Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Le méchant Depardieu et la bonne pensée


Les cris poussés par certains confrères concernant « l’idéologie vacillante » de Depardieu et son passeport russe me rappellent l’hallali dont Sagan fut victime à la fin de sa vie. Tous ces articles pour évoquer « l’épave » qu’elle était devenue. Alcoolique, droguée, ruinée, réduite pour subsister à fréquenter le banditisme minable, gagnant des millions grâce au trafic d’influence international.

 

Fut-elle assez condamnée, la cigale, devenue l’amie des truands (des pages entières dans les « bons » quotidiens durant son procès), pour ses amitiés douteuses, ses trafics nauséabonds, qui sentaient l’argent sale ! Au plus fort de la tempête médiatique, j’avais confié à Jean-Claude Lamy, un journaliste qu’elle aimait bien (devenu son biographe) : « Si  Françoise mourait, ces mêmes personnes qui crient au scandale lui tisseraient une couronne de laurier, avec les dix pages de Match réglementaires pour deuil national. Et la couverture qui va avec, naturellement. »

 

Je ne croyais pas si bien dire, hélas. J’ignorais cependant que non seulement Sagan allait être sanctifiée, mais que morte et enterrée, elle accéderait ipso facto au statut de « Grand Écrivain français », elle qui avait tant souffert de la condescendance des critiques.

 

 Le même phénomène se reproduit avec Depardieu. L’acteur n’a rien à voir avec Sagan, si ce n’est la notoriété.On nous rabâche qu’il est nul, jeté, pochtron, fini, il ne pense qu’à son argent, il trahit la France, il embrasse Poutine, pouah, il dit sans sourciller que la Russie est une « démocratie », pensez à quoi il est réduit, une épave, une ruine. Poutine, qui soutient Bachar-el-Assad, n’inspirerait d’amitié à aucun démocrate. Quant à la Russie, c’est en effet le dernier pays où tout homme épris de libertés souhaiterait s’installer. Certes. Mais ne dit-on et ne fait-on pas un peu n’importe quoi, dans le feu de l’action (et de la réaction obligée), quand on est un Gégé ivre de colère et plein de ressentiment ? Depardieu réagit en sale gosse puni à tort par sa Mère Patrie. Redevenu le gamin injustement mis au piquet, Gégé pleure en secret, tout en roulant des mécaniques devant témoins. Et tel celui qui n’a plus rien à perdre, il en remet deux ou trois couches dans la provocation. Il devient un personnage de roman russe. Littéraire, l’exilé ! Pour ce qui est du vrai Gérard Depardieu, le chagrin mène le bal. Non seulement le père de Guillaume est inconsolable, non seulement il a le cœur déchiré chaque fois qu’il respire, mais voici qu’en haut lieu, on le traite de minable. Croyant pouvoir se permettre ce que font pas mal de riches, c’est-à-dire échapper aux impôts « confiscatoires » (dixit le Conseil d’État), Depardieu se sent le dindon de la farce. Les capitaines d’industrie, moins célèbres que lui, n’ont pas de bonnet d’âne. Ils s’expatrient sans bruit. Que Depardieu, en faisant comme eux ait tort ou raison, ce sont ses oignons, comme dirait ma concierge. La vindicte médiatique à son endroit est plus coupable que lui…

 

Attendez qu’il meure, le Gégé, braves Français comme il faut. Attendez qu’il se suicide à force de mauvaise vie, à force de douleur provoquée par la mort de son enfant, douleur qui l’amène à boire toujours plus et dont il ne se remettra jamais ! Attendez qu’il étouffe d’une overdose de chagrin lors d’une cuite mémorable, rue du Cherche-Midi, en Belgique, ou dans la datcha de Poutine à coup de Vodka rose et poivrée…

 

Ses juges seront alors métamorphosés en pleureuses officielles. Les médias évoqueront d’une seule voix dans leurs éloges funèbres la biographie mémorable de l’acteur génial, le talent inouï de ce « Monstre sacré ». Gégé redeviendra alors ce Français adoré dont tous les braves gens qui ne s’enivrent jamais seront fiers. À genoux devant la statue du Grand Comédien, de l’Acteur du Siècle, avec les dix pages de Match qui vont avec, plus la couverture, of course, les prosternés chanteront d’une seule voix les louanges de l’ex-pestiféré. Depardieu ? Un géant. Cette voix, ce frémissement. Shakespeare aurait aimé. Le jumeau de Brando. Il aimait passionnément ses enfants, avec ça. Bon père, bon ami. Toujours prêt à rigoler avec le petit peuple ; pas fier. Gentil avec les humbles. Alors que d’autres, dès qu’ils ont un petit succès, sont vaniteux, infréquentables ! Feu Depardieu ? Trop sensible, certes, un peu extravagant par moments, peu enclin à aider sa patrie en déclin, conduisant en état d’ivresse par moments, c’est vrai, mais un splendide pur-sang, irremplaçable, comme tous les êtres d’exception.

 

Nous aimons nos héros lorsqu’ils sont morts. Alors, nous leur pardonnons tout. Étrange peuple triste et nécrophage que nous sommes ; nous dépensons des fortunes en psychotropes pour soulager une mélancolie congénitale. La Mort nous plait, au fond.Elle nous en bouche un coin, et nous sauve de l’auto-détestation, ce mal français. Elle seule nous permet d’aimer.Trop tard, certes, mais avec quelle conviction !

 

Annick Geille

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