Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Donatien Grau. Extrait de : Tout contre Sainte-Beuve


EXTRAIT >

 

Introduction

Penser au Moi

 

Il est difficile d’écrire – et de lire – sans penser au Moi. Comment nier que la littérature d’aujourd’hui, prise de ses deux côtés, aussi bien celui de l’auteur que celui du lecteur, soit, de plus en plus, le fruit d’une individualité se posant comme individualité, quand bien même elle prendrait place dans un contexte auquel appartiennent également bien d’autres singularités semblables ? C’est ce que Giorgio Agamben appelle, dans son livre La communauté qui vient, une « communauté du qualunque », c’est-à-dire du « n’importe qui » au sens le plus indéfini du terme. Cette communauté nouvelle repose sur deux présupposés :

 

– d’une part, chaque individu pense être autonome ;

– de l’autre, chaque individu est une identité indéfinie dans l’ensemble.

 

La littérature, face à cette nouvelle ère où, dans la masse, chacun vaut chacun, et la contribution au qualunque pourrait bien être la même pour tous, apparaît comme le grand recours pour une singularisation des esprits, une forme de barrière contre la perte de l’identité personnelle, qui est le risque majeur. D’une certaine manière, écrire, s’écrire, constituerait une protestation, un acte de résistance contre ce processus d’écrasement en cours.

Dans ce cas, le processus littéraire relèverait donc des deux composantes de la société de consommation née au XXe siècle : d’une part, une mise au premier plan de l’individu comme figure de modèle ; d’autre part, son intégration dans les masses. De ce fait, il serait aisé de relier l’émergence progressive d’une « littérature du Moi » à la situation globale du monde qui entoure les écrivains. Par conséquent, leur action, leur production ne serait, en quelque sorte, que la retranscription passive d’une réalité qui les dépasserait. Les livres ne seraient que l’effet induit de mutations profondes dans la culture. Et après tout, n’est-ce pas la vision que l’on nourrit également de l’œuvre d’un romancier comme Émile Zola, voire comme Balzac ? L’auteur des Rougon-Macquart vivait dans un moment de révolution économique, sociale, et de tentative de changement politique : quoi de plus légitime que d’avoir tenté d’en donner la trace dans sa fresque, en vingt volumes, qui accorda la vie à deux familles, à deux devenirs parallèles ?

Évidemment, une telle conception de l’œuvre de Zola tient de l’image d’Épinal. Zola est aussi celui qui a voulu agir sur son temps, par le journalisme, bien sûr, mais aussi par les romans – que l’on pense aux Trois Villes, où le chemin qui conduit le mystique Pierre Froment de Lourdes à Paris, en passant par Rome, imite l’apprentissage du matérialisme métaphysique moderne.

Décidément, oui, le combat, ou l’un des combats proprement politiques de la littérature contemporaine, consiste à préserver au Moi le droit et la capacité à exister – et ce dans la conscience aiguë que cette identité est en elle-même partiellement fictive et que l’idée de singularité ressort largement, quant à elle, d’une construction.

C’est parce que la différence semble ne plus avoir droit en la demeure que le Moi tente encore d’être maître chez soi et de définir, par des lettres et par des mots, un nouvel espace d’existence.

Et moi ?

 

Bien sûr, il est facile, et peut-être pertinent, de mettre en doute cette obsession du Moi, partiellement transformé parfois – mais très partiellement, le plus souvent –, de critiquer avec intelligence et cruauté ces écrivains – le sont-ils vraiment ? – qui prétendent comprendre le monde à partir de la simple expérience de leur milieu social, articulée essentiellement autour de leur propre personne vaguement modifiée. Certes, on conseille souvent aux jeunes écrivains, ou, du moins, à ceux qui débutent, de ne pas s’attaquer à un massif trop étranger, dès lors trop difficile et inabordable, mais bien de commencer par ce qu’ils connaissent. Et comme ceux qui écrivent sont – du moins statistiquement – relativement lettrés, plutôt issus du milieu des lettres, voire d’une couche socialement aisée, nous nous retrouvons avec roman après roman sur le milieu des lettres, roman après roman sur les couches socialement aisées, roman après roman sur le malheur d’être lettré.

