Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Thomas B. Reverdy. Extrait de : Les évaporés


EXTRAIT >

 

Richard B.

Je déteste voyager, c’est ce que Richard B. se répétait en bouclant sa valise. Il n’y avait rien au monde qu’il aimât plus que les habitudes : sa maison, ses amis, son quartier de North Beach, connaître le nom du patron du bar qu’il fréquentait en ville et qu’on le serve, chez les commerçants où il allait plusieurs fois par semaine – Richard n’avait pas de voiture, aussi évitait-il les supermarchés –, qu’on le serve avec un sourire de commerçant, comme si on le servait mieux que les autres clients, voilà ce qu’il aimait, et aussi faire sa balade jusqu’aux attractions désuètes et aux vendeurs de glaces du Fisherman’s Wharf tous les dimanches, au retour dire bonjour en passant à la fleuriste qui venait de s’installer au coin de Washington’s Square, à côté de la civette, discuter sans plus, le temps de parler de presque rien – peu importe –, enfin toutes ces habitudes qu’il avait soigneusement fait germer dans sa vie et dont il fallait maintenant s’occuper quotidiennement, choisies et cultivées, parce qu’il les aimait pour cette raison que c’étaient les siennes : c’étaient ses habitudes.

Ça et croiser parfois à l’improviste un vieux copain de l’agence C. Card ou Smith & Smith, les boîtes où il avait travaillé avant de se mettre à son compte il y a quelques années. Ces rencontres tenaient dans une grande ville comme San Francisco à la fois de l’habitude et du plus grand hasard, ce qu’il considérait comme une sorte de définition du miracle. Même quand cela n’arrivait pas, le simple fait d’imaginer qu’une telle coïnci­dence pût se produire, qu’elle avait une probabilité – infime mais tout de même –, suffisait à illuminer sa journée. Il sortait le matin de chez lui en se disant : et si je croisais par hasard ce grand type roux de l’Oregon qui était arrivé à l’école en cours d’année, avec son anorak orange et son bonnet de laine, ses balles de 22 plein les poches pour tirer les pommes à la carabine – comment s’appelait-il déjà ? –, et il marchait dans la rue en souriant, repensant à toutes les bêtises sans conséquences qu’il faisait à l’époque. Il était heureux dans ces moments-là, alors les gens qu’il croisait lui souriaient aussi.

Ce n’était pas toujours le cas.

Richard avait beaucoup de temps pour se promener, soigner ses habitudes et cultiver ses hasards, parce qu’il travaillait peu et qu’il était plutôt seul. Ça arrive à plein de gens : ils ne sont pas tristes, mais leur vie n’est pas très gaie. Après tout c’est une vie. Il comblait la sienne de sujets d’observation parfois bizarres qu’il essayait de rendre amusants pour se distraire.

Richard était passionné par les probabilités. Grâce aux probabilités, même un fait hautement improbable conserve une chance de se produire qu’on peut quantifier. Une pluie de grenouilles, tomber amoureux dans la rue, tout devient possible. Cela marchait évidemment aussi pour les cataclysmes, et en général c’était pour les prévenir qu’on les invoquait : un tremblement de terre, par exemple. Les experts sismologues expliquaient bravement que même si on arrivait à le prévoir – ce qui était pour l’instant du domaine de la science-fiction –, même si on y arri­vait avec une marge assez courte, disons deux jours à l’avance, et avec une probabilité raisonnable – encore de la science-fiction –, on ne le dirait sans doute pas à la population. On avait fait des calculs : il y aurait probablement plus de morts à cause de la panique qu’à cause du tremblement de terre – dire qu’il y avait des gens payés pour vous faire courir ce genre de risques.

Cela n’intéressait pas beaucoup Richard, qui pensait que cet usage des probabilités était purement pessimiste.

Qu’avaient-ils donc, les journalistes, les experts et les politiciens qui nous gouvernent, tous ces gens qui parlent dans le poste de télévision, qu’avaient-ils donc à vouloir nous déprimer un peu plus, sans cesse ?

Un jour, la moitié de la ville glisserait brutalement sous les eaux, et voilà. De Tokyo à Los Angeles, tout le monde attendait le « Big One », celui qui atteindrait enfin le dix sur l’échelle des magnitudes, un peu comme en 1968 on avait été suspendu au record du cent mètres de Jim Hines qui avait fait soudain exploser le mur des dix secondes.

