Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jérôme Garcin. Extrait de : Bleus horizons


EXTRAIT >

 

Paris, décembre 1914

 

Elle voulait savoir, elle voulait comprendre. Je découvrais une femme exaspérée dont la colère seule semblait pouvoir détourner et raisonner la douleur. Elle attendait de moi que je l’encourage à porter plainte non pas contre l’armée, mais contre le destin. La tâche était vraiment trop lourde, et j’étais si las. Je me contentai, ce jour-là, de compatir avec elle et d’approuver, en hochant la tête, une démarche procédurière dont, naturellement rétif à toute idée de Providence, je ne voyais guère l’issue. Car je venais de perdre sous les orages d’acier mes dernières illusions sur un hypothétique gouvernement céleste. Croyait-elle vraiment pouvoir intimider Dieu et faire condamner, pour la mort de son garçon, le juge suprême ?

J’avais rencontré Mme de La Ville de Mirmont au bar de l’hôtel Meurice, où elle était descendue. Sans en rien laisser paraître, je lui en voulais un peu de me voler quelques précieux instants sur les maigres six jours de permission concédés, pour les fêtes de Noël, à ma compagnie, ou plutôt à ce qu’il en restait.

À peine descendu du train où les rescapés s’étaient serrés les uns contre les autres dans un silence tombal, j’avais trouvé sa lettre, postée de Bordeaux le 12 décembre, sur la commode de l’entrée, chez mes parents. Elle contenait aussi un poème.

 

« Monsieur,

Je suis la mère de Jean de La Ville de Mirmont, sergent au 57e régiment d’infanterie, tué à l’ennemi le 28 novembre 1914 sur le front de Verneuil. Je sais, par ses lettres, dont les dernières me sont parvenues après sa mort, combien vous étiez proches, combien vous avez compté pour lui.

Plusieurs fois, il m’écrivit que, s’il lui arrivait malheur, c’est à vous que je devrais m’adresser : "Louis me connaît aussi bien que je me connais. La guerre a fait de nous des presque frères. Nous nous sommes promis, si l’un de nous deux venait à être tué, de nous rester fidèles. Le survivant témoignerait pour le disparu. Le disparu s’abandonnerait au survivant."

Il n’est plus là, mais le destin vous a épargné.

J’ai besoin de vous rencontrer.

J’ai besoin que vous me parliez de lui.

J’ai besoin de le voir, une dernière fois, dans vos yeux qui ne l’ont pas quitté jusqu’à son dernier soupir.

Je viendrai à Paris, le 24 décembre, et je sais que je peux compter sur vous.

 

Sophie de La Ville de Mirmont.

 

P-S : Sur la table de travail de mon fils, j’ai trouvé ce poème prémonitoire, qu’il écrivit la veille de son départ pour l’armée. Je vous en confie le manuscrit. Moi, je le connais par cœur. »

 

Cette fois, mon cœur, c’est le grand voyage ;

Nous ne savons pas quand nous reviendrons.

Serons-nous plus !ers, plus fous ou plus sages ?

Qu’importe, mon cœur, puisque nous partons !

 

Avant de partir, mets dans ton bagage

Les plus beaux désirs que nous offrirons.

Ne regrette rien, car d’autres visages

Et d’autres amours nous consoleront.

 

Cette fois, mon cœur, c’est le grand voyage.

 

Dieu que l’exaltation de Jean était tranquille. Il était donc parti pour le front avec le pressentiment qu’il n’en reviendrait pas. Ces vers lui ressemblaient, on aurait dit un miroir. En marge du quatrième vers de la première strophe, il avait donné cette autre version : « Emporte avec toi tes futurs pardons... »

 

Mme de La Ville de Mirmont était toute de noir vêtue. Le deuil ajoutait à son élégance. Sous la voilette, ses yeux étaient cernés. Au début, elle me regardait avec dureté, comme si j’avais usurpé la place de son fils. Et puis, sa révolte s’était assoupie. Elle m’avait juste soufflé : « Racontez-moi tout. » Je lui répondis que j’allais essayer, mais que ça n’était pas facile, que mon récit n’exprimerait jamais ce que nous venions de vivre et que j’avais aussi appris là-bas, moi qui les avais tant aimés, à douter des mots.

Elle buvait du thé à la bergamote. J’ai demandé un double cognac.

