Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Julien Delmaire. Extrait de : Georgia













EXTRAIT >
Venance jetait des miettes de regards à la petite à ses côtés. Elle marchait vite, Venance dut oublier sa fatigue pour suivre la cadence. Au bout d’un kilomètre, elle n’avait toujours rien dit, mais il sentit à son souffle, à la rugosité de ses talons sur l’asphalte, que bientôt elle bifurquerait sans crier gare, frayant sa propre perte parmi les pistes de bitume. Venance se vit en grand péril, dans quelques minutes, il n’aurait plus d’excuses valables pour la suivre. Il ne savait plus situer le métro aérien, il avait perdu le fil intestin de la ville, sa dérive était consommée. Un tabac miraculeux se détacha d’un ciel de bile noire. Il désigna à la fille le troquet dont l’enseigne rouge clignotait au milieu des vitrines éteintes. Il entra, le bar était vide, le patron, prostré, lisait un magazine hip­pique, un verre de bière posé sur le zinc. Il adressa à Venance un regard hostile et se leva en maugréant. Venance dit avec l’aplomb des fumeurs aguerris : « Un paquet de Camel et un briquet. » Le patron alluma le briquet devant lui, mais ne posa rien sur le comptoir avant d’avoir récupéré sa monnaie. Venance vérifia que la fille l’attendait toujours dehors : elle n’avait pas bougé, et avait repris sa curieuse danse circulaire devant le seuil. Quand il demanda s’il était possible de boire un dernier verre, le patron, avisant la fille qui dansait devant la porte, fit non de la tête.

Venance sortit. L’air frais l’apaisa. Il attendit que la môme eut touché le sol avant de lui proposer une cigarette. Elle fuma en quelques bouffées frénétiques. Venance lui offrit aussitôt une autre tige. Il était embarrassé, il n’avait jamais fumé et l’odeur même du tabac l’indis­posait. Une quinte de toux splendide résonna dans le corridor de ses bronches. Il toussa à s’en faire ressortir les orbites, puis il balança sa clope à peine consumée. « Faut que j’arrête. » La fille ramassa le mégot, l’éteignit délicatement contre le sol et le fourra dans la poche de son blouson. Venance se sentit bousculé : ces rituels nocturnes lui étaient inconnus.

Ce fut la jeune fille qui instigua une nouvelle direction à l’errance. En quelques embardées, le métro aérien fut en vue. Venance retrouvait ses repères ; devant l’escalier du boulevard Mirabeau, il cessa de marcher et sollicitant tout son courage, il osa l’inviter à passer chez lui. Alors qu’il pressentait un refus, le haussement d’épaules de la fille lui apparut comme une approbation, bien au-delà de ses espérances. Ils gravirent côte à côte le grand escalier de pierre. Devant la statue, Venance ne retrouva pas la gamine avec sa robe fleurie, sans doute ses parents lui avaient-ils demandé de rentrer, à deux heures du matin, c’était la moindre des choses. Devant la porte de son immeuble, Venance se fit une image mentale de l’apparte­ment. Il était probablement ordonné, propre, cependant, il douta : ce matin, peut-être était-il parti sans faire le lit ; cette pensée le tourmenta. Il se tourna vers la jeune fille, sa voix était timide, presque inaudible.

« C’est pas terrible chez moi, tu sais.

— C’est bien comme ça.

— Je m’appelle Venance.

Georgia. »

Ils entrèrent dans le hall, la conjugaison de leurs souffles les porta sans effort au quatrième étage. C’était la première fois que Venance faisait monter une fille chez lui, depuis son arrivée dans l’immeuble. Il entra, oublieux de toutes les règles de courtoisie, il s’en fut directement dans la cuisine, laissant Georgia sur le seuil. Il se confondit en excuses et referma la porte sans enclencher le verrou.

