Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jacques Chessex. Extrait de : Hosanna


EXTRAIT >

Il y a dans le culte protestant une nudité qui touche au vide. Peut- être aussi, qui y condamne. Dieu, Christ, et rien. Une Parole absolue, escarpée, à rejoindre à tout instant sur l’abrupt. Parole surgie, comme soufflée des sommets devant un ciel marbré d’obscurité et d’indomptable clarté.

Était-ce l’effet du vertige qui m’avait aspiré en moi- même, glaciale folie, à la sonnerie de la cloche de fer, cet après-midi- là je ressentis la liturgie comme un rappel à l’ordre, un blâme aussi de la distraction qui avait désorienté ma propre vie, me perçant de pitié pour les miens à la dispersion de ma famille. Ensuite à la mort des miens.

Le dur désert des protestants, cet après-midi- là, je le ressentais une nouvelle fois sur mon banc dans cette église où je tendais l’oreille au prêche du premier pasteur, le Français, qui appelait la miséricorde divine sur notre petite assemblée et entreprenait l’éloge du mort. Travail, confiance en Dieu, engagement dans le bien, voilà la vie du voisin. Vide et béance pour moi, me répétais-je comme un fou dans ma solitude. Il y a d’abord l’amour, s’exclamait le pasteur en chaire, l’amour de Dieu, l’amour de l’autre, toute la vie du voisin l’attestait, il suffisait d’observer ici même les visages marqués par le chagrin, la tendresse blessée, pour nous persuader de l’amour de Dieu pour Sa créature, et de l’amour qu’Il a mis en elle.

Vide et béance, insistais- je en moi, c’était comme un délire sans chaleur, je suis vide, je suis béant, rien n’entre en moi pour me restaurer. Vide et béance, la folie gagne, je tomberai sur le sol noir au sortir d’ici, à la lumière éblouissante du grand jour, tous ils verront ma chute et passeront sans m’appeler. Je serai tombé sur le sol noir, faible et fou je serai tombé, je serai mort.

Le pasteur poursuivait sa louange.

Voisin vaillant, voisin fondateur de fromageries, de porcheries, voisin veillant sur les siens, veillé des siens, voisin toujours vainqueur du mal.

Le voisin était mort de sa belle mort.

Moi j’allais tomber devant tous à la sortie de cette église, rouler par terre, l’infamie était sur moi.

Et mon père s’était suicidé. Balle dans la tempe par pluie fade. Scène coupable. Scène sale.

Pourquoi donnes-Tu, Dieu des armées, aux uns la paix, aux autres la peine et la guerre ?

Il y a trois jours, à quelques pas de ma maison, et entouré, respecté, porté, le corps du voisin très âgé cédait à la mort corporelle.

Il y a cinquante ans, loin de mes mains, loin de mes yeux, le corps de mon père encore jeune tombait sous la balle de sa propre arme.

Il y a trois jours, l’âme du voisin entrait dans Ta lumière immobile.

Il y a déjà cinquante ans, l’âme de mon père prenait le départ pour son errance sans fin.

O Dieu inique, Dieu absent. Dieu qui nous quitte, nous abandonne selon Son vœu à notre jeu. Dieu capricieux qui nous fabrique et nous rejette à notre destin de poupées vouées à pourrir dans la tombe.

À ce moment il me parut qu’une parabole s’écrivait bien malgré moi devant moi, La parabole du voisin, son titre et chacun de ses mots luisaient dans la lumière grise de la chapelle où seules les fleurs du cercueil jetaient une teinte jaune et chaude. La parabole du voisin, c’était cela, je la voyais et j’en prenais pour moi chaque mot, un homme probe, un juste, le voisin, ayant atteint le terme de sa vie, entra dans le jour de Dieu. « Tu as mérité tout ce jour », lui dit Dieu en lui ouvrant les bras. Un autre homme regardait la scène, celui- là n’avait pas l’âge de la mort, du moins voulait- il le croire, et il se réjouissait de poursuivre sa vie mauvaise et inutile. « Qu’as-tu fait pour mériter le jour ? » lui demanda Dieu à l’enterrement du voisin. Et il punit l’orgueilleux en le faisant choir aux yeux de tous dans le bitume noir comme la nuit.