C’est une caricature. Mais l’enjeu semble désormais, parfois, consister, comme chez Michel Houellebecq, à tester les limites de l’adéquation, ou de la disjonction, entre mensonge romantique et vérité romanesque. Les catégories définies par René Girard dans son recueil d’essais de 1961 sont fondamentales dans l’examen de certains écrits d’aujourd’hui, où l’on aimerait profondément que la coalescence entre les deux concepts qu’il distingue devienne pour finir une union inamovible.

La vérité dans l’écriture de soi est toujours, d’une certaine manière, romantique. Et pour se protéger, elle se dit mensonge, et elle se clame romanesque.

On a condamné, ici et là, Donald Morrison le premier, avec son article controversé paru en 2007 dans Time Magazine, où il soutenait « la mort de la culture française », la tendance des écrivains héritiers de Proust à ne parler que d’eux, au lieu de chercher à entrer dans la société, et à se livrer à une littérature d’investigation, voire à une écriture de pure fiction. Tous les écrivains français s’inspirant de leur réalité seraient-ils des débutants, qui hésitent à s’aventurer loin de leur port d’ancrage ?

La question peut paraître absurde. D’abord parce qu’elle n’est pas neuve : Françoise Sagan avait déjà été critiquée pour exactement le même motif, et maintenant nous louons Françoise Sagan, dont l’œuvre est largement traduite en anglais. De surcroît, les auteurs anglo-saxons eux-mêmes ne sont pas exempts d’écriture personnelle : assurément, on pourra toujours voir en Daniel Mendelsohn ou Edmund White des écrivains profondément nourris de culture française. Mais Paul Auster, quoique très reconnu en France, est surtout considéré comme un des plus grands romanciers américains. Et L’Invention de la solitude est un magnifique récit personnel, consacré à la figure de son père. Experience, de Martin Amis, est lui aussi voué aux mânes paternels. Et même John Maxwell Coetzee a poussé fort loin les limites de la fiction en créant un double de lui-même, celui des Scènes de la vie d’un jeune garçon et de Vers l’âge d’homme. Si l’on cherche plus loin encore dans le passé de la littérature anglo-saxonne, il n’est qu’à penser à l’exemple célèbre de Francis Scott Fitzgerald, qui innerve ses récits Les Heureux et les Damnés, Tendre est la nuit, de l’existence endiablée qu’il mène avec son épouse Zelda. Décidément, les Français n’ont pas le monopole du Moi. Bien plutôt, ils semblent disposer d’une acuité singulière à percevoir les mouvements profonds qui justifient le geste de prendre la plume – de taper à la machine, aujourd’hui, à l’ordinateur. Comme l’a dit Michel Houellebecq, suivant Balzac, et paraphrasant Proust : on ne peut pas vivre et se regarder vivre. Se regarder vivre, c’est-à-dire écrire, revient, d’une certaine manière, à ne pas vivre. Et pourquoi décide-t-on de ne pas vivre ?

La réponse classique est celle que fournit Rimbaud : « la vraie vie est ailleurs ». Mais cette réponse devient en elle-même très problématique, si c’est dans sa propre existence que l’on va chercher la vie qui est supposée se trouver ailleurs. Dans ce cas, il s’agit essentiellement de développer des ferments biographiques, auxquels on accorde une tout autre destinée que celle qu’ils ont réellement connue. Alors, la force de la fiction s’en trouve encore renforcée, car c’est sur une matière vive – la sienne propre – que l’auteur vient travailler. Le processus est courageux, incontestablement. Il témoigne d’une mise en jeu de soi-même que l’on ne peut que saluer en elle-même, une mise en danger réelle de l’identité d’un sujet qui envisage de réinventer sa vie, cette vie qu’il n’a pas, cette vie qui n’est pas.

De toute évidence, c’est le fond de toute fiction, au sens où Flaubert pouvait dire : « Madame Bovary, c’est moi. » Car toute écriture est d’une certaine manière ancrée dans la perspective d’un personnage que l’on est profondément, car on n’en a, superficiellement, aucun des traits visibles. Or le paradigme est radicalement opposé quand, de ce personnage, souvent, de ce héros, l’écrivain possède la conformation extérieure. Au fond, le roman deviendrait une expérimentation des limites de la fiction : d’un côté, la science-fiction, avec la recherche de nouveaux mondes. De l’autre, une production de monde à partir de soi, à partir du plus évident en soi : comme le dirait Paul Valéry, « ce que l’homme a de plus profond en lui, c’est sa peau ».

