Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean Cocteau. Extrait de : Paris suivi de Notes sur l'amour


EXTRAIT >

La Ville la plus voyante et la plus invisible

 

Comme les poètes, Paris est de toutes les villes du monde la plus voyante et la plus invisible. C’est de cet étrange contraste que naissent les pires malentendus. On imagine quel gouffre se creuse entre cette agaçante visibilité du poète et l’invisibilité profonde qu’il promène sous une démarche qui frappe le regard. On pourrait comparer le poète à quelque acrobate qui traverse la mort sur un fil, fil qui semblerait tracé à la craie sur le plancher des vaches. Pour le public distrait et qui ne devine pas le vide sous la corde, il ne reste qu’un fou tenant une ombrelle et marchant de la manière la plus précieuse et la moins franche. Ce parcours excite le rire. Notre ville, incroyablement machinée, étagée, embrouillée, superposée, faite d’ombres et de pénombres, doit apparaître à l’observateur comme une place publique bavarde et frivole. Que cet observateur, s’il ne possède pas les sésames qui ouvrent portes et trappes, si le privilège du diable boiteux qui soulève le toit des maisons lui demeure lettre morte, se plonge dans les livres des spécialistes, véritable guide Michelin de notre labyrinthe. Balzac, Hugo, Eugène Sue, Rocambole et Fantomas nous renseignent sur les coulisses et les dessous du théâtre. Ne dirait-on pas une de ces pieuvres chatoyantes qui étranglent ou qui sucent le sang de leurs victimes, ce qui ne les empêche pas, lorsqu’on les observe derrière une vitre d’aquarium, de rougir comme des jeunes filles.

Pour un jeune homme qui, pareil à Rastignac, observe Paris du haut de Montmartre et se propose de vaincre ses mille embûches, la connaissance de ses guides romanesques est une nécessité. Peut-être sourira-t-il d’abord et croira-t-il que la capitale moderne n’offre plus le même chaos de merveilles sordides et de pièges en fleurs. À la longue, il s’apercevra que rien ne change. À peine croira-t-il atteindre un but qu’il deviendra la proie des mirages. Le but reculera, changera de forme, où sa main croyait atteindre l’objet il trouvera le vide et, comme au jeu de l’oie, il devra recommencer le parcours.

C’est ainsi que le destin procède et que notre ville singulière collabore avec lui. Il faut une longue habitude, une longue suite d’échecs, pour vaincre le découragement et pour comprendre que la chance n’est pas soumise au mécanisme le plus simple.

Car, peu à peu, les couches de la société les moins faites pour prendre contact finissent par se rejoindre. Aux forces visibles, aux aides officielles, se superposent des forces occultes et ces innombrables petites aides ténébreuses sans lesquelles un homme qui se croit en bonne posture ne s’appuiera que sur des fantômes. Oserai-je dire que la franc-maçonnerie n’était – même dans ce qu’elle possède en quelque sorte d’indestructible – qu’une branche assez anodine des activités secrètes auxquelles la moindre destinée parisienne est soumise.

Certes, il arrive – et c’est rare – que la pureté, que la naïveté triomphent et marchent en ligne droite à travers les méandres. Mettons cela sur le compte d’une distraction du diable. Pourquoi certaines âmes ne bénéficieraient-elles pas de ce prodige qui laisse un rideau de mousseline intact dans la façade d’un immeuble calciné par l’incendie ? Mais, plaignons le fat qui s’imagine que les choses doivent être plus faciles à obtenir qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Paris trompe une âme qui le connaît mal. Le grave c’est qu’il ne trompe pas par des sourires. Paris n’est point aimable. Paris est agressif. Le premier choc amène une détente. C’est alors que le fat estime la bataille gagnée ; elle commence. Une ombre de réussite cache une interminable période creuse. Ceux qui vous soutenaient s’évanouissent et votre ange gardien lui-même passe à côté de vous sans vous reconnaître. Malheur à celui qui insiste. La réussite parisienne exige une patience incroyable. Un jour, le nœud se dénoue et, si vous guettiez la porte, votre chance disparue revient par la fenêtre.

Et ne croyez pas que le seul hasard dirige les opérations. Soyez sûr, au contraire, que votre première démarche, que la moindre indiscrétion, la moindre vantardise, les fables dangereuses suscitées par une parole imprudente, mettent en mouvement toute une machine d’autant plus néfaste que les rouages qui la composent tournent à une grande distance les uns des autres.

Jamais vous ne verrez la machine qui travaille à vous nuire. Il vous manquera toujours quelques-unes des pièces qui tournent dans l’ombre. Un mot que vous avez dit ou qu’on vous attribue suffira pour ranger l’édifice. Voilà pourquoi il importe d’admirer certaines gloires, certains talents qui étonnent. Ils résultent d’une telle foule de coïncidences heureuses, de telles suites de baccara, de constructions si aériennes, que – même si elles ne paraissaient pas résulter d’une justice – encore faudrait-il saluer en elles de véritables chefs-d’œuvre du sort.

Paris possède un estomac d’autruche. Il digère tout. Il n’assimile rien. C’est ce qui lui donne un air de faiblesse masquant une capacité de résistance sans bornes. Son refus d’obéir aux règles – dirais-je son anarchie – l’empêche de se désindividualiser et de se reposer sur un chef. Chacun s’y croit chef et d’une directive n’accepte que le symbole. À peine le Parisien est-il entravé dans ses aises qu’il fraude et s’arrange en cachette pour ne pas subir le mécompte du voisin.

 

© Grasset 2013

 

 

Quatrième de couverture > Cocteau, Paris. Cela semble un pléonasme. Jean Cocteau est né à Paris, Jean Cocteau est mort à Paris, Jean Cocteau a été Paris. Son appartement du Palais-Royal était un des points de rayonnement de la ville, qu’il illuminait de ses pièces de théâtre et de ses films. Voici, pour la première fois réunis en volume, des textes aussi rares qu’enchanteurs sur la ville-poète : « Comme les poètes, Paris est de toutes les villes du monde la plus voyante et la plus invisible. »

Ce recueil est suivi de Notes sur l’amour inédites.

 

Jean Cocteau (1889-1963) est l’auteur de romans aussi célèbres que Thomas l’Imposteur, d’essais, comme l’Essai de critique indirecte (Grasset) et les Portraits-souvenirs (Grasset), de pièces de théâtre telles que La Machine infernale (Grasset), de recueils de poèmes, parmi lesquels Plain-chant, et de nombreux films dont La Belle et la Bête.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean Cocteau, Paris suivi de Notes sur l'amour, Grasset, octobre 2013, 80 pages, 6 €

 

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