Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Raphaël Enthoven. Extrait de : Matière première


EXTRAIT >

 

Indignation

 

Le Démon de la tautologie de Clément Rosset s’achève sur cinq « petites pièces morales » que le philosophe a composées sur le modèle des petites pièces de Satie, dans lesquelles, après avoir affronté le syllogisme du bourreau que les belles âmes opposent au premier spinoziste venu (« Vous approuvez tout ce qui existe, or le bourreau existe, donc vous approuvez le bourreau »), après avoir montré l’essence antitragique de la morale (qui, en affirmant que les phénomènes ont une valeur en soi, n’est qu’une des formes prises par l’incapacité d’affronter le réel), avant de montrer ce qu’il y a d’idéologique dans le combat contre les idéologies (pour le dire autrement : combien il faut être con soi-même pour prendre au sérieux les idées d’un con), le philosophe dédramatise l’indignation dont les curés de tous bords menacent les pensées du réel comme un médecin lui-même fumeur promet, sans rire, à celui qui n’écrase pas sa cigarette qu’un jour il finira par casser sa pipe. « Un double vice, dit Rosset, condamne l’indignation à l’impuissance et au paradoxe. Le premier consiste à faire disparaître comme par magie l’objet qu’elle prétend prendre à partie, étouffant toute analyse dans l’œuf… Le second est de ne pas prendre garde au fait que ce contre quoi elle s’insurge est lui-même d’ordre moral et même moralissime. » Dans un monde meilleur, les millions de lecteurs francophones qui ont dévoré l’opuscule de Stéphane Hessel (Indignez-vous !) auraient pris soin, comme on prend de l’aspirine au coucher pour éviter la gueule de bois, de les confronter aux quelques lignes qu’un philosophe encore méconnu avait écrites sur le même sujet dix ans plus tôt.

Mais ce ne sera jamais le cas.

Indignation.

 

Pourquoi l’indignation est-elle si consensuelle ? Pourquoi, de toutes les valeurs, de toutes les attitudes, l’indignation est-elle à peu près la seule qu’on ne conteste jamais ?

Parce que l’indignation n’est pas une valeur, mais une réaction. Elle ne relève pas de la réflexion, mais du réflexe. Elle est, à cet égard, compatible avec tous les discours, toutes les opinions : on peut s’indigner des violences policières comme de l’agression d’un CRS, des attentats du Hamas comme des bombardements israéliens… L’indignation est comme l’ultralevure : elle a sa place dans tous les gâteaux. Simultanément plastique et stable, l’indignation s’adapte à tous les combats, dignifie toutes les luttes, embellit tous les dogmes. Quelles que soient vos certitudes, il y a toujours l’indignation qui leur convient. C’est commode.

Parce que l’indignation est une myopie délibérée, une cécité volontaire qui refuse d’aller au-delà du spectacle qui l’indigne : jugeant avant de comprendre, séparant les faits des mécanismes qui leur ont donné le jour, l’indignation permet à chacun d’émettre un avis qu’aucun raisonnement n’invalide. C’est évident : comment remettre en cause un discours qui ne s’occupe que des effets ? Autant contester l’incontestable. Quel cœur de pierre n’est pas indigné par l’injustice, la société du spectacle, le racisme, la misère et la faim ? Comment argumenter face à celui qui, disqualifiant a priori la situation qu’il désigne, s’épargne la peine d’en penser l’émergence ? C’est le tour de force de l’indignation : elle s’appuie sur les faits tout en se rendant hermétique à toute réfutation. L’indignation ne prend aucun risque : quel qu’en soit le motif, s’indigner, c’est avoir raison.

On présente souvent l’indignation comme un antidote à l’égoïsme alors qu’elle en est le digestif et le paravent et que, à l’image du père qui lutine sa fille tout en s’indignant de la condition des femmes, l’indignation offre à l’incurie l’écrin d’une bonne conscience qui autorise toutes les infamies. Dès lors, autre avantage : l’indignation est indéfiniment renouvelable. N’ayant, face au réel, que la ressource de l’anathème et de la déploration, puisant dans l’hiatus entre le monde comme il est et le monde comme il devrait être la matière de sa rage, le phénomène publicitaire de l’indignation se trouve toujours une raison d’être. Peu importe que l’indignation, toute morale, culmine dans l’impuissance : l’essentiel est de s’indigner, ce qui n’engage à rien. Debout, les indignés de la Terre, c’est l’heure de lever le poing sans vous salir les mains ! L’indignation est un art de ramper la tête haute, qui a besoin de causes comme la charité a besoin de pauvres : son propos n’est pas de changer le monde, mais d’y trouver l’occasion de s’en plaindre. Avec l’indignation, l’honneur est sauf — tout comme l’ordre établi. Bien qu’elle se donne l’air de porter le monde sur les épaules, l’indignation est irresponsable de tout. Seule compte la tranquillité vindicative qu’elle garantit à celui qui s’indigne.

Enfin, et pour toutes ces raisons, l’indignation a ceci de génial qu’étant l’affect rousseauiste par excellence elle donne le sentiment d’être iconoclaste tout en appartenant à la majorité. Elle consiste à hurler avec la meute tout en persuadant l’indigné qu’il est son seul maître. Elle a l’air de la révolte, mais c’est un sédatif. Dormez, braves gens, faites comme tout le monde, indignez-vous !

 

© Éditions Gallimard, 2013

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Comment élever la philosophie jusqu’aux objets du quotidien ? Comment parler du GPS, de la carte de fidélité, de l’iPhone, des capsules Nespresso, des affiches électorales, des zones fumeurs, de la 3D, de France Info, de la baguette de tradition française, du micro-trottoir ou de Lady Gaga sans verser dans la «mode de la philosophie» qui fait des bulles en pensant le trivial ? La dignité des objets que la philosophie se donne est un faux problème. À l’inverse de ceux qui, à force de demander à la philosophie d’être accessible alors qu’elle l’est déjà, en interdisent l’accès autrement que par la porte de service, l’enjeu, ici, n’est pas de descendre jusqu’au monde en simulant l’intérêt qu’on lui trouve, mais de partir de lui comme d’une matière première.

 

Raphaël Enthoven est professeur de philosophie. Matière première est son quatrième livre.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Raphaël Enthoven, Matière première, Gallimard, février 2013, 160 14,90 €

3 commentaires

Quelqu'un aura-t-il l'ironie d'écrire un commentaire indigné à propos de cet extrait ?...

Faut-il encore s'indigner à propos de ce monsieur ?

Trêve de plaisanteries sur le fait de s’indigner de l’indignation relative au concept d’indignation… L’extrait proposé ici est, ma foi, très pertinent. Raphaël Enthoven, lorsque j’ai récemment et publiquement salué en lui un remarquable spécialiste de Proust, est d’habitude célébré, m’a-t-on dit, pour sa conquête d’une certaine chanteuse française ; je l’ignorais – il est vrai que je vis sans télé au plus profond d’une forêt de Provence – mais je persiste et signe, car c’est assez rare : Raphaël Enthoven commente la Recherche du temps perdu avec beaucoup de sensibilité et d’intelligence. Ses interventions prouvent qu’il a lu et relu l’œuvre en entier, (soit jusqu’à la superbe dernière phrase du Temps retrouvé) ce qui devient plutôt rare parmi les écrivains…