D’une certaine manière, on pourrait lire l’écriture contemporaine de soi comme une recherche, au sein de la personnalité de l’auteur, de ce qui peut encore faire l’objet d’une expérimentation : le masque social, la persona? La famille – grand classique, s’il en est ? La création – dernière relique témoignant du rêve moderne d’un écrivain démiurge ? La sexualité ? A ce titre, le livre de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., apparaît bien comme une des dernières formes d’expérimentation possible : l’écriture indifférente sur le plus intime, la désappropriation de soi pour mieux permettre d’explorer les profondeurs d’un caractère, la généalogie d’une personne. Mieux que bien d’autres, ce livre manifeste une capacité à penser l’espace individuel en ce qu’il a de personnel – l’intimité comme microcosme de l’humanité. Toutefois, la prolifération de ces récits personnels ne manque pas de provoquer des tensions à l’intérieur de la définition de la littérature – telle que nous l’entendons, dans la continuité d’une vision moderniste, c’est-à-dire dans l’horizon d’une recherche des formes.

 

La solitude des formes

 

La littérature existe, n’existe véritablement que quand à un questionnement des méthodes d’exposition correspondent un achèvement formel incontestable et une présence de l’auteur – et ce quand bien même celle-ci se résume dans la mise en marche d’une machine littéraire qui ensuite fonctionne sans lui, de façon à laisser pleine place à l’entrée du lecteur, co-réalisateur de l’œuvre. Or l’exposition, voire l’exhibition de soi ne donne pas toujours lieu à l’invention de nouvelles règles du jeu – c’est même, il faut l’avouer, assez rarement le cas. Parfois, nous avons le sentiment que le livre n’est pas le dernier refuge de la singularité innovante, se jouant du qualunque que le système souhaiterait le voir devenir ; mais, bien au contraire, il porte la double trace de l’intrusion de cette société dans un des derniers sanctuaires, en même temps que de l’absence totale de conscience, de la part de l’auteur, du fait qu’il n’est qu’un truchement utilisé par la communauté qui vient pour rompre une des ultimes barrières modernes, c’est-à-dire : anti-actuelles, qui s’opposent encore à son hégémonie. En un mot : le livre devient l’outil d’une psychanalyse inversée. L’invention freudienne trouve son efficacité dans l’idée du transfert matérialisé par le versement d’une certaine somme à l’analyste, en échange du service qu’il rend pour écouter et étudier les névroses de l’individu qui est venu le consulter. En ce sens, la psychanalyse est profondément un souvenir du monde d’hier : où l’individu, même dans un domaine commun, est singulier, a une histoire, personnelle, et doit être perçu tel qu’en lui-même, dans une conversation à deux. Aujourd’hui, écrire un livre personnel trouve son efficacité dans l’idée que quelqu’un vous lira, vous offrira de l’argent pour devenir à son tour le détenteur de vos souvenirs et de vos troubles. Décidément, une psychanalyse inversée, qui existe dans l’exposition et au fond n’existe que dans elle et pour elle, bien loin de la recherche et de l’achèvement qui sont les marques d’une véritable écriture.

On retrouve donc là une ancienne division : celle du fond et de la forme. Ces écritures de soi, à de notables exceptions près, bien sûr, manifestent l’idée que la substance humaine prime tout, et que l’écriture n’est qu’une rédaction, voire une simple retranscription. De ce fait, le livre serait comme la version démocratique d’un art de conférer ou de se montrer, dont l’impudeur serait d’une part trop gênante pour survenir dans la vie réelle et, de l’autre, ne pourrait se diffuser amplement que par le biais matériel d’un objet – le livre de confessions préfigurerait alors l’expansion de l’évocation de soi par le biais des réseaux. À partir de ce moment, on passerait sous silence le fait patent, inoubliable, que le fond est la forme, que l’exigence formelle est un contenu en soi. Serait alors renversé le constat désolé de Montherlant : « écrire un roman, c’est se mettre à table avec les domestiques ». Désormais, « se mettre à table » en soi deviendrait un impératif catégorique, et offrirait à lui seul une légitimité suffisante aux ouvrages qui tenteraient l’exercice.

