Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Claude Durand. Extrait de : Le pavillon des écrivains


EXTRAIT >

 

C’est le jour il a été assassiné que César Calvi, député-maire de Villeneuve-sur-Ourcq, est entré dans ma vie.

Ce matin-là, à l’instant j’allais sortir sur le palier pour me rendre à la fac, le téléphone a sonné. Encore une de ces voix d’outre-mer qui vous avisent avec des intonations sirupeuses que vous avez reçu un message important, et qu’il vous suffit d’appeler à vos frais un autre numéro pour vous entendre promettre un pactole, à condition de satis- faire à une question subsidiaire, laquelle ne connaît bien sûr jamais de réponse satisfaisante.

Je ne sais pas pourquoi mes parents conservaient ce poste fixe qui ne servait plus qu’à ça : entendre des inconnus vous appeler depuis Tananarive ou Abidjan pour s’inquiéter de l’état de vos fenêtres, de la dératisation de votre immeuble ou des préparatifs de vos obsèques, mais aussi, de loin en loin, quelque relation perdue de vue qui ne s’était pas souciée de changer de répertoire téléphonique depuis des lustres.

Il y a aussi les sondages, les mêmes standardistes des antipodes tenant à savoir si vous n’auriez pas quatre minutes, et pas une de plus, à consacrer à leur questionnaire sur votre banque, votre opérateur en ligne, votre retraite complémentaire et votre club d’aquagym. Aux remerciements résignés avec lesquels ils accueillent votre fin de non-recevoir, on se demande combien d’âmes compatissantes leur font chaque jour l’aumône de ces minutes, probablement des solitaires pas mécontents d’entendre parole humaine, fût-elle de l’autre hémisphère, déformée par la distance et l’accent.

Dans mon exaspération, en raccrochant le lourd combiné de bakélite noire au cadran d’appel à gros chiffres pareil à une roue de loterie, que nous avions acheté dans je ne sais plus quelle brocante dans le souci, propre aux citadins endurcis, d’imprimer une touche d’archaïsme aux instruments du progrès, j’ai fait tomber quelques photos de famille en équilibre instable sur la planchette de la biblio- thèque de l’entrée reposait l’appareil, à égale portée des occupants de chaque pièce : mon père et sa seconde femme, qui faisaient par intervalles chambre à part, et moi, à l’autre bout du logement, le plus à l’écart possible de leurs éclats et de leurs non moins insupportables raccommodages de couple essoufflé.

Il faut dire que, pour ma mère, une bibliothèque n’est pas conçue pour exposer et classer des livres que l’on entend consulter au gré de ses envies ou de ses besoins, mais s’apparente plutôt aux columbariums l’on scelle une fois pour toutes les urnes et leur contenu. D’où sa manie d’en barrer l’accès par une cohorte de bibelots aussi dépourvus de valeur que de qualité esthétique, tout juste bons pour le vide-grenier, et par une exposition de clichés prompts à s’envoler au premier courant d’air et qui reflètent notre généalogie et ses appariements compliqués.

En deux mots, Odette, celle que je viens d’appeler ma mère, surnommée M2O, laborantine mise au chômage par la quasi-substitution du  nurique à l’argentique, est en fait ma belle-mère. Elle s’est mise en ménage avec mon paternel après que celui-ci, donnant libre cours à une passion longuement refrénée pour Christophe, le frère d’Orianne, dite MO, celle qui me donna le jour, eut cru bon, pour se rapprocher de l’un, de s’immiscer dans leur fratrie jusqu’à épouser l’autre. La cohabitation alla cahin-caha, puis, les scènes de ménage à trois se faisant plus âpres et rapprochées, MO prit le large avec ma sœur aînée, Agathe, tandis que papa s’entêtait à espérer, auprès de M2O, les réapparitions de plus en plus espacées de l’ami volage. Du coup, j’ai beau me frayer passage entre polaroïds de vacances aux coloris délavés et faux œufs de Fabergé achetés par correspondance à la demi-douzaine, quand je réussis à extraire un volume des rayonnages, j’ai l’impression d’avoir manié un pain de dynamite.