Évidemment, Richard savait bien que cette comparaison ne valait qu’à cause du chiffre dix et du fait que des millions de gens « attendaient » ce record à la fois improbable et possible depuis des décennies : même si l’on considérait que l’exploit de Hines fût l’événement le plus marquant de cette année-là – sur le plan sportif, c’est incontestable –, on devait bien avouer que ça n’avait pas déclenché de catastrophe particulière. Mais quoi ? les désastres valent-ils plus que les miracles ? Il n’y avait pourtant pas besoin d’apocalypse pour comprendre qu’on était peu de chose, et sans attendre le Big One il suffisait à Richard d’ouvrir son frigo, plein de bières et de boîtes de nouilles à emporter, pour s’en convaincre. Alors que les records du monde, disait-il, ça fait rêver, et ce sont les rêves qui nous font vivre. Richard aimait les probabilités sans arrière-pensée. Ce qu’il aimait, c’était le miracle.

Autrefois, on ouvrait le ventre des oiseaux pour faire des prédictions qui ne se réalisaient jamais, mais les probabilités étaient plus subtiles. Elles disaient que quelque chose pourrait avoir lieu, ou pas. Avec elles, même le fait qu’il ne se passe rien devenait un événement, un peu comme lorsque vous sortez avec votre parapluie parce que la météo a annoncé qu’il allait pleuvoir et qu’il fait beau finalement. Elles ne mentaient jamais. Et absolument tout ce qui arrivait était miraculeux. Demain par exemple, il partirait, ça ne lui était pas arrivé depuis 1976.

Tout de même, le Japon, se dit-il en repensant au coup de fil de Yukiko.

Pour quelqu’un qui déteste voyager, ça fait une trotte.

 

Les sapins de San Francisco

Il fait nuit et ce n’est pas évident de se donner un but ni même de savoir simplement où aller lorsqu’on est seul, alors elle marche au gré des lumières de l’éclairage public et des enseignes, des delis et des combini encore ouverts, des pas-de-porte, escaliers de perrons ou entrées de garages qui s’illuminent à son approche, Yukiko marche le souffle court et les cheveux qui commencent à se coller à son front humide, elle transpire également dans le cou et le bas du dos, pourtant il fait froid, on est en plein mois de janvier. Elle est sortie après avoir appelé Richard. C’est son seul ami, même si c’était impossible de vivre avec lui. Elle est sortie pour réfléchir, c’est ce qu’elle s’était dit et puis, une fois dehors, elle s’est rendu compte qu’elle était sortie pour arrêter de réfléchir. Elle s’est mise à marcher.

C’est la période où les rues s’encombrent de sapins de Noël décharnés d’aiguilles, tels des épouvantails brisés couchés à même le sol parfois dépassant de sacs poubelles immenses et pourtant incapables de les contenir. La plupart sont juste jetés devant les portes. Il y en a sur tous les coins de trottoirs déserts, dans les allées derrière les épiceries italiennes, sur les hauteurs de North Beach jusqu’aux avenues plus chics de Nob Hill, des dizaines de cadavres de sapins, peut-être des centaines ou des milliers si l’on pouvait se mettre à les compter dans toute la ville, recenser cette espèce de champ de bataille désolé où ils sont tombés sans honneur dans les premiers jours de janvier. Elle ne les avait jamais remarqués, mais à cette heure de la nuit il n’y a plus qu’eux dans les rues, leur ombre tassée de la grandeur d’un homme à terre qui la surprend à chaque fois de loin, quelques branches se découpant au-dessus de leur masse, enchevêtrées, plantées dans leur tronc telles des flèches. Ils ont été dégarnis de leurs décorations et reposent là tristement, comme des soldats morts après une bataille perdue. Une semaine auparavant ils ont été des sortes de héros, se dit-elle. Ils sont très loin à présent de l’attention aimante d’un enfant. Elle marche et, franchement, elle ne saurait pas expliquer où elle va. Elle gravit Hyde Street, c’est la plus directe mais la plus raide aussi pour gagner le centre-ville. Ça monte tellement avant d’arriver sur Broadway que l’artère devient un tunnel de quatre voies qui s’engouffre sous terre dans un hurlement de moteur. Si elle va jusqu’à Downtown, elle n’a fait que le tiers du chemin. Elle pense à tous ces sapins morts alors qu’elle escalade les pentes de Nob Hill et, un instant, elle se dit qu’elle est en train de faire ça juste pour se fatiguer. Elle transpire pas mal à présent, ce qui n’est pas son genre. Elle marche presque pliée en deux : si elle se tenait droite sans doute elle tomberait en arrière. Elle aurait pu aussi bien descendre une bouteille de gin. Ça, c’était plutôt le style de Richard.

