Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Max Frisch. Extrait de : Esquisse pour un troisième journal


EXTRAITS >

 

Un écrivain croit-il aujourd’hui qu’on le lira peut-être encore dans cent ans ? Écrire est devenu une autre entreprise, une conversation avec des contemporains, et rien de plus ; la mission de l’écrivain, consistant à communiquer aux enfants de ses enfants un peu de son époque, devient une illusion. Il y a quarante années de cela, Brecht parlait encore aux générations futures.

 

Au cours de la nuit, quand je ne sais pas où je trouverai le courage le lendemain et que je me rendors, lui se lève, au plus tard quand je prépare le café, comme un chien fidèle qui a dormi près du lit : le courage ! de décrocher le téléphone, et plus tard de se rendre en ville et de discuter avec des gens aimables et d’oublier tout ce que l’on a su pendant la nuit, et de ne pas voir l’avenir, guidé comme par un chien d’aveugle. Aujourd’hui j’ai failli me faire écraser par un camion sur West-

Broadway.

 

Vol au-dessus du Péloponnèse : Des nuages, hélas, rien à voir, peut-être sommes-nous en train de survoler Mycènes. J’ai le sentiment que Peter me regarde manger un sandwich, puis un deuxième et même un troisième, tout en buvant du Coca-Cola. Ensuite il faut poser un cathéter. Je me force à ne pas regarder ailleurs. Mais Peter ne semble rien sentir ; le résultat est un sac plein d’urine sanglante. Épuisé, Peter dort ; le sac a disparu, mais la couleur reste encore une demi-heure durant au-dessus de l’horizon, vers l’Ouest.

Je ne sais pas où nous nous trouvons.

Plus tard les lumières des villages italiens ; nous descendons ensuite au-dessus des Alpes, dans la nuit, pendant que Peter constate avec de tout petits yeux qu’on lui passe sa chemise puis, précautionneusement, son pantalon, et aussi les chaussettes empoussiérées par le désert ; il veut aussi sa montre- bracelet.

 

Notre tourisme, notre télévision, nos changements de mode, notre alcoolisme, notre toxicomanie et notre sexisme, notre avidité de consommation sous un feu roulant de réclames, etc., témoignent de l’ennui gigantesque qui affecte notre société. Qu’est-ce qui nous a amenés là ? Une société qui, certes, produit de la mort comme jamais, mais de la mort sans transcendance, et sans transcendance il n’y a que le temps présent, ou plus précisément : l’instantanéité de notre existence, sous forme de vide avant la mort.

 

 

Faire l’éloge d’un défunt et garantir publiquement qu’il nous manquera, voilà l’expression ordinaire de notre deuil, dans l’ignorance totale de ce qu’est la mort. Aucun visage dans un cercueil ne m’a jamais montré que nous manquons à celui qui vient de mourir. C’est le contraire qui saute aux yeux. Comment puis-je donc dire que le cercle de mes amis parmi les morts ne cesse de s’agrandir ? Le défunt m’abandonne au souvenir de ce que j’ai vécu avec lui… trois soirées au bord du Nil, oui, ou ce dernier déjeuner sur les collines du Pfannenstiel à l’automne… Lui, en revanche, le défunt, a fait entre-temps une expérience sans nous, cette expérience qui m’attend encore et que l’on ne peut communiquer – sauf s’il se produisait une révélation dans la foi.

 

© Grasset 2013

© Photo : Barnabas Bosshart / Corbis

 

 

Quatrième de couverture > Max Frisch commence ce "journal", en forme d'aphorismes et de récits brefs, au début des années 1980, et le rédige jusqu'à son décès en 1991. Portraits de ville, récits de la vie aux États-Unis, indignations et mots tendres alternent dans une langue superbe, parfois fulminante. Réflexion sur l'affrontement entre deux mondes – la Suisse et les États-Unis –, c'est aussi et surtout le récit d'un cheminement vers la mort.

Ce dernier texte littéraire a été retrouvé dans les archives Max Frisch alors que l'auteur l'avait laissé de côté, contrairement à ses deux premiers journaux conçus comme des œuvres à part entière, d'un genre particulier, revues et publiées de son vivant.

Testament d'une grande noirceur, malgré tout empreint d'humour et parsemé de fragments oniriques, où l'imaginaire et l'écriture ont toute leur place.

 

Max Frisch, né et mort à Zurich (1911-1991), est un écrivain majeur de la Suisse de l’après-guerre. Architecte de formation, journaliste, grand voyageur, il est l’auteur de plusieurs romans, dont le célèbre Homo Faber (Gallimard), de pièces de théâtre et d’un Journal. Stiller (Grasset, 2009) est tenu pour une oeuvre capitale.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Max Frisch, Esquisse pour un troisième journal, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, texte établi et postfacé par Peter von Matt, Grasset, février 2013, 256 pages, 18 €

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