 

 

Verneuil-en-Champagne, novembre 1914

 

J’ai rencontré Jean pour la première fois le 12 septembre 1914, à Libourne, où stationnait la 29e compagnie du 57e de ligne, et où il venait d’arriver dans un train dont les deux wagons de queue étaient remplis de prisonniers prussiens. On logeait dans l’ancien hôpital de la ville, où régnait un désordre assez joyeux, bien peu militaire. La confusion mêlée des commandements paradoxaux venus d’en haut et des informations contradictoires venues du front poussait les hommes à une fraternisation tantôt amusée, tantôt apeurée. On attendait on ne savait quoi en se montant le bourrichon.

Jean était un garçon très différent des autres, à la fois ténébreux et ardent. Il s’absentait parfois de notre incessant remue-ménage, se perdait dans d’étranges rêveries, et, lorsqu’il revenait à lui, tenait alors des discours patriotiques enflammés, demandait à en découdre au plus vite, avait hâte de bouter les Allemands hors de France, prétendait appartenir à « un grand peuple de soldats ». Bref, il se « déroulédisait ». Certains se moquaient de lui. Moi, je le prenais au sérieux. Il me touchait, ce jeune homme idéaliste et myope si attiré par le feu, et dont la chevalière en or, sur laquelle étaient gravées les armes des La Ville de Mirmont, brillait comme une oriflamme. Il disait qu’il appartenait à une famille de vieille noblesse landaise et protestante dont l’épée avait toujours protégé la vertu, et qu’il saurait, une fois encore, s’en montrer le digne héritier : « Je tiens de mes parents, qui sont sobres, robustes et positifs. Je ne suis guère sujet aux idées noires. » Votre fils était, comment dire, habité.

D’avoir rongé son frein dans les jours qui suivirent la mobilisation renforçait sans doute sa hargne un peu sauvage et son désir de courir, sans tarder, de nouveaux dangers. Il m’avait en effet raconté combien il avait souffert de s’être fait éconduire par la Commission de réforme au prétexte qu’il avait la vue courte, le corps malingre, la cage thoracique étroite, et qu’il était trop nerveux. Afin de tromper les médecins militaires, il avait même tenté de ne manger que des féculents. Mais cela n’avait pas suffi, il ne grossissait pas, il brûlait tout, et on le priait sèchement de « disposer ». Chaque fois qu’il se rendait dans les bureaux de recrutement de la porte de Châtillon et de la porte de Passy pour exiger une contre-expertise, il s’entendait dire que son « coefficient pondéro-statural » le rendait décidément inapte au service armé. Ce qu’il traduisait par : je ne suis pas assez vivant pour faire un bon mort. Un verdict qui lui rappelait l’époque maudite où, pour les mêmes raisons, il avait été recalé à Navale — mais vous savez mieux que moi combien cette humiliation l’avait marqué, comme si sa virilité avait alors été remise en question. Il avait finalement arraché à un officier compatissant, tel un privilège exceptionnel, « un engagement pour la seule durée des hostilités ». Il portait le matricule 6 593 et ne cessait de caresser le manche d’un canif patriotique glissé dans sa poche sur lequel étaient gravés ces trois mots : « Mort à Guillaume. »

Dès que Jean sut mon amour de la littérature, nous sympathisâmes. Un soir, il me confia, d’une voix légèrement chuintante, qu’il écrivait, qu’il venait même de publier son premier roman, Les Dimanches de Jean Dézert, et qu’il vous avait laissé par écrit, à vous seule, un ordre testamentaire : « J’ai un volume de vers tout prêt, L’Horizon chimérique. Tu le trouveras sur la table de ma chambre. Et tu le publieras. » Il me lut ce mot sans se vanter, un peu comme s’il m’informait qu’il s’était fait vacciner contre la variole ou le typhus. Pour ma part, je lui parlai du récit sur mon enfance dont j’avais déjà rédigé une dizaine de chapitres et de mes lectures de chevet. Nous découvrîmes que nous cherchions la compagnie des mêmes poètes, Baudelaire, Laforgue, Moréas et Jammes. Il me répétait souvent : « Tu verras, Louis, la guerre nous rendra plus forts. Et nous écrirons mieux après... »

À peine avons-nous eu le temps de finir, au pas de charge, une formation accélérée, et d’entraîner la poignée de conscrits dont nous avions la charge sous l’œil désemparé des premiers blessés venus du front — ils semblaient s’étonner, derrière leurs bandages et des garrots de fortune, de notre excitation à les remplacer, de notre précipitation à vouloir mourir —, que nous avons reçu l’ordre de départ.