Il n’y a pas de tabou de l’écriture de soi. En aucun cas, s’écrire n’est un péché originel de la littérature – et pourquoi le serait-ce ? N’avons-nous pas appris de Sartre que l’auteur est « un homme comme tous les hommes, qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » – phrase d’ailleurs en elle-même très ambiguë et presque contradictoire ? Cependant, il convient de noter que l’exigence de fixer ce qui est a été remplacée par un besoin de soulager l’âme à qui la déchristianisation a coupé la voie, facile, rédemptrice et ainsi confortable, de la confession catholique. Le qualunque doit parler à d’autres, pour se nourrir de l’illusion qu’il n’est pas, lui, qualunque. En ce cas, les textes quittent les bords de la littérature, pour se contenter d’être des écritures.

Barthes avait parfaitement compris ce tournant, lui qui fut parmi les premiers à déceler la part des écritures, concept qu’il contribua largement à former. En même temps, il fut aussi parmi les premiers à mettre le holà, à rappeler, dans ses dernières œuvres, que, pour finir, les écritures trouvent leur magnificence dans l’horizon final, intangible, tortueux pourtant, presque inaccessible, de la « préparation du roman ». Or si l’on pense aux écritures de soi d’aujourd’hui, il convient de distinguer deux formes essentielles. D’une part, l’écriture de soi naïve, « pure », qui tente de fixer la force d’une singularité par définition même en danger de déformation, sinon de destruction. Cette forme peut prétendre à la littérature, ou exister seulement pour elle-même, comme confession post-chrétienne. De l’autre, et l’examen est plus périlleux, en jeu avec la fiction, dans ce que l’on a largement appelé : l’autofiction. L’invention ou le développement d’une forme est un privilège, son achèvement l’est tout autant, son épuisement, en revanche, tient de la malédiction. Et nous paraissons parfois y toucher. Car au pourcentage fictif sont tantôt sacrifiés les anneaux du style, tantôt les espoirs de renouvellement.

Appartiendrions-nous à l’ère de ce que Richard Millet appelle la « postlittérature » ? En effet, il existe entre ces écritures de soi un parallélisme remarquable avec ce que l’on pourrait appeler la « pré-littérature ». Nous avons parfois tendance, rétrospectivement, à juger que la « littérature » est un concept éternel, valable pour Homère, pour Eschyle, pour Virgile, pour Dante, pour Shakespeare, pour Molière, pour Voltaire, Chateaubriand, Proust, André Breton et Michel Houellebecq. Or la littérature, comme l’art, est d’institution assez récente : son acte de naissance dans la langue française, doit être trouvé chez Mme de Staël, et son essai fondamental de 1800, intitulé De la littérature. C’est une notion de l’Europe pré-romantique. La poésie ne l’est pas, l’écriture, pas nécessairement. Il en est d’ailleurs de même de l’art. Quand Hegel proclame sa mort, il n’a que quelques décennies d’existence, pour avoir été conformé sous la double inspiration de Diderot et Kant. Il serait aisé d’étudier parallèlement les concepts de « littérature » et d’ « art », tel que nous l’entendons dans un sens moderne puis contemporain, et tout aussi aisé de relier réflexions actuelles sur la fin de l’art et celle de la littérature. Il s’agirait alors de signaler la fin de deux siècles d’une extraordinaire floraison esthétique et littéraire, fondée sur une recherche consciente de nouvelles formes.

 

© Grasset 2013

© Olivier Zahm

 

 

Quatrième de couverture > La littérature française est connue, et critiquée, dans le monde entier pour être une littérature du Moi.

Que l’on mette en cause le narcissisme de ses écrivains ou que l’on loue la finesse de leurs analyses psychologiques, on n’échappe pas, dans l’examen de la création, à ce constat et à cette question.

Or, à la légitimation de cette littérature conçue comme écriture de soi, un modèle a été donné : Marcel Proust. Et un moment fondateur a été assigné : le Contre Sainte-Beuve, ce recueil de textes publié plus de trente ans après la mort de l’auteur d’A la recherche du temps perdu.

Donatien Grau revient ici sur ce moment décisif et qui se révèle, à l’examen, plus trouble, paradoxal, mystérieux, que ne l’ont dit des générations de commentateurs. En rouvrant ce dossier que Proust avait gardé secret, en déployant toute son énigmatique complexité, il ouvre la voie à un renouvellement d’ensemble de notre pensée sur la littérature.

 

Ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de lettres, Donatien Grau

est membre du comité de rédaction des revues Commentaire et La Règle du

Jeu. Il collabore au Monde des livres et au Times Literary Supplement.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Donatien Grau, Tout contre Sainte-Beuve, Grasset, janvier 2013, 408 pages, 24 €

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