Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Philippe Toussaint. Extrait de : Nue


EXTRAIT >

En dehors du côté spectaculaire de certaines des robes créées par Marie dans le passé — la robe en sorbet, la robe en calycotome et romarin, la robe en gorgone de mer que paraient des colliers d’oursins et des boucles d’oreilles de Vénus —, Marie s’aventurait parfois, en marge de la mode, sur un terrain expérimental proche des expériences les plus radicales de l’art contemporain. Menant une réflexion théorique sur l’idée même de haute couture, elle était revenue au sens premier du mot couture, comme assemblage de tissus par différentes techniques, le point, le bâti, l’agrafe ou le raccord, qui permettent d’assembler des étoffes sur le corps des modèles, de les unir à la peau et de les relier entre elles, pour présenter cette année à Tokyo une robe de haute couture sans couture. Avec la robe en miel, Marie inventait la robe sans attaches, qui tenait toute seule sur le corps du modèle, une robe en lévitation, légère, fluide, fondante, lentement liquide et sirupeuse, en apesanteur dans l’espace et au plus près du corps du modèle, puisque le corps du modèle était la robe elle-même.

 

La robe en miel avait été présentée pour la première fois au Spiral de Tokyo. C’était le point d’orgue de la dernière collection automne-hiver de Marie. À la fin du défilé, l’ultime mannequin surgissait des coulisses vêtue de cette robe d’ambre et de lumière, comme si son corps avait été plongé intégralement dans un pot de miel démesuré avant d’entrer en scène. Nue et en miel, ruisselante, elle s’avançait ainsi sur le podium en se déhanchant au rythme d’une musique cadencée, les talons hauts, souriante, suivie d’un essaim d’abeilles qui lui faisait cortège en bourdonnant en suspension dans l’air, aimanté par le miel, tel un nuage allongé et abstrait d’insectes vrombissants qui accompagnaient sa parade et tournaient avec elle à l’extrémité du podium dans une embardée virevoltante, comme une projection d’écharpe échevelée, sinueuse et vivante, grouillante d’hyménoptères qu’elle emportait dans son sillage au moment de quitter la scène.

Tel, du moins, était le principe. En pratique, les difficultés s’étaient multipliées, et la présentation de la robe en miel au Spiral de Tokyo avait nécessité des mois de travail et la mise en place d’une petite cellule spécialisée qui s’était consacrée exclusivement au développement du projet de la robe en miel. Dès le départ, il avait fallu choisir entre travailler avec de vraies abeilles ou faire appel à un système de faux insectes téléguidés, en s’appuyant sur les travaux les plus récents de biorobotique, qui permettent d’envisager de minuscules robots aériens dotés de capteurs électroniques ventraux. Après examen de la question, et de nombreux échanges de courriers électroniques entre Tokyo et Paris, agrémentés de documents joints croquignolets qui contenaient des schémas complexes de prototypes volants miniaturisés, à l’allure sibylline de machines à voler de Léonard de Vinci, il apparut qu’il était techniquement possible de faire voler un essaim d’abeilles sur un podium de mode. Le principal point positif mis en lumière par les collaborateurs de Marie était que les colonies d’abeilles sont dociles et suivent partout aveuglément leur reine (si une reine parvient à s’échapper d’une ruche, toute la colonie la suit dans la nature, de sorte que certains apiculteurs n’hésitent pas à couper les ailes de leurs reines pour éviter de tels exodes). Lors d’un premier voyage préparatoire que Marie avait fait au Japon, son assistant lui avait arrangé un rendez-vous avec un apiculteur corse qui vivait à Tokyo, et Marie s’était retrouvée à déjeuner dans un restaurant panoramique de Shinjuku avec un certain M. Tristani, ou Cristiani (dont le prénom n’était rien de moins que Toussaint), petit homme sympathique, débonnaire, vêtu de tweed, de chevrons, de beige et de bordeaux. M. Tristani avait le poignet dans le plâtre et le bras en écharpe, il portait d’épaisses lunettes jaunes aux verres fumés qui cachaient un regard aigu, rusé et méfiant.

 

