Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Véronique Ovaldé. Extrait de : La grâce des brigands



 

EXTRAIT >

Les calmes après-midi du bord de mer

Maria Cristina Väätonen, la vilaine sœur, adorait habiter à Santa Monica.

La première raison de cette inclination, celle qu’elle n’avouerait sans doute pas ou alors seulement sous forme de boutade, en riant très fort et très brièvement, c’est qu’elle avait la possibilité à tout moment de déguster des cocktails de crevettes et des glaces à la pastèque sur le front de mer.

Elle pouvait s’asseoir dans un restaurant pour touristes aisés où le serveur l’interpellait par son prénom et ajoutait toujours des cacahuètes pilées à ses crevettes – il ne disait pas cacahuètes, il disait, Je vous ai mis des arachides, Maria Cristina, et il roulait les r suavement, peut-être pour faire croire qu’il n’était pas du coin. Et elle pouvait s’installer sur la terrasse du restaurant à une table qu’aucun client de pas­sage n’aurait eu le droit d’occuper. La terrasse surplombait la baie du haut de ses pilotis, et on y sirotait des sangrias avec lenteur en contemplant le soleil qui disparaissait au fond du Pacifique dans une apothéose fuchsia. Puis Maria Cristina pouvait décider de prendre sa décapotable verte et rouler le plus vite possible sur l’autoroute, remonter la nuit Mulholland Drive au volant de sa voiture et sentir le vent frais qui vient des jardins des multimillionnaires, les jardins qu’on arrose à minuit pour que les orchidées et les roses au nom latin se sentent à leur aise, elle pouvait goûter sur son visage l’humidité des bambouseraies qu’on fait pousser en plein désert, et ensuite rentrer chez elle à l’heure qui lui plaisait, garer sa voiture en mordant sur le trottoir près du petit chemin qui descend vers la plage, claquer la porte de son appartement, jeter les clés par terre, se défaire de ses vêtements en les laissant simplement tomber sur le sol, mettre très fort la musique et allumer toutes les lumières comme si elle avait une minicentrale électrique pour son usage personnel dans le sous- sol.

Elle pouvait faire tout cela mais ne le faisait quasiment jamais.

La possibilité seule l’enchantait et lui suffisait.

Maria Cristina Väätonen aurait probablement aimé être une femme scandaleuse.

Malgré ce désir, elle ne faisait que goûter plaisamment sa vie d’écrivain et la modeste notoriété que son succès accompagnait. C’était l’autre raison pour laquelle elle appréciait d’habiter à Santa Monica : une communauté d’écrivains dépressifs et/ou cacochymes y vivait, arpentant les pontons comme de vieux squales à la recherche d’éperlans. Ils avaient tous tenté de devenir scénaristes ou présentateurs d’émissions culturelles, ils avaient réussi ou échoué, là n’était pas la question, et ils fumaient des cigarillos en regardant la mer et en imaginant s’exiler à Tanger, Paris ou Kyoto. L’un de ces vieux écrivains était l’homme le plus important de la vie de Maria Cristina.

Maria Cristina avait trente ans (ou trente et un ou trente-deux) et se trouvait encore dans l’insouciant plaisir d’écrire, acceptant la chose avec une forme d’humilité et le scepticisme prudent qu’on accorde aux choses magiques qui vous favorisent mystérieusement.

Le 12 juin 1989, très précisément à 12 h 40 (Maria Cristina a indiqué le jour et l’horaire dans son journal), elle reçoit un appel téléphonique qui fait basculer, pense-t-elle après coup avec un brin d’emphase, tous les possibles de sa vie en un vague souvenir, une nostalgie douce.

Le téléphone sonne dans la cuisine depuis un moment et Maria Cristina finit par se lever pour décrocher. Elle est dans son bureau en train de rédiger une communication sur le plagiat dans la littérature nordique et la sonnerie du téléphone l’exaspère. Maria Cristina a toujours besoin de silence quand elle travaille. Elle a besoin de s’isoler du monde. La majorité du temps elle écrit la nuit. Et elle boit la nuit aussi d’ailleurs. L’écriture, la nuit et l’alcool sont indissociables.

(J’ai abandonné le projet d’écrire l’histoire de Maria Cristina Väätonen comme s’il s’était agi d’une biographie, d’une notice, ou d’un document bourré de références impératives et de notes de bas de page. J’ai décidé de faire avec l’approximation. J’ai décidé de faire avec ce que je sais d’elle. Et avec ce qu’on m’a dit d’elle. Je ne suis peut-être pas la personne la plus à même d’aller au bout de cette entreprise. J’ai rencontré Maria Cristina tardivement. Mais je veux essayer d’approcher la vérité de ce qui s’est déroulé jusqu’au 17 janvier 1994, ou du moins donner un sens à ce qui s’est passé ce 17 janvier, traquer les indices tout au long de la vie de Maria Cristina Väätonen. Je me permets des déductions, je me permets de remplir les blancs, je me permets de compléter. Et ces circonstances dans lesquelles des décisions impossibles à justifier ont été prises font de la vie de Maria Cristina Väätonen comme de toute vie une trajectoire fortuite – une trajectoire qui pourtant, de loin, ressemble à une existence déterminée menée par une créature tenace et volontaire ayant une idée précise de sa destination.)

