Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Bernard Maris. Extrait de : L'homme dans la guerre


EXTRAIT >

 

Il faudrait citer tous les portraits de Ceux de 14. Il semble qu’à chacun de ses camarades Genevoix rêve de consacrer un livre, comme s’il voulait graver leur geste dans le marbre pour les siècles des siècles, ainsi que le fit Homère pour Diomède le fort, Ménélas au cri puissant ou Hector le bon dompteur de chevaux. Dans Ceux de 14 la beauté est aussi au rendez-vous, même s’il s’agit des « oreilles de Compain, toutes roses, sans ourlet, qui rient au soleil derrière sa tête » ou de la « barbe de Tastet, de huit jours, brousse  de poils raides, couleur d’épis mûrs, Tastet « dont les mouvements ont une prestesse, une vivacité souple qui sont une joie des yeux ; dès l’abord et de plus en plus on l’aime de vivre avec alacrité ». Genevoix les aime à la manière des jeunes gens qui aiment les autres jeunes gens, pour leur beauté ou les curiosités de leur physique, et cet amour de la jeunesse pour la belle jeunesse se retrouve chez Jünger, lorsqu’il admire ses soldats à la baignade par exemple. Qui n’a pas entendu les rires d’une classe de jeunes soldats n’a pas entendu la jeunesse.

Tastet, physique d’athlète, était à Joinville avec Genevoix. Il mourra, les cisailles à la main, le corps criblé de balles, en chargeant aux Eparges. Et comme l’aède était pris de pitié pour ceux qui mouraient avec le fracas des armes tombant avec eux, quand « l’affreuse mort noire leur voilait les yeux », Genevoix est pris de pitié pour Tastet et pour ses preux à lui. Il écrit pour qu’on ne les oublie jamais. Il désespère d’ailleurs de jamais les comprendre. C’est une obsession : que leur vie, leur être profond, leurs sentiments lui échappent.

C’est pourquoi commence à Sommaisne, dès la première bataille, son travail d’écrivain. L’écrivain crée des personnages capables de refléter l’infinité du monde que chacun possède, et de les révéler à autrui. L’écrivain écrit pour l’immortalité, pour que nous sachions que la vie est immortelle, nous, tellement humbles et apeurés. Hector et Achille sont immortels, Tastet et Porchon le sont aussi désormais. C’est pourquoi Genevoix prend le temps, tout le temps de les décrire. Alors, prenons le temps de lire : « Ses yeux bleus extraordinairement pâles dans le violet noir de ses paupières ; et leur intense lumière flambe sur un massacre : du sang poisse les deux joues, crevées de plaies rondes pareilles à des mûres écrasées ; les moustaches pendant comme des loques rouge sombre, et l’on aperçoit au-dessous, d’un rouge vif de sang, un vague trou qui est la bouche. Quelque chose bouge là-dedans, comme un caillot vivant ; et de l’homme dans la guerre toute cette bouillie un bégaiement s’échappe, convulsif… Bâillonné par sa langue coupée, il regarde s’étirer vers la terre un long filet de bave rouge. Encore ce mourant était-il à lui, un des hommes de sa section, mais chaque mort croisé mérite un hommage. Regardez un de ces pauvres morts… C’est un capitaine de la coloniale… Ce que je remarquai le plus ce fut sa moustache, une moustache blonde, pure, légère et charmante… et c’était affreusement triste, cette blonde moustache de joli garçon sur cette face noire décomposée… »

Et passant devant ce cadavre méconnaissable à cause de la boue : « Pauvres pieds bottés de cuir rude et de boue ! Pauvres mains inertes ! Pauvre homme ! » Dirons-nous que Genevoix a envie de laver ces hommes, comme on lave les cadavres dans le respect du trépas ? Oui. Il a envie de laver leur visage et d’en restituer la beauté au monde des vivants.

Les poilus de Genevoix n’ont pas ce menton tendu vers l’est, ils sont des « hommes las et misérables Mais demain ils repartiront. La soif, la faim, le froid… Ils partiront et parmi eux ne s’en trouvera pas un pour se plaindre et maudire notre vie. Et quand viendra l’heure de se battre encore, ils auront le même  geste vif pour épauler leur fusil, la même souplesse pour bondir entre deux rafales de mitraille, la même ténacité pour briser les assauts de l’ennemi. Car en eux vit une force d’âme qui ne faiblira point. » Il les regarde passer, dans leurs loques fatiguées, sillonnées de coutures malhabiles, blanchies d’usure, crevées d’accrocs, ravaudées de pièces bariolées ; mais que leur puissance est grande, leurs pas souples, leur rythme puissant… Et ce poids des cartouchières qui fait saillir les muscles de leur cou. « Ils laissent tonner les 75 sans même retourner la tête. Ils mangent lentement, repliés sur leur force profonde, toutes ces forces d’hommes mystérieusement mêlées en notre force qui est là. Je ne le soupçonnais pas, je ne pouvais pas. Maintenant je la pressens ; elle se révèle à moi avec une grande et mélancolique majesté : à travers ces épaules courbées, ces nuques fléchies, ces mâchoires qui broient tristement de misérables nourritures, j’entrevois le vrai visage de notre force, sa poignante vitalité. »

