Pierre Bayard. Extrait : Aurais-je été résistant ou bourreau ?


EXTRAIT >

Comme de nombreuses personnes de ma génération, nées dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et élevées dans ses récits, je me suis souvent demandé comment je me serais comporté dans ces circonstances dramatiques si je n’avais pas vu le jour en 1954, mais quelques dizaines d’années plus tôt.

La question de savoir ce que l’on devient dans un tel contexte a été fréquemment abordée par des auteurs qui ont réfléchi sur le jeu des causalités conduisant les êtres humains à se transformer, dans des situations de crise historique, en résistants ou en bourreaux. Mais la réflexion se fait toujours de manière générale, sans que les auteurs se demandent ce qu’eux-mêmes auraient fait s’ils s’étaient trouvés dans une telle situation.

Persuadé que se poser ce type de question nécessite de s’impliquer personnellement dans la réponse, ce n’est donc pas à un niveau théorique abstrait que je me situerai, même si j’en passerai nécessairement par une réflexion générale pour atteindre à mon cas particulier. Je ne me demanderai pas comment l’être humain réagit quand il est plongé dans ce type de situation, mais comment je me serais moi-même comporté si je m’étais trouvé à cette place.

Je me propose donc ici, en me transportant en esprit dans le passé et en y reconstituant ma vie, d’examiner avec attention le comportement que j’aurais eu pendant la Seconde Guerre mondiale si j’avais eu l’âge d’y participer, les choix auxquels j’aurais été confronté, les décisions que j’aurais dû prendre, les erreurs que j’aurais commises et le destin qui aurait été le mien.

 

 

L’impossibilité manifeste d’une telle entreprise tient évidemment au fait qu’en me transportant dans le passé et en me donnant un autre contexte de vie j’influe nécessairement sur ma personnalité actuelle et cesse d’être moi-même, rendant de ce fait l’expérience caduque avant même qu’elle commence.

Je ferai cependant le pari que la fiction peut être utile à la réflexion théorique et qu’il est possible d’effectuer ce voyage dans le temps, situation peu différente après tout de ce qui se passerait demain si l’Histoire basculait à nouveau et que je me trouvais confronté à une crise générale des valeurs, et donc

contraint de me demander si je peux et dois m’engager.

Pour ce faire, je ferai agir dans le passé un personnage proche de moi-même, qui ne sera pas pour autant mon double en tous points. Ce personnage-délégué conservera l’essentiel de mes caractéristiques intellectuelles, sociales et psychologiques d’aujourd’hui, tout en tenant compte de quelques variables dues à la nouvelle situation où il se trouvera placé.

Le destin que je tenterai de lui donner ne sera de toute manière pas univoque. J’essaierai à tout moment, et sans trancher définitivement, d’examiner les différents carrefours de vie où j’aurais pu me trouver et les différentes trajectoires qui auraient été les miennes, en étudiant à chaque fois les variantes qui me seront offertes et en laissant aussi ouvert que possible le champ infini des hypothèses.

 

 

Réfléchir en ces termes implique de poser dès le départ une notion qui sera au centre de cet essai, à savoir celle de personnalité potentielle. Je propose en effet de considérer que l’être humain ne se compose pas exclusivement de ce qu’il est dans le contexte historique et géographique où il est né, mais qu’il comprend également ce qu’il aurait pu être s’il s’était trouvé dans une situation différente, et en particulier dans une situation de crise violente, la plus à même de révéler, en le portant à ses limites, ce qu’il est véritablement.

Cette personnalité potentielle – qui est une autre forme de l’inconscient – peut rester ignorée de nous pendant toute notre vie si celle-ci se déroule dans des circonstances de tranquillité historique et biographique telles que cette personnalité n’a l’occasion ni de surgir, ni se développer. Il est cependant possible, à certains moments de crise individuelle, de la voir apparaître en filigrane chez nous ou chez les autres, et de deviner alors comment elle aurait pris le pas en d’autres circonstances.

Mais seule l’étude des situations de crise historique violente et de la manière dont les individus se transforment, parfois complètement au rebours de ce que l’on aurait pu attendre d’eux – dans le bien ou dans le mal –, montre comment toute une part de nous-mêmes, largement inconnue de nous et parfois radicalement opposée à ce que nous pensons être, se révèle dans certains contextes.

Pour cette réflexion, la Seconde Guerre mondiale, à la fois parce qu’elle a profondément marqué ma famille et qu’elle a présenté tous les signes d’une crise générale des valeurs apte à susciter des trajectoires singulières, offre un terrain de réflexion privilégié pour essayer de penser ce que j’aurais peut-être été si le hasard m’avait fait naître quelques dizaines d’années plus tôt, c’est-à-dire ce que je suis en profondeur.

 

 

Outre que l’intérêt d’une telle recherche réside bien plus dans cette recherche elle-même et les questions ainsi ouvertes que dans les résultats, nécessairement improbables, auxquels elle parviendra, je ne partirai pas ici complètement à l’aveugle, mais tenterai de m’appuyer sur trois types de données, qui me serviront de garde-fous pour cette plongée imaginaire dans le passé.

