Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Michel Gribinski. Extrait de : Qu’est-ce qu’une place ?


EXTRAIT >

 

Ce ne sont pas des aventures, mais une histoire pénible qu’a laissée derrière lui Paul Léautaud (1872-1956), bizarrement mon troisième « réactionnaire » avec Aymé et Morand – quatrième avec Depardieu ? On voudrait tirer quelque chose de cette histoire, mais le caractère anecdotique l’emporte et met mal à l’aise. De quoi s’agit-il ? Firmin Léautaud, acteur puis souffleur au Théâtre-Français, a des liaisons avec des actrices, et un garçon avec l’une d’elles qui se nomme Jeanne. Paul est abandonné par Jeanne cinq jours après sa naissance. Il est élevé par son père, deviendra clerc chez un avoué, puis petit employé au Mercure de France. Il a trente ans quand la sœur de Jeanne, une actrice elle aussi et elle aussi une liaison du père, meurt à Calais chez sa grand-mère. C’est là que Paul voit sa mère. Jeanne est venue de Genève où elle vit – elle est l’épouse d’un « célèbre médecin genevois ». Après une journée théâtrale où Jeanne et Paul savent que l’autre sait qui est l’autre et qu’il ne doit pas le montrer, viennent des frôlements et des demi-mots dans la pénombre de la chambre où la sœur agonise, et où tous deux s’enfièvrent. Il note : « Mes demandes réitérées de rester un peu auprès d’elle, quand elle serait couchée. Ses refus, doucement. Le baiser en passant. » Rendez-vous est pris, le soir de l’enterrement qui a lieu à Paris, avant qu’elle ne reparte à Genève mais, malentendu  ou ressaisissement de Jeanne, ils ne se retrouvent pas et, quand enfin il l’aperçoit dans le compartiment du train qui l’emmène, il lui semble qu’elle le salue à peine – c’est, dira-t-elle, que des connaissances étaient dans le train. Dès le lendemain, il lui écrit. Un courrier passionnel s’engage, qui dure trois mois, avant que Jeanne ne fasse observer à son fils que leur correspondance « est parfois si équivoque qu’elle en deviendrait dangereuse ». Elle lui demande puis lui ordonne de lui renvoyer ses lettres pour qu’elle les détruise : s’il continue de refuser, elle cessera de lui écrire. Paul continue de refuser, et les lettres seront désormais à sens unique, sauf une réponse nette quand il en vient aux menaces et aux dénonciations, et un mot très bref où, en 1914, Jeanne se fâche qu’il soit allé aux nouvelles auprès de son mari – elle n’est pas censée avoir eu un enfant illégitime – le jour où Paul a appris… qu’elle avait reçu dix coups de couteau de la bonne. Elle meurt en 1918.

La tentative d’assassinat qui fait très « époque », l’histoire elle-même – voir sa mère, pour la première fois en vingt ans, au chevet de la sœur agonisante, et s’en éprendre éperdument (il y a eu deux ou trois rencontres quand Paul était enfant, la dernière quand il avait dix ans, incohérente, surexcitante, cum matre nudata – « je sentais contre ma joue la douceur de ses seins qui tremblaient en mesure avec les baisers » – au lit dans une chambre d’hôtel parfumée, qui semble avoir préparé la rencontre de Calais), les lettres amoureuses puis sordides puis tendres, et jusqu’au nom du médecin genevois, le Dr Oltramare – tout est réuni pour un feuilleton dans le goût mélodramatique du moment. Que prolonge la curieuse idée de Marie Dormoy – secrétaire, amante, exécutrice testamentaire – de faire paraître les lettres, au Mercure, en 1956, à la mort de Léautaud, accompagnées des commentaires de l’écrivain, et des coupures d’un journal de Genève qui ajoutent des formules fleuries au fait divers de la tentative de meurtre.

Ce qui frappe dans ces lettres exaltées et tristes, érotomaniaques, où Jeanne annonce l’envoi postal de la tasse dans laquelle elle boit son thé du matin, où Paul, avec la « déplorable habitude de lire entre les lignes des choses qui n’existent pas », y voit ce qu’il veut, c’est que l’un et l’autre se disent en effet des choses, mais ne se parlent pas – sauf brièvement, dans un échange où la haine explose avec sa vulgarité, son âpreté, ses « allures de cinquième acte », avant que ne commence une correspondance à sens unique, plus apaisée et en même temps discordante. En donner un exemple, recopier des extraits de ce que Paul Léautaud appelle un « cavalier seul épistolaire » demande un effort épuisant.

 

*

 

La lettre que Simenon écrit à sa mère trois ou quatre ans après sa mort, cette lettre est tout le contraire. Elle veut prendre les choses de front. Elle essaie d’être droite. C’est d’ailleurs plus qu’une lettre : un livre, cent vingt pages, car il s’agit d’aller au bout de quelque chose, si c’est possible, et donc de prendre le temps. C’est, à mes yeux, la « lettre à la mère » dont l’intention se rapproche le plus de la lettre de Kafka à son père. Elle est sans complaisance, elle ne fait pas de coquetterie avec quelque chose de déchiré qui est là, au long des pages, elle fait part d’un étonnement plus que d’une revendication. Elle a quelque chose de nécessaire. Elle est sans concession, à la fois discrète et violente.

 

Nous ne nous sommes jamais aimés de ton vivant, tu le sais bien. Tous les deux, nous avons fait semblant. Aujourd’hui, je crois que chacun se faisait de l’autre une image inexacte. […] Ce n’était pas l’image que tu te faisais de moi que je cherchais dans tes yeux ni dans ton visage serein : c’était ta véritable image que je commençais à percevoir.