Sont rangés là, pour l’essentiel, les travaux que j’écume pour rédiger sans trop me fatiguer mon diplôme sur Doriot, Déat et consorts, passés au service des Boches pendant la guerre après avoir brandi le drapeau des Soviets au moment des grands procès de Moscou. C’est à dessein que j’ai choisi ce sujet-là, et mes professeurs en ont paru ravis. L’époque n’est plus à célébrer les héros et les purs, qui font toujours un peu figure de psychorigides ou de corniauds, mais à tartiner sa prose sur les judas, les félons, les renégats, non pas tant pour en faire l’apologie, loin de là, que pour montrer combien les choix furent plus compliqués qu’on ne pense, en ce temps-là, pour ces gens-là, et comme ils le sont donc aussi pour nous, à notre époque où, comme s’en plaignent les seniors, les repères se perdent.

Il y a cependant des moments je me demande encore s’il n’aurait pas mieux valu consacrer ces semaines ou ces mois d’étude à un sujet de tout repos, par exemple à un de ces écrivains réputés mineurs mais de bonne composition des XVIe ou XVIIe siècles, un Rémi Belleau :

 

Ne taillez, mains industrieuses,

Des pierres pour couvrir Belleau :

Lui-même a bâti son tombeau

Dedans ses Pierres précieuses

 

un Mathurin Régnier, l’ennemi juré des malherbiens qu’il accusait de « proser de la rime et rimer de la prose », un Théophile, l’ami de Balzac, l’autre, Guez, dont Mallarmé faisait si grand cas, ou le sieur de Saint-Amant dont le nom seul suffit à susciter l’envie d’un rapprochement. Sur mes douze ans je recopiais jadis leurs vers dans des anthologies quand, par ma dissipation, j’écopais de cent lignes, l’octosyllabe, qu’on n’allait pas avoir le front de me reprocher, réduisant de moitié la punition, mais par la suite je pris le pli de m’infliger ce qui était devenu une sorte de volupté, comme si ma plume avait le don de reconstituer les originaux de ces odes, sonnets, satires et madrigaux dont des bribes sont restées à jamais dans ma mémoire, précieuses et inutiles à l’instar de ces pierres bon marché que les femmes extraient de temps à autre de leur baguier pour les y reléguer aussitôt de peur que leur clinquant ne les fasse passer pour provinciales ou parvenues. Oui, il y a eu des moments j’ai envié les universitaires attachés dans leur discipline à des thèmes d’étude ou des spécialités qui ne troublent ni leur sommeil, ni leur vie de famille, ni leur pratique régulière de hobbies non violents, qui ne suscitent parmi leurs collègues aucune lutte de préséance, aucune dispute mortelle pour l’attribution d’une découverte, par exemple la civilisation étrusque, l’hermaphroditisme des escargots, l’écoute de l’onde primale du big-bang, les pathologies du maïs hybride, les rites funéraires mélanésiens, la serviabilité des pique-bœufs ou des poissons-pilotes.

Et je me demande encore aujourd’hui, comme déjà ce jour-là en réadossant en hâte les clichés de diverses époques à la reliure de classiques des siècles passés, jusqu’à quand je vais me coltiner le poids pareil à celui de mues successives, ou plutôt de ces couches de déguisements dont se dépouille successivement le transformiste avant d’en arriver au salut final, lorsque, par un ultime artifice, à la faveur d’un noir, il se fait lui-même disparaître, et les bravos, la scène rallumée, vont à son absence –, le poids, dis-je, de tout ce que j’aurais voulu, pu, espéré être, depuis l’immanquable vocation de vétérinaire de mes dix ans jusqu’à celles d’avocat de grandes causes, de pilote de ligne, de moine tibétain, de sous-marinier, de chanteur lyrique, de bon médecin de famille, celui qui ausculte en fermant les yeux pour savourer la symphonie intérieure des corps et pour qui les femmes délaissées s’inventent des malaises.

Un poids tel quon a l’impression d’avoir retenu la seule option permettant aux autres de survivre à côté, ou en filigrane, à l’état de faibles potentialités, de ne pas se trouver effacées sans recours par l’attachement exclusif à un choix de raison, voire de résignation, comme, à côté du texte imprimé d’une œuvre figurent, annexés, les variantes, repentirs, coupures, ajouts abandonnés, redécouverts par les chercheurs et qui font dire parfois : quel dommage !

