés. Cela ne l'empêche pas d'être fière d'eux le plus souvent mais ils appartiennent au passé, ils sont devenus lointains, leurs contours sont flous.

 

Elle est sans amarres. L'unique attache est au livre en train de s'écrire.

 

© Julliard, 2013

© Photos : Stéphane Gizard

 


Quatrième de couverture >

 

Une villa en Italie, le soleil trop fort, des ferries qui font la traversée vers les îles, une romancière qui peine à finir un livre, un jeune officier de l’Académie navale, un accident de voiture à des centaines de kilomètres, l’enchaînement des circonstances, la réalité qui rejoint la fiction, la fin d’un amour, le commencement d’un autre peut-être.

Dans ce roman plus personnel qu’il n’y paraît, l’auteur de L’Arrière-Saison dresse le portrait d’une femme puissante et de deux hommes fragiles, en proie à des hésitations sentimentales.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Besson, De là, on voit la mer, Julliard, janvier 2013, 216 pages, 19 €

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