Le 26 septembre à l’aube, nous avons quitté Libourne et ses vignobles de merlot, où les vendanges battaient leur plein, pour embarquer dans des wagons à bestiaux. Le train roula jusqu’à Noisy-le-Sec sans s’arrêter, et il repartit ensuite, Meaux, Château-Thierry, jusqu’à Fismes, où nous descendîmes pour marcher, pendant quatre longues heures, au milieu des champs plantés de croix de bois, vers le front de Cuiry. Là, nous fûmes accueillis par un orage apocalyptique d’obus de 220. Le ciel nous tombait sur la tête, vers lequel remontaient des nuages de poussière noire. Nous entendîmes autour de nous les premiers hurlements de douleur, mais le plus effrayant fut de sentir dégringoler sur nos capotes une pluie molle de débris humains. C’était dantesque. Jean me disait que ça ressemblait à ses cauchemars d’enfant. J’ignorais qu’on pût basculer si vite dans la bataille, passer en quelques jours des merveilles de la vie au spectacle de la mort. Le plus terrible, voyez-vous, c’était, ajoutée aux effluves d’acide carbonique et de soufre, l’odeur putride des cadavres. Celle des hommes et des chevaux. La guerre puait.

En guise d’avertissement, et avant de partir à l’assaut de Craonne, via Vieil-Arcy et Pagnan, on nous ordonna d’assister, avec des régiments de zouaves médusés et d’Annamites affolés, à l’exécution martiale d’un soldat qui avait tenté de déserter. On

apprit ensuite que c’était l’ordinaire du théâtre aux armées, où il n’y a jamais d’entracte et où le rouge des rideaux est celui du sang.

Jean et moi fûmes versés à la 12e compagnie du 57e régiment d’infanterie, surnommé « le Terrible », et sous les ordres du capitaine Bordes dont le père avait siégé, avec votre époux, à l’aile gauche du conseil municipal de Bordeaux. Jean y voyait un signe généreux du destin. Il se sentait moins seul, presque en famille. D’ailleurs, notre capitaine le proposa tout de suite pour le grade de sous-lieutenant. Je crois bien qu’il vous l’a écrit, car il vous écrivait chaque fois qu’on avait un peu de répit. Tapi à l’entrée de notre gourbi, je lui offrais mon dos qui lui tenait lieu d’écritoire. Lorsqu’il me lançait : « Sois gentil, fais le bossu », je savais qu’il avait un irrépressible besoin de s’adresser à vous. Et je sentais, entre mes omoplates, le dessin appliqué des « Ma maman chérie, je t’embrasse de tout mon cœur » et des « Mille baisers de ton fils ». Il vous aimait éperdument. Cela tenait de la dévotion. Je vous avoue qu’il m’est arrivé de trouver excessif cet attachement viscéral et de lui conseiller, à son âge, de « couper le cordon ombilical ». Il haussait alors les épaules.

J’épiais son visage soudain puéril lorsqu’il recevait des mains du vaguemestre l’un de vos précieux colis, d’où il sortait précautionneusement des tablettes de chocolat, du sucre, des cigarettes, des gants, un cache-nez, une peau de bique, un gilet en peau de lapin, un manteau en caoutchouc, un macfarlane, des chaussettes de laine, un couteau, un sifflet, une torche électrique, des lunettes de chasse — quatre dioptries gauche, cinq droite —, du papier ou des crayons. Pour lui, c’était Noël à l’automne. On aurait pensé qu’il avait dix ans, mon camarade emboucané. Afin de vous exprimer sa gratitude, il consacrait ses heures de repos à transformer des douilles de 75 en vases à fleurs, des ceintures de cuivre en coupe-papiers et des fusées d’obus en bijoux qu’il comptait vous offrir lors d’une permission. « Finalement, me disait-il en riant, c’est étrange, la guerre ne m’a pas fait grandir, elle m’a ramené à l’état d’enfance. À Paris, avant de m’engager, je pratiquais une forme de cynisme, je devenais un homme comme les autres, à la fois désabusé et ironique. J’écrivais des textes secs, je me méfiais de ma tendresse naturelle, j’avais peur qu’on me juge trop candide, trop sentimental. Je croyais que, pour mériter le titre d’écrivain, il convient d’être un peu méprisant et cassant, il ne faut surtout pas céder à la nostalgie, il ne faut pas montrer son amour filial. Et voici que, grâce à la guerre, tu m’entends ?, grâce à la guerre, je fabrique des cadeaux pour ma mère comme, autrefois, dans mon école bordelaise, je lui confectionnais des colliers de nouilles ou des santons en pâte à modeler pour la crèche. »