Et ça chante, défilant devant lui : « Le 106e, régiment d’acier, quand on ira et qu’on trouvera des ennemis à notre taille. »

Les Cht’is, les gars du Midi, les Parigots, Genevoix les écoute. Tous différents. Leur français de cuisine, leurs tournures argotiques, drôles ou bêtes, Martin, gars de ch’nord, Chabeau, valet de ferme « dur de peau et bon à tout », et qui durant  son agonie  fera mine  de guider  son cheval de labour, en claquant sa langue… « Hue ! dia ! allez ! » « J’ai un bon couteau, coupez-moi la jambe mon lieutenant, elle me fait si mal… » et Chabeau de gémir : « Un gars de l’Assistance, comme moi, qu’on paye par  le  manger, mais qui voudra de moi maintenant ? » Et pourtant Genevoix n’est pas dupe : celui-ci a giflé une vieille femme, celui- cassé d’un coup de crosse la tête d’un blessé, cet autre dépouillé un de ses camarades encore chaud, cet autre encore est un ivrogne méchant, au regard sale, stupide. Des hommes.

 

De tous ces portraits, les poètes et les écrivains ont recueilli les trésors : Aragon, dans sa célèbre chanson « Tu n’en reviendras pas », raconte à nouveau la scène des joueurs de cartes de Ceux de 14 ; Céline, dans « Le Voyage », évoquant une « plaie sanglante qui glougloute », reprend mot pour mot une image de Genevoix. Et Jünger, comme Genevoix, s’étonne de la quantité de sang que contient le corps d’un homme. L’un et l’autre ont d’ailleurs la plus belle image d’homme mourant dans son secret, avec lui-même, désireux d’échapper aux regards des survivants. Chez Jünger, c’est ce jeune soldat  agonisant  qui  tire sa capote sur son visage pour fuir le regard des hommes qui passent. Chez Genevoix, c’est la mort de Laviolette : « “Laissez-moi, éloignez-vous.” Il veut mourir seul. Il  cache sa tête dans son bras droit plié ; il a fermé sa capote sur ses blessures. »

N’est-ce pas le devoir de l’écrivain de témoigner pour chacun de nous, qui sommes, chacun, un univers et le reflet du monde ? Il s’agit bien d’un grand écrivain en train de naître, associant son devoir d’écrivain à celui de soldat. Ces hommes lui ressemblent, leurs yeux le lui ont dit quelque-fois : mais rien de plus, dans l’échange furtif d’un regard d’une lueur émouvante, entre deux infinis de silence et de nuit. L’artiste, le poète, le romancier luttent entre ces deux infinis de silence, brassent leur boue noire comme des orpailleurs pour ramener une parcelle de la vérité humaine. Ce sont ces bribes d’or que Genevoix cherche dans les yeux de ses hommes. Elles témoignent contre la mort ; elle ne gagnera pas toujours, elle n’emportera pas leur souvenir.

Porchon, Sicot, Maignan : nous les voyons ! Nous avons envie de leur tendre la main, c’est ça le génie de l’écrivain, nous avons envie de protéger le consul d’Au­dessous du volcan quand il rentre dans cette taverne mal famée de Cuernavaca l’attend la mort, de lui dire « N’entre pas, fais attention ! » ; de prendre le poison des mains d’Emma avant qu’elle ne l’absorbe.

 

© Grasset 2013

 

 

Quatrième de couverture > Ils se battirent l’un contre l’autre, à la tranchée de Calonne, et furent blessés le même jour. Ces deux hommes, si jeunes, vécurent le même conflit, l’un germanophile, l’autre francophile, l’un et l’autre amoureux des lettres et du pays ennemi. Ils devinrent deux immenses écrivains sous les ombres et dans l’horreur, par l’horreur.

Maurice Genevoix parle de chaque homme qui tombe ; Ernst Jünger évoque les soldats, l’armée, la nation.

Leur lecture croisée, cent ans après, donne un éclairage extraordinaire sur le premier conflit mondial. Bernard Maris s’approche d’un double mystère : celui de l’acharnement et de la singularité de nos deux nations. Il nous porte, avec Genevoix et Jünger, à la hauteur de cette Guerre dite « Grande ».

 

Bernard Maris, écrivain, économiste et journaliste au Monde puis à Charlie-Hebdo et France Inter. Gendre de Maurice Genevoix, il préside l’Association « Je me souviens de Ceux de 14 » dédiée à sa mémoire. Il vit dans la maison de l’écrivain, en bord de Loire.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Bernard Maris, L'homme dans la guerre. Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Grasset, octobre 2013, 260 pages, 16 €

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