Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Marie Darrieussecq. Extrait de : Il faut beaucoup aimer les hommes


 

EXTRAIT >

 

On prend la mer et on atteint un fleuve. On peut prendre un avion, je ne dis pas. Mais on atteint un fleuve et il faut entrer dans le fleuve. Parfois il y a un port, et des grues, des cargos, des marins. Et des lumières la nuit. Un port sur la part de delta habitable. Ensuite, il n’y a personne. Seulement des arbres, à mesure qu’on remonte le fleuve.

 

Générique

 

C’était un homme avec une grande idée. Elle la voyait briller dans ses yeux. Sa pupille s’enroulait en ruban incandescent. Elle entrait dans ses yeux pour suivre avec lui le fleuve. Mais elle ne croyait pas à son projet. Ça ne se ferait jamais, en vrai. Atteint-on jamais le Congo?

 

Il y avait ce qu’il était lui : un problème. Et sa grande idée coûtait trop d’argent. Demandait trop à trop de gens. Et pour elle la grande idée était comme une autre femme, et elle ne voulait pas qu’il la suive.

 

« À force de penser au Congo je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves où le fouet claque comme un grand étendard. » Il lui lisait Césaire. Qui n’était pas son écrivain préféré. Mais qui a laissé de bonnes pages, on ne peut pas dire. Et qui était noir, ça a son importance. Sans doute. Elle était de là, elle aussi, désormais. Du pays impossible, avalancheux et débordant.

 

Chaque matin elle s’éveillait affligée d’une maladie de peau. Ses épaules, ses seins, l’intérieur de ses bras, tout ce qui venait au contact de lui – sa peau était creusée de lignes, de broderies. Elles couraient, incrustées. Elle frottait mais ça ne partait pas. Elle se douchait mais l’eau n’y faisait rien, et dans le miroir elle voyait, sous la peau, courir les galeries étroites et régulières, de fins colliers de perles en creux.

 

La maquilleuse même n’y pouvait rien. Elle qui était censée jouer la Française diaphane, ni tatouée ni scarifiée. Le visage est ce qu’on ne voit pas de soi. Le dos non plus, je vous l’accorde. En se contorsionnant, on attrape un éclat d’omoplate, un peu de clavicule et de reins. Mais on porte devant soi son visage comme une offrande. Il la voyait. Elle ne se voyait que dans les films ou le miroir. Ce visage intact, où s’imprimaient d’autant mieux les marques.

 

Et lui c’était qui? Un acteur comme elle, second rôle un peu connu – on connaît sa tête, pas son nom, et difficile à prononcer. S’il y avait en lui quelque chose de militant c’était peut-être ça : cette obstination à garder son nom – faire carrière avec un nom pareil. Un nom qu’elle aurait voulu porter, elle. Elle avait ça dans l’idée. Joint à son prénom si français, Solange.

 

Il n’aimait pas qu’elle le regarde quand ils faisaient l’amour. Si elle ouvrait les yeux, il faisait un petit bruit entre ses dents, chhhhh. Elle les refermait, elle rentrait dans le noir rouge. Mais elle avait vu son visage bouleversé, l’éclat de ses joues, la sueur sur ses pommettes, presque des larmes. Et ses yeux fixés sur elle, chhhhh. Deux pointes noires, jaillies sous les paupières, ses yeux chinois, deux fentes, soulevant les triangles des tempes.

 

Elle se rappelait géométriquement sa beauté, mais qui était l’homme sur la photo? Qui est l’homme dont les photos circulent sur les pages de ragots hollywoodiens? Qui est l’homme qui la regardait, qui la regarde dans sa mémoire? Sa peau ne porte plus aucune trace de lui, seulement les marques du temps, les cicatrices de tournages qu’il lui semble avoir rêvés.

 

I

Le début

Le début est comme une entaille, elle ne cesse de revoir le début, net et tranché dans sa vie, alors que ce qui suit semble monté à l’envers, ou coupé, ou dans le désordre.

 

Elle l’a vu, lui et seulement lui. À une soirée chez George. La plupart des invités étaient là, mais elle a pénétré dans un champ magnétique. Une sphère d’air plus dense qui les excluait tous. Elle était silencieuse. Sa présence la rendait silencieuse et seule. La voix lui manquait : elle n’avait rien à dire. Un champ de forces irradiait de lui, palpable, éblouissant, le souffle d’une explosion fixe. Elle était traversée par une onde qui la désintégrait. Ses atomes étaient pulvérisés. Elle était suspendue et déjà elle voulait ça : la désintégration.