Quoi qu’il en soit, chez moi, du temps de MO, puis de M2O, on aurait préféré que je fisse une école commerciale, comme trois bacheliers sur quatre, à croire que l’humanité

manque de gens sachant vendre, alors que c’est le client qui se fait rare, mais on a feint de penser que je me destinais à l’enseignement, quand j’espérais, au contraire, proroger le plus longtemps possible ma condition estudiantine, quitte à entreprendre une agrégation de coréen, pourvu que me fût indéfiniment épargné l’enfer je voyais mes pareils se consumer : la vie active.

 

Après avoir raccroché le combiné dans lequel continuait de débiter son discours la voix d’outre-mer, j’ai donc ramassé en hâte la photo de M2O échouée en maillot de bain sur un rocher breton dans la pose de la petite sirène de Copenhague, celle de papa, Damien, en chasseur alpin durant ses classes, celle de ma sœur Agathe en barboteuse sur un pouf, tirant l’oreille du cocker qui la mordit à la joue, à la suite de quoi il fallut tous deux les piquer, elle contre la rage et le tétanos, lui pour qu’il ne récidive pas. Dans ma hâte j’ai failli oublier ma musette, laquelle, à vrai dire, ne contient pas grand-chose, une liasse de feuilles quadrillées, des cartouches de rechange pour mon stylo, mais donne un sympathique petit côté prolo à celui à qui elle bat les flancs, puis me suis r derechef sur le palier en claquant la porte.

L’ascenseur, que j’avais laissé à notre étage, le quatrième, lorsque, sur l’injonction du téléphone, j’avais rebroussé chemin, était entre-temps redescendu au deuxième. J’entendis piailler la marmaille du jeune couple de clercs de notaire emménagé depuis peu, que la baby-sitter comorienne, encore dans l’appartement en quête de son trousseau de clefs ou d’un cartable oublié, morigénait mollement sans l’empêcher de bloquer l’appareil. Je suis toujours étonné qu’il n’y ait pas davantage d’accidents avec cette génération de prodiges qui se croient permis d’appuyer sur tous les boutons qui s’offrent à leurs petits doigts.

 

© Editions de Fallois 2013

© Photo : John Foley/Opale

 

 

Quatrième de couverture > Comme les voisines qui l'enserrent, Villeneuve-sur-Ourcq est une de ces communes prises dans l'agglomérat de cités-dortoirs et de pavillons individuels qui n'ont rien d'une ville, hormis le nom et la mairie dont on les a pourvues.

La commune a été longtemps administrée par un notable, député, ancien ministre. Pour des raisons inconnues, il a été abattu d'une balle dans la tête au pied de l'escalier d'honneur par où, les samedis, les nouveaux époux quittent la salle des mariages sous une pluie de riz.

Jeune historien, Lucas Desoubeaux revient dans cette banlieue où fut transférée jadis la faculté dont il a suivi les cours. Avec quatre autres candidats, il a été retenu comme résident pour six mois au Pavillon des Écrivains.

L'enquête de Lucas sur la trajectoire de César Calvi, le maire assassiné, le conduit à interroger divers acteurs de la scène locale. Plutôt que de contribuer à l'élucider, ces témoignages ne font qu'épaissir le mystère entourant le personnage.

En contrepoint de cette radiographie d'un pays rhumatisant, parvenu à la fin du second millénaire perclus de guerres avec son proche voisin, avec ses possessions d'outre-mer et avec lui-même, la mémoire du narrateur convoque l'histoire de sa propre famille, celle de Français moyens campés sur des principes conservateurs, mais rattrapés et bousculés par l'évolution des mœurs. S'en dégage un sentiment de perte de repères, de brouillage des identités, sur le plan privé, analogue à celui qu'on éprouve dans la vie publique où, de glissements en dérives, de renoncements en trahisons, les mots semblent devenus les alias de vérités opposées à celle que recelait leur usage premier.

 

Agent de Soljenitsyne, directeur littéraire au Seuil, puis PDG de Fayard pendant

trente ans, Claude Durand a obtenu le prix Médicis pour La Nuit zoologique.

Son dernier roman, Lilette, a été publié aux Éditions de Fallois en 2012

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Claude Durand, Le pavillon des écrivains, Editions de Fallois, août 2013, 328 pages, 20 €

 

> Lire la critique de Jacques Aboucaya

 


1 commentaire

Claude Durand est mort à paris le 7 mai 2015.