La pièce unique sous les combles était à peine plus grande qu’une salle de bain bourgeoise, mais le lit était fait. Les tentures accrochées aux murs saturaient l’espace. La seule fenêtre, donnant sur la place, laissait filtrer une lueur métisse, fruit de la lune et des néons. Venance invita Georgia à s’asseoir sur le matelas, elle refusa. Pour abréger la gêne de son hôte, elle prit l’initiative de s’asseoir par terre, à côté du réchaud à gaz. Venance, avec le froid des nuits d’avril et la dernière facture de chauffage qui l’avait assommé, n’avait pas aéré la chambre depuis plusieurs jours, il se saisit d’un pot de tchourai d’écorces macérées, en déposa quelques miettes dans l’encensoir et alluma une bougie ; un parfum suave embauma la pièce.

Ils furent un long moment sans parler. La lumière de la lampe de chevet traçait des marelles tièdes sur le plafond. Georgia ne tenait pas en place, elle ne réclamait rien, mais il était évident que quelque chose lui manquait. Pour occuper ses mains, elle s’empara du seul livre dans la pièce, abandonné sur la moquette. Elle lut sans entrain comme on dépoussière un meuble avant de le brûler.

« Un destin de pacotille, j'aurais pu laver mon corps, mon âme est un clou dans une planche morte. »

Elle referma le livre et ses mains apaisèrent la mélancolie du poème. Georgia était sur le point de se lever, le sol l’accablait, elle avait besoin de mouvements, de drames. Venance dénicha à la hâte deux verres propres et les remplit d’Orangina. Georgia but puis demanda une cigarette. Venance sortit le paquet de sa poche et l’offrit entier.

« On ne se connaît pas, mais tu viens déjà de me sauver la vie. J’arrête ce soir.

— Un briquet aussi. »

Venance tendit le briquet. Georgia scruta la moquette. Elle dénicha une feuille d’aluminium qui recouvrait un vieux sandwich que Venance avait laissé traîner à côté du réchaud.

« Si tu as faim, tu peux le prendre, je l’ai acheté ce midi. »

Elle accepta, mangea de son mieux le pain mou, la mayonnaise fatiguée, puis, comme une escamoteuse, sans détacher les yeux du réchaud où Venance venait de poser une casserole de lait, elle enroula l’alu dans sa poche. Venance lava deux bols et servit le chocolat chaud. Ils n’éprouvaient pas encore le besoin de causer, leur manquait l’étincelle. Georgia se leva sans crier gare et disparut dans la salle de bain ; elle ferma le verrou. Un long moment, Venance l’entendit vomir ; il frappa à la porte, une voix rauque le rassura à moitié. Enfin Georgia sortit. Une puanteur de bois mouillé l’accompagnait, mais son visage était entrouvert, radieux.

« Ça va mieux ? C’est peut-être le sandwich, il n’était plus très frais ; j’aurais pas dû te l’offrir, excuse-moi. »

Georgia, sans répondre, alluma une cigarette ; sa voix se déploya, d’abord avec difficulté, soulignant des mots anodins, articulant avec outrance, s’arrêtant parfois d’interminables secondes. Georgia s’exprimait avec l’avidité d’un noyé revenu à la surface.

 

©Grasset 2013

© Photo : Jean-François Paga

 

 

Quatrième de couverture > Georgia est une chanson.
Georgia est une jeune femme perdue.
Georgia est un roman d'amour : deux êtres à la dérive se rencontrent, se racontent, dans une parenthèse en clair-obscur, au cœur de la ville, ici et maintenant.
Venance écoute, Georgia parle, et de sa voix jaillissent des paysages. L'enfance résonne avec les derniers accords de Joy Division.
« La vie de Georgia commence à peine, que déjà les heures épuisent le sablier. Le bluesman reprend son souffle. La chanson passe de bouche en bouche. L'amour, l'amour nous déchirera à nouveau. »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Julien Delmaire, Georgia, Grasset, août 2013, 2565 pages, 17 €

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