 

Il était vêtu d’un manteau étrange, long, d’un tissu fin et fluide. Il ne la regardait pas. Il regardait le bas de la ravine, les lumières de Los Angeles. Il portait sa lourde tête sombre comme si cet effort l’occupait tout entier. Comme si de tous les humains présents il était seul à avoir conscience de ce fardeau qu’est une tête. Dans le contre-jour des lanternes ses cheveux longs lui creusaient une profonde capuche et sa silhouette longiligne avait quelque chose de monacal. L’intensité du champ de force devenait telle que l’un d’eux – elle – formula quelque chose, sur la douceur ou George ou ce qu’ils buvaient; et il y eut comme une respiration. Le brouillard blanchissait la nuit, une poudre d’eau se formait sur eux. Il lui roula une cigarette. Leurs mains ne se sont pas touchées, mais le champ de force s’est resserré si brutalement que la cigarette a flotté, est passée entre eux sans qu’ils sachent comment, dans l’espace vibrant et bourdonnant. Il a cherché du feu en pantomime dans le noir, dans les poches sans fond de son manteau. Il n’en avait pas – si – la flamme a jailli. Elle a brûlé ses cheveux en s’approchant de trop près et elle a ri, à tort, puisque déjà il exigeait d’elle, en silence, le plus grand sérieux. Elle a aspiré une bouffée, et elle a fait surface, une dernière fois.

 

Puis elle a plongé au cœur du monde, avec lui, dans le champ de force, dans le brouillard qui engorgeait Laurel Canyon, dans le bonheur total, opaque et blanc, le bonheur qui désintègre.

*

C’était un acteur prodigieux. Il était capable de faire apparaître devant lui, autour de lui, des peaux, des mues, superposables, et jamais factices. C’était lui, multiple. Il avait atteint ce niveau, cette assurance, d’être lui rôle après rôle, comme George ou Nicole ou Isabelle. Mais il n’avait jamais accédé au statut de star. Pourtant, elle le constata par la suite, il déclenchait l’adoration, et la peur, et le manque.

 

Elle l’a d’abord cru américain. Ses inflexions, sa démarche. Un Américain excentrique, certes, mais sur les hauteurs de Hollywood on s’habille comme on l’entend. Elle, tout le monde savait qu’elle était française. Elle pouvait travailler son accent pour jouer l’Américaine, mais la plupart du temps, c’était la Française qu’on lui demandait : la salope pointue, la froide élégante, la romantique sacrifiée. En Chanel et Louboutin, qu’on lui offrait après le tournage.

 

Lui, on lui demandait le dealer ou le boxeur, parfois le flic ou le prêtre ou le meilleur ami du héros aux idées larges. Il avait fait un Jedi discret dans un épisode de Star Wars. Dans la vie il jouait l’Américain comme le reste, comme il avait joué Hamlet à ses débuts. Avec la même intensité tranquille. La même indifférence concentrée. Aux Bouffes du Nord, à Paris, elle était au Conservatoire, ça ne pouvait être que lui. Sa voix était mate et grave; un torse massif, des épaules larges sur un corps très long, qu’elle ne pouvait encore que deviner sous son espèce de houppelande. Sa voix semblait sortir loin au fond de sa gorge, sous ce creux doux où le cou commence et qu’elle aimerait tant embrasser, plus tard, lui demandant si sa tendresse ne l’ennuyait pas, et il lui répondrait : « Pourquoi m’ennuierait-elle? »

 

Ses t avaient une rondeur mouillée, à peine différents de ses d, ce qu’elle prit d’abord pour une coquetterie de bel homme et d’acteur (comme font certains aristocrates en France) alors qu’ils signaient ses origines. Elle, on lui disait souvent par blague que même vue par satellite on l’aurait sue française. La silhouette? l’angle des maxillaires? ou la manie de commencer les phrases par une moue sceptique? Il paraît que les -langues modèlent les visages. Son orthophoniste à Los Angeles, avec qui elle travaillait les accents, y voyait une question de stress musculaire.

 

Oui, française. Il était déjà allé à Paris. Il aimait Paris, les monuments. Oui, c’est une belle ville. Depuis combien de temps était-elle à Los Angeles? Quatre ans (elle faisait mine de réfléchir), un deux trois quatre, depuis 2003. Depuis que son fils avait choisi de vivre avec son père – une envie de lui dire ça, mais rien dans sa haute silhouette, dans sa tête lourde, dans son absence de sourire, n’invitait à la confidence. Los Angeles, il avait demandé ça comme autre chose. Pour causer de leurs carrières, en somme. Il était silencieux, elle restait silencieuse. Elle lui obéissait, déjà. Elle venait de comprendre qu’il n’était pas américain. À la confirmation qu’elle était française, il avait laissé transparaître un autre accent, peut-être une autre façon de se tenir. Il était canadien. Ce qui ne la satisfaisait pas tout à fait. Mais elle n’insistait pas. Pas tout de suite. Elle aurait préféré se consumer d’un coup, comme les vampires surpris par le jour, que prétendre le réduire à la question des origines. Ils étaient deux étrangers, deux adoptés de l’Amérique. Deux étrangers bizarrement familiers l’un pour l’autre, aussi. Comme s’ils se connaissaient déjà par pays interposés. Comme si l’intensité de ce jour-là avait aussi été la conséquence logique, électrique, des mises à feu de l’Histoire.

 

© P.O.L 2013

© Photo : Yann Diener

 

 

Quatrième de couverture > «Une femme rencontre un homme. Coup de foudre. L'homme est noir, la femme est blanche. Et alors ?»

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes, P.O.L, août 2013, 320 pages, 18 €

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