Le voisin avait construit sa maison de ses propres mains, disait maintenant le pasteur, il avait planté les arbres de son jardin, il élevait des abeilles dans les ruches qu’il avait fabriquées lui- même, il récoltait son miel et le distribuait autour de lui, ah je me souvenais, un matin ancien de juillet, comme je passais devant sa maison en revenant de la poste, le voisin était sorti de chez lui tout englué de jaune, un jaune pareil à celui des fleurs de son cercueil, il brandissait un bocal poisseux : « c’est pour vous, c’est pour vous », son grand tablier dégouttait de sucre translucide et à cet instant de son culte funèbre, dans cette chapelle où je n’aurais dû me souvenir que de saintes choses du voisin et de son cadeau, tout à coup je me rappelais l’usage que j’avais fait du miel du voisin le soir même de l’offrande, l’introduisant par petites doses dans le sexe d’une jeune fille appelée Blandine dont l’odeur et celle du miel encore liquide, musquée, sylvestre, s’accordaient dans la fente âcre. Faille forestière, thym chaud des pentes, et le goût de la mer. « Il lui a fait sucer le miel du rocher... » (Deutéronome 32, 13.)

Dieu, Tu me pardonneras pour ces fautes.

Ou selon Ta volonté, Tu me vexeras pour ces fautes.

Quoi que Tu décides pour moi, Dieu sans recours qui fixes les fins, je ne regrette pas d’avoir oublié Ta loi. Quoi que Tu décrètes pour moi, je Te le dis en pleine reconnaissance des mérites du voisin, je serai tranquille dans ma petitesse à vivre de mon peu de poids. En toute chose, il y a le haut et il y a le bas. Le voisin est en haut avec les purs, les maisons que l’on construit soi-même, les récoltes engrangées, les transactions abouties et approuvées. Je suis en bas dans mon imperfection en tout acte.

Et quelques minutes, que je distrayai sans trop de honte à la louange pastorale, je laissai se dévider en moi, comme un amusement déplacé dans la circonstance, la litanie du haut et du bas.

Le voisin est en haut avec sa belle mort. Je suis en bas, toujours en vie, à ruminer mes chemins de traverse.

Le voisin est en haut près des dominations et des trônes.

Je suis en bas avec la cendre que je deviendrai.

Le voisin tout en haut, qui lève les yeux vers les montagnes.

Moi tout en bas, qui scrute la moisissure des tombes.

« Ils allèrent à sa rencontre en criant : Hosanna ! » (Jean 12, 13.)

Chantons, dit le pasteur.

L’orgue préludait.

Nous chantâmes les deux premières strophes du cantique prescrit.

Maintenant le salut au drapeau, dit le pasteur, et l’athlète vêtu de rouge qui s’était tenu immobile, debout dans une stalle du conseil, sa bannière roulée à l’épaule, s’avança de quelques pas vers la chaire, déploya lentement son étendard et le balança plusieurs fois dans l’air au- dessus du cercueil, touchant les fleurs comme s’il voulait les caresser, le ruban de crêpe s’accrochait aux lys jaunes qu’il faisait bruire à son passage d’un crissement d’élytres râpées.

Des sanglots éclatèrent dans les travées, l’orgue entonna quelques mesures d’un arrangement de Schubert, le drapeau descendit sur le cercueil, le toucha, descendit jusqu’à paraître se coucher dans les brassées de lys qui luisaient.

Chantons la cinquième strophe de notre cantique, dit le pasteur. Le cours du temps reprit. L’orgue et les voix remplirent le vide.

Tu vins, innocent agneau

Subir une mort cruelle

Mais triomphant du tombeau...

À la fin du cantique entier, toute l’église était en larmes, et le culte en allemand commençait.

 

© Grasset 2013

© photo : Léa Crespi

 

 

Quatrième de couverture > Ce récit posthume de Jacques Chessex aurait pu s'appeler : La mort du voisin. En effet, lorsqu'un voisin âgé meurt de sa mort naturelle, et qu'une cérémonie en français et en allemand a lieu dans la chapelle du village, il s'y rend. Tout le talent de l'écrivain va consister à rendre la palette d'émotions qui le saisissent et nous saisissent. Bonheur et honte de survivre, et certitude, hélas, de ne pas survivre longtemps : « Vide et béance, la folie gagne, je tomberai sur le sol noir au sortir d'ici, à la lumière éblouissante du grand jour, tous ils verront ma chute et passeront sans m'appeler. » Mais aussi, le retour du passé, en images fulgurantes et superbes, un fou qui hante les rues de Ropraz, un visage de jeune homme suicidé, une amante et consolation du narrateur, dénommée Blandine, au sexe de miel.

 

Romancier, poète, peintre, Jacques Chessex était l'un de nos plus grands écrivains de langue française. On lui doit, entre autres, L'ogre (1973, Prix Goncourt), Monsieur (2001), Le vampire de Ropraz (2007), Un juif pour l'exemple (2008), Le dernier crâne de M. de Sade (2010) et Interrogatoire (2011).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jacques Chessex, Hosanna, Grasset, avril 2013, 128 pages, 12,90 €

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