Cela fait bientôt une heure qu’elle arpente ainsi les rues et elle n’est toujours pas parvenue au niveau de Geary Street, mais elle commence à entendre les sirènes des voitures de patrouille qui sillonnent sans arrêt les blocs à l’est de Macy’s pour que la nuit reste calme. Dans ce coin de la ville où l’on trouve aussi bien des boîtes de nuit que des magasins chics, cela fait des années que les hobos des années soixante-dix se sont transformés en junkies et en simples clochards. Les plus résistants entretiennent encore une forme de sociabilité, s’appellent par leur nom de rue et se refilent des tuyaux sur les foyers qui ont encore des lits. Ils ont l’air à peine moins sociopathes que les jeunes snobs qui sortent des clubs, ivres morts, après avoir vidé une bouteille de cognac à trois cents dollars pour impressionner des filles qui rêvent de se marier avec des gars comme ça. Un condensé de l’Amérique.

Instinctivement, elle a bifurqué vers l’ouest sur Sutter Street. Elle est d’humeur nocturne, alors elle voudrait éviter les lumières trop crues.

Et puis la rue descend maintenant plus tranquillement. Les immeubles sont bas. Tous les rez-de-chaussée sont occupés par des boutiques minuscules dont les enseignes changent, et c’est comme si elle se réveillait. Elle oblique vers Post Street, s’assoit sur un des bancs de ciment de la ruelle, face à la Peace Plazza. C’est donc là qu’elle allait : Japantown, première étape de son étrange voyage de retour. Demain, elle retournera au Japon où elle n’a pas mis les pieds depuis quinze ans, avec Richard qui n’y est jamais allé.

Elle pense aux arbres de Noël qu’elle a débusqués partout sur son trajet, même devant le Carlton et le Majestic. Elle en a compté soixante-six en une seule nuit. Elle se dit qu’elle a trouvé ce truc de les recenser pour ne penser à rien. Mais ce n’est pas vrai qu’elle ne pense à rien. Elle pense réellement aux sapins qui sont comme des soldats morts et l’enfance une bataille perdue d’avance.

 

© Flammarion 2013

© Photo : David Ignaszewski/Koboy

 

 

Quatrième de couverture > Ici, lorsque quelqu'un disparaît, on dit simplement qu'il s'est évaporé, personne ne le recherche, ni la police parce qu'il n'y a pas de crime, ni la famille parce qu'elle est déshonorée. Partir sans donner d'explication, c'est précisément ce que Kaze a fait cette nuit-là. Comment peut-on s'évaporer si facilement ? Et pour quelles raisons ? C'est ce qu'aimerait comprendre Richard B. en accompagnant Yukiko au Japon pour retrouver son père, Kaze. Pour cette femme qu'il aime encore, il mènera l'enquête dans un Japon parallèle, celui du quartier des travailleurs pauvres de San'ya à Tokyo et des camps de réfugiés autour de Sendai. Mais, au fait : pourquoi rechercher celui qui a voulu disparaître ? Les évaporés se lit à la fois comme un roman policier, une quête existentielle et un roman d'amour. D'une façon sensible et poétique, il nous parle du Japon contemporain, de Fukushima et des yakuzas, mais aussi du mystère que l'on est les uns pour les autres, du chagrin amoureux et de notre désir, parfois, de prendre la fuite.

 

Thomas B. Reverdy est l’auteur de quatre romans aux éditions du Seuil : La Montée des eaux (2003), Le Ciel pour mémoire (2005), Les Derniers Feux) et L’Envers du Monde (2010).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Thomas B. Reverdy, Les évaporés, Flammarion, août 2013, 304 pages, 19 €

 

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