Un soir, j’ai trouvé dans la poche de ma vareuse une feuille de papier arrachée à son carnet, qu’il avait glissée pendant que je m’étais assoupi. « Si je meurs, fais dire à ma mère que ma dernière pensée aura été pour elle. » À partir de cet instant, j’ai cessé d’ironiser bêtement sur ses sentiments à votre égard. Une pensée noire — pardonnez-moi, madame — a même traversé mon esprit : et s’il se sacrifiait pour vous, et s’il s’offrait à la mitraille pour que vous soyez fière de lui, et s’il vous faisait don de sa vie ?

Notre boyau, creusé dans le calcaire, situé tout près du bois des Baules — « on se croirait, disait-il, dans un roman de Fenimore Cooper » —, se trouvait à quelques centaines de mètres de celui des Prussiens, d’où jaillissaient, lorsque la nuit tombait, des airs d’accordéon, des cantiques et même parfois des pommes de terre, des paquets de cigarettes ou des plaques de chocolat. Pendant plusieurs jours, un grand Allemand privé de tête domina de son ombre notre tranchée. Chaque jour, on en sortait pour attaquer l’ennemi, et chaque jour on revenait moins nombreux dans notre ressui fangeux, laissant sur le champ de bataille, au fond des fosses grasses et glissantes où fumaient les shrapnells, nos camarades déchirés, parfois coupés en morceaux, le visage d’un côté, les jambes de l’autre et le cœur au milieu. À peine avait-on eu le temps de faire connaissance qu’ils avaient déjà disparu. On en venait, c’est dire, à rêver d’une balle perdue, à offrir nos poitrails aux batteries allemandes. Car, au moins, les balles font des blessures nettes et propres. Alors que les obus transforment les corps en bouillies infâmes, mutilent atrocement, éventrent, décapitent et laissent monter dans l’air chargé de poudre d’irrépressibles, inextinguibles, insupportables plaintes. Elles ne cessaient qu’avec la naissance de l’aube.

Jean se demandait si, après une telle guerre, il resterait de l’acier dans cette terre lacérée qui pleurait, et si elle reverdirait un jour.

 

© Gallimard 2013

© photo : C. Hélie/Gallimard

 

 

Quatrième de couverture >

«Le 8 septembre 1914, Jean reçut sa feuille de route. Il la baisa, la caressa, la respira. Il pleura aussi, mais de joie en lisant et relisant sa convocation. Car il était attendu, deux jours plus tard, à la caserne de Libourne où il partit avec cette ferveur que mettent les pèlerins à rejoindre Saint-Jacques-de-Compostelle, cette naïveté des enfants qui rentrent chez eux après des vacances en colonie. Le garçon que je rencontrai pour la première fois était heureux et si plein d'idéal qu'on l'eût dit inconscient du danger. Il ressemblait plus à un chevalier des croisades qu'à un soldat et attribuait à la protection de Dieu son invincibilité. Pourtant, il n'avait plus que deux mois à vivre. C'est quoi, deux mois? Huit semaines, soixante jours, une broutille, un coup de vent, le temps d'un soupir, une éternité.»

 

Après le révolutionnaire Hérault de Séchelles (C'était tous les jours tempête) et le capitaine Étienne Beudant (L'Écuyer mirobolant), Jérôme Garcin poursuit, avec le poète Jean de La Ville de Mirmont, tué au combat en 1914, à l'âge de vingt-huit ans, son roman historique des vies exemplaires et brisées.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jérôme Garcin, Bleus horizons, Gallimard, février 2013, 224 pages, 16 €

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