Elle est assise à son bureau, vêtue d’une sorte de chemise multicolore beaucoup trop grande pour elle, les deux pieds nus bien à plat sur le sol, le cou rentré dans les épaules, concentrée et tendue.

Quand elle entend sonner le téléphone, Maria Cristina pense que Dolores Mendes sa femme de ménage va aller décrocher, s’asseoir sur le tabouret du bar comme si elle allait entamer une longue conversation et dire comme elle dit toujours, Villa Väätonen, bonjour.

Dolores Mendes dit, Villa Väätonen, bonjour. Ce genre de formule laisse entendre que l’endroit est habité par tout un tas de gens du nom de Väätonen. En fait Maria Cristina vit au rez-de-chaussée d’une résidence qui dispose d’un patio et d’une piscine, rien qui ne ressemble à une villa mais plutôt à un motel bien entretenu, un élégant parallélépipède blanc à façade ABCD avec diagonales qui se croisent en E.

J’imagine que cette expression de Dolores Mendes, le Villa Väätonen, est la conséquence des différents postes qu’elle a occupés précédemment chez de vrais gens riches et qu’elle devait à cette époque formuler ce type d’annonce à chaque fois qu’elle décrochait le téléphone, Villa Nicholson, bonjour, ou bien Famille Nicholson, ou n’importe quoi dans le même goût qui fait résolument années cinquante et bourgeoisie pré-Kennedy.

Maria Cristina, chaque fois qu’elle entend Dolores prononcer ces mots, grimace douloureusement, parce que peut-on vraiment être de gauche et avoir Dolores Mendes pour femme de ménage (une femme de ménage, il est vrai, avec qui l’on boit des caïpirinhas le soir à la table de la cuisine, une femme de ménage cubaine sans papiers et avec trois enfants à nourrir), peut-on donc être de gauche, être une intellectuelle, et dans une certaine mesure une féministe, et supporter que votre femme de ménage qui vient d’une île misérable et tyrannisée dise ce genre de choses au téléphone ?

Maria Cristina sort alors de son bureau en pestant et en criant à plusieurs reprises le nom de Dolores pendant le trajet jusqu’au téléphone. Elle décroche le combiné et émet un oui exaspéré en scrutant les alentours pour voir où est passée Dolores, elle aperçoit un mot sur le buffet qui doit indiquer que celle-ci a dû partir plus tôt parce que son ex- mari est venu kidnapper les enfants une nouvelle fois et qu’elle n’a pas voulu déranger Maria Cristina parce que quand Maria Cristina travaille, respect, il ne faut pas la déranger, etc., moult circonvolutions et justifications.

Mais au téléphone la voix fait :

– Maria Cristina ?

Et Maria Cristina reconnaît cette voix même s’il y a plus de dix ans qu’elle ne l’a pas entendue. Ou plutôt elle ne l’identifie pas instantanément parce que les voix vieillissent et qu’elle n’a pas souvent entendu cette voix par l’intermédiaire d’un écouteur, mais elle ressent une telle bouffée d’anxiété qu’elle tourne sur elle- même pour attraper une bouteille de quelque chose de froid et d’alcoolisé sans avoir à poser l’appareil.

Il y a du gin près de l’évier. Elle fait une tentative en tirant au maximum le fil du téléphone et en allongeant son bras comme si cette chose-là était réalisable. Et puis se rendant compte du ridicule de la situation elle s’assoit par terre et elle ferme les yeux.

– C’est bien moi, dit- elle.

– Maria Cristina, Maria Cristina, Maria Cristina, répète la voix sur une petite mélodie qu’elle module comme si elle allait perdre la raison.

Maria Cristina se frotte les tempes.

– Que veux- tu, maman ?

Et elle s’étonne d’appeler cette impulsion électrique maman. C’est comme un mot nouveau, encore vierge. Elle répète un peu plus fort :

– Que veux- tu maman ?

– Oh, Seigneur Dieu, ne me crie pas dessus, Maria Cristina.

 

© Éditions l’Olivier 2013

© Photo : Christian Kettiger

 

 

Quatrième de couverture > Maria Cristina Väätonen a seize ans lorsqu’elle quitte la ville de son enfance, une bourgade située dans le grand Nord, entourée de marais et plongée dans la brume la plupart de l’année. Elle laisse derrière elle un père taciturne, une mère bigote et une sœur jalouse, pour s’installer à Santa Monica (Los Angeles). C’est le début des années 70 et des rêves libertaires.
Elle n’a pas encore écrit le roman dans lequel elle règlera ses comptes avec sa famille, et qui la propulsera sur la scène littéraire. Et elle n’est pas encore l’amante de Rafael Claramunt. Séducteur invétéré, cet excentrique a connu son heure de gloire et se consacre désormais à entretenir sa légende d’écrivain nobélisable. Est-il un pygmalion ou un imposteur qui cherche à s’approprier le talent de Maria Cristina ?

Véronique Ovaldé a récemment publié Et mon cœur transparent (prix France Culture – Télérama 2008), Ce que je sais de Vera Candida (Grand Prix des lectrices de Elle 2010, prix France Télévisions 2009, prix Renaudot des lycéens 2009) et Des vies d’oiseaux (2011). La Grâce des brigands est le quatrième roman qu’elle publie aux Éditions de l’Olivier.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Véronique Ovaldé, La grâce des brigands, L’Olivier, août 2013, 284 pages, 19,50 €

Aucun commentaire pour ce contenu.