M. Tristani avait commandé l’apéritif dans la grande salle à manger déserte du restaurant panoramique, et il devait s’attendre à quelque déjeuner galant en compagnie d’une jeune femme qui s’intéressait à la fabrication du miel, mais Marie n’avait pas l’habitude de badiner pendant les déjeuners de travail. Dès que le maître d’hôtel était venu prendre la commande, elle lui avait exposé d’une voix décidée les grandes lignes de son projet. M. Tristani, dont les ardeurs s’étaient très vite éteintes, l’écoutait gravement, en hochant la tête, le poignet dans le plâtre, détachant de temps à autre maladroitement un filet de sole de sa main valide, puis, posant son couteau à poisson sur la nappe, il ramassait sa fourchette et avalait une bouchée d’un air douloureux, et même préoccupé, car, s’il avait bien compris, l’idée consistait à recouvrir un top-model de miel. Piombu ! M. Tristani n’apportait pas beaucoup d’éléments de réponse aux multiples interrogations de Marie, se contentant d’éluder les questions en esquissant un geste vague de la main avec une expression fataliste, et, reprenant son couteau à poisson, il se remettait à défaire longitudinalement son filet de sole, en jetant à l’occasion un coup d’œil rêveur sur le quartier administratif de Shinjuku qui s’étendait dans la brume derrière la baie vitrée. Il restait résolument perplexe, répondait à côté, ou évasivement, aux questions techniques précises que Marie avait préparées à son intention (agenda ouvert à côté d’elle sur la nappe, liste de questions, qu’elle cochait à mesure), sans jamais obtenir le moindre renseignement utile, à croire que Toussaint n’y connaissait rien aux abeilles (ou que l’apiculture n’était pour lui qu’une couverture).

 

Leur collaboration s’en était tenue là, ils s’étaient séparés dans le hall de l’hôtel à la fin du déjeuner, et il lui avait offert un pot de miel avant de prendre congé (ce qui avait donné à Marie l’idée du sous-titre de son défilé : Maquis d’automne). Finalement, Marie avait travaillé avec un apiculteur plus bohème, un Allemand installé dans les Cévennes puis dans l’île d’Hokkaido, légèrement homosexuel et follement amoureux d’elle, selon Marie (ou le contraire, selon moi : une folle perdue qui avait un petit béguin pour elle), qui ne contredisait jamais personne et était prêt à faire ce qu’on voulait de ses abeilles pourvu qu’on lui signât des dérogations et des dégagements de responsabilité pour les autorités sanitaires japonaises et qu’on lui offrît pas mal de blé en contrepartie. Il aurait peut-être été parfait, cet homme, s’il ne s’était adjoint les services d’un autre Cévenol germanique qui venait également de l’île d’Hokkaido (une sorte d’idéaliste illuminé qu’on ne trouve plus que dans le miel), qui se faisait fort de dresser la reine des abeilles pour le défilé et en avait fait une démonstration ahurissante dans les bureaux de Tokyo de la maison de couture Allons-y Allons-o, devant tout le staff des collaborateurs japonais de Marie, designers et graphistes vêtus de noir, avec de fines lunettes à monture en titane, besaces en bandoulière croisées sur la poitrine, graves et sceptiques, réunis en arc de cercle devant une table à tréteaux vide, où, sans la moindre abeille, le gars leur avait fait un numéro pathétique de dompteur de puces, comme dans une vieille plaisanterie, où le dompteur, égarant ses protégées, les appelant par leur nom, les retrouvant, leur faisait faire des acrobaties et des triples sauts périlleux (tout le monde était ressorti de la réunion consterné — et Marie avait viré le type).

 

La préparation de la robe en miel avait égale­ment posé d’épineuses questions juridiques, d’assurances et de contrat. Lorsque, au terme d’un long casting organisé dans les bureaux de la maison Allons-y Allons-o à Tokyo, la mannequin fut choisie pour la robe en miel, une jeune Russe d’à peine dix-sept ans, les avocats de Marie travaillèrent plus d’un mois pour mettre au point le contrat définitif avec l’agence Rezo de Shibuya, contrat de plus de quinze pages qui contenait des quantités d’avenants et des clauses inhabituelles en raison de la spécificité de la prestation. La mannequin fut invitée à passer plusieurs visites médicales, dut consulter un dermatologue et un allergologue, et des tests furent programmés dans une clinique privée pour vérifier que sa peau pouvait supporter sans risque d’eczéma ou d’irritation un contact massif de miel sur la totalité du corps.

 

© Éditions de Minuit

© Photo :  Roland Allard

 

 

Quatrième de couverture > La robe en miel était le point d’orgue de la collection automne-hiver de Marie. À la fin du défilé, l’ultime mannequin surgissait des coulisses vêtue de cette robe d’ambre et de lumière, comme si son corps avait été plongé intégralement dans un pot de miel démesuré avant d’entrer en scène. Nue et en miel, ruisselante, elle s’avançait ainsi sur le podium en se déhanchant au rythme d’une musique cadencée, les talons hauts, souriante, suivie d’un essaim d’abeilles qui lui faisait cortège en bourdonnant en suspension dans l’air, aimanté par le miel, tel un nuage allongé et abstrait d’insectes vrombissants qui accompagnaient sa parade.

Nue est le quatrième et dernier volet de l’ensemble romanesque MARIE MADELEINE MARGUERITE DE MONTALTE, qui retrace quatre saisons de la vie de Marie, créatrice de haute couture et compagne du narrateur : Faire l’amour, hiver (2002) ; Fuir, été (2005) ; La Vérité sur Marie, printemps-été (2009) ; Nue, automne-hiver (2013).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-Philippe Toussaint, Nue, septembre 2013, Éditions de Minuit, 176 pages, 14,50 €

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