Ces données sont d’abord les lois scientifiques qui ont été dégagées par les psychologues et les spécialistes du comportement. Aussi grande soit la part du hasard et des surprises individuelles que la vie nous réserve, il existe un certain nombre de lois qui régissent nos conduites en période de crise, tant collectives qu’individuelles, et certaines sont si contraignantes qu’il est vain d’espérer y échapper.

Je m’inspirerai par ailleurs de ce que j’appelle des situations comparables. S’il sera à jamais impossible de savoir avec certitude ce que j’aurais fait dans les conditions extrêmes que je vais étudier, il m’est en revanche possible d’étudier comment je me comporte aujourd’hui dans des situations analogues, même si elles sont moins dramatiques, et d’en tirer des enseignements sur la manière dont je me serais conduit en d’autres circonstances.

Enfin, mon troisième guide consistera à examiner comment s’est comportée ma famille, et en particulier mon père, pendant la même période, puisque c’est à la date où il est né que j’ai décidé de venir au monde dans cette nouvelle existence. Un guide certes aléatoire, mais, si l’on admet que certains traits psychologiques se transmettent d’une génération à l’autre, il n’est pas sans intérêt de se demander comment se sont conduits ceux qui nous ont inspirés.

 

 

De là se dégage le plan de ce livre. Je tenterai dans un premier temps de développer la notion de personnalité potentielle et de construire, au croisement de la réflexion historique et de la réflexion psychologique, un modèle général me permettant de m’orienter dans ce qu’aurait été ma vie si j’étais né comme mon père en janvier 1922 et m’étais trouvé plongé comme lui dans la tourmente de l’Histoire.

Dans les deux parties suivantes, et tout en racontant, étape après étape, mon destin comme celui de mon père, j’étudierai le jeu des forces plurielles auxquelles il a été confronté comme ceux de sa génération et qui se seraient exercées sur moi à différents moments décisifs de ma vie, me conduisant à m’engager dans un sens ou dans un autre, ou à demeurer au contraire inactif.

Dans une dernière partie, enfin, et en tenant compte de cette dynamique de forces externes et internes entre lesquelles nous sommes déchirés, j’essaierai de m’approcher le plus possible du point mystérieux, au cœur de nous-mêmes, où se prennent les décisions qui conduisent l’être humain, en laissant apparaître sa personnalité potentielle, à basculer vers telle ou telle forme d’engagement.

 

 

Il y a plusieurs manières de lire cet essai, dont l’une est d’y voir une réflexion sur la lecture. Face à de nombreux textes violents, nous formulons plus ou moins clairement des jugements sur les acteurs ou les personnages sans nous demander ce que nous aurions fait nous-mêmes si nous nous étions trouvés à leur place, refus qui fausse notre perception du texte. Ce livre tente, aussi honnêtement que possible, par le détour de la fiction, de répondre à cette question. Une autre manière de lire ce livre est de le considérer comme un livre sur la résistance. Les exemples historiques sur lesquels je réfléchirai ici seront principalement empruntés à des figures d’opposition à la tyrannie. La principale raison de ce choix tient au fait que le devenir-résistant est pour moi plus singulier que le devenir-bourreau. Pour un freudien, le glissement vers les ténèbres n’a rien d’énigmatique et il est dans la logique du fonctionnement psychique de laisser libre cours aux pulsions violentes quand s’effondrent les barrières de la société.

Beaucoup plus mystérieux est le devenir-résistant, c’est-à-dire la capacité que manifestent certains êtres à certains moments de leur histoire, au rebours de ce qu’on leur demande de faire et de leur intérêt objectif, parfois même au rebours de leur personnalité apparente, de dire non. De sorte qu’il n’est pas impossible de considérer enfin que ce livre, consacré à essayer de capter la force qui se trouve en chacun et ne se développe que chez quelques-uns, est un livre sur Dieu.

 

© Les Éditions de Minuit

© Photo : H Bamberger

 

 

Quatrième de couverture >

Pour quelqu’un de ma génération, né après la Seconde Guerre mondiale et désireux de savoir comment il se serait comporté en de telles circonstances, il n’existe pas d’autre solution que de voyager dans le temps et de vivre soi-même à cette époque.

Je me propose donc ici, en reconstituant en détail l’existence qui aurait été la mienne si j’étais né trente ans plus tôt, d’examiner les choix auxquels j’aurais été confronté, les décisions que j’aurais dû prendre, les erreurs que j’aurais commises et le destin qui aurait été le mien.

 

Pierre Bayard est professeur de littérature française à l’Université Paris 8 et psychanalyste. Il est l’auteur de nombreux essais, dont Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, traduit en une trentaine de langues.

 

Pages choisies par Annick Geille


Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Les Éditions de Minuit, Collection « Paradoxe », janvier 2013, 158 pages, 15 €

 

Lire la critique de Frédéric Saenen.

1 commentaire

Rarement lu un texte aussi chiant et aussi scolaire... l'auto psychologie de comptoir ne mène à rien, et ne fait de personne un écrivain, ni un philosophe. Juste un casse pieds insupportable.
 Fort heureusement, il reste la possibilité de ne pas lire le livre. C'est toujours ça de gagné, car la vie est courte.