 

Et en effet, l’enquête menée ici n’a pas pour but que l’enquêteur se retrouve malgré tout dans quelque chose de sa mère, mais vise à la trouver, elle, comme elle est, à la regarder du mieux qu’on peut, avec la plus grande rigueur morale possible – comme lorsque Simenon va la voir sur son lit d’hôpital :

 

Nous sommes restés longtemps à nous regarder. Il n’y avait pas de tristesse sur ton visage. Il n’y avait aucun sentiment que je puisse définir sans risquer de me tromper.

 

La tâche du détective est folle, et appelle un peu d’ordre. Simenon repasse donc sur les lieux et les objets, les photos, les traces objectives et les subjectives. Où sa mère a-t-elle trouvé la volonté de fouiller dans les poubelles, à l’arrière d’un hôtel new-yorkais (et il lui a fallu se glisser dans des couloirs sombres, descendre des escaliers déserts, aller dans les impasses) pour y reprendre le « vieux corset tout râpé, tout déformé » que D., la seconde femme de l’écrivain, avait fait disparaître sans le dire après lui en avoir acheté un neuf ? Et toutes ces fois où elle interrogeait le « personnel » nombreux d’Épalinges : « Est-ce que la propriété est vraiment payée ? » ; ou bien les gens d’une autre propriété : « Est-ce que mon fils a beaucoup de dettes ? » Et le fils richissime de noter :

 

En cinquante ans, je n’ai jamais pu te convaincre que je travaillais et que je gagnais ma vie.

 

La tâche du détective, c’est aussi l’enquête menée dans les photos, dans la généalogie :

 

Je suis stupéfait de découvrir le vide qui peut exister entre deux générations alors que chacun de nous tient, par ses gènes, sinon par son éducation, une ressemblance avec ses parents.

 

L’enquête dans le passé, pour connaître, « car on ne connaît réellement quelqu’un que si on a connu son enfance ». Pour connaître ce qu’elle a compris et pas compris, non de lui, Georges, mais de sa propre vie à elle, elle dont je me rends compte que j’ignore le prénom, et que je ne sais même plus si Simenon le donne dans la « lettre » – et que mon trouble a quelque chose de significatif, reflète involontairement ce que l’écrivain détective ramène dans ses filets :

 

Une silhouette, de temps en temps, des visages connus et encore plus de visages inconnus dans l’album de photographies. Des bouts de phrase attrapés par-ci par-là.

 

À toutes les questions fait écho un constat simple : il n’y a

 

que toi, mère, qui pourrais répondre. Pour ma part, je ne suis capable que de suppositions. [Même lorsque,] lors d’un de mes rares voyages à Liège, tu m’as regardé longuement, avec une attention soutenue, et tu as prononcé cette phrase que je n’ai pas pu oublier : « Comme c’est dommage, Georges, que c’est Christian [le frère de Georges] qui soit mort. »

 

Mais voilà : le fils sait comment organiser le doute et la grisaille des petites vies, des vies presque romanesques – c’est son travail. Et c’est ainsi aux premières pages qu’il en révèle le ressort – le secret de la vie à la fois uniforme et inquiète de sa mère : il s’agit de la méfiance d’Henriette – le prénom m’est revenu.

 

Cette méfiance ne s’adressait pas seulement à moi. Elle était innée chez toi. […] Mais c’était moi, au fond, qui étais l’objet principal de cette méfiance. Par amour ? Par crainte que je me mette dans une situation fausse ? Parce que tu craignais, de ma part, Dieu sait quelle escroquerie ?

 

Était-ce, comme je le crois, pour la raison qui fuse dès les premières pages, quand il va la voir à l’hôpital où elle s’éteint huit jours plus tard :

 

Je me faufilai vers ton lit pour t’embrasser quand tu m’as dit très simplement, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde:

– Pourquoi es-tu venu, Georges ?

Ce bout de phrase, plus tard, quand j’y ai réfléchi, car il m’est resté sur le coeur, m’a peut-être expliqué un peu de toi-même. […] Ce petit bout de phrase est peut-être l’explication de toute ta vie.

 

La mère de Georges Simenon était peut-être sous le coup de l’angoisse : es-tu venu parce que ma fin est proche ? Ou bien, et c’est je crois la question si modeste qu’il entend : qu’ai-je d’assez aimable et d’assez aimé pour que tu te déranges ? La violence ouatée entre ces deux-là dit aussi : pourquoi es-tu venu au monde ? Et si le secret d’une mère, c’était sa méfiance ? Pourquoi es-tu venu, ou que viens-tu faire ici ?

 

© L’Olivier 2013

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Qu’est-ce qu’une place ? est une tentative d’illustrer et d’ouvrir la question que l’on se pose, plus particulièrement aujourd’hui, quand on vient demander l’aide du psychanalyste, mais aussi dans d’autres situations de la vie : l’impression de ne pas vraiment avoir sa place, de n’être « à sa place » nulle part, le sentiment d’être toujours plus ou moins à côté de soi, déplacé. La vie que l’on s’est construite pouvait même sembler réussie – mais on n’y est pas : le désir est ailleurs. Où ? À quel endroit que l’on ne voit pas, à quelle place qu’il serait peut-être simple de prendre ? Mais qu’est-ce qu’une place ?

 

Michel Gribinski est membre de l’Association psychanalytique de France. Il a publié, entre autres, Les Séparations imparfaites (Gallimard, 2000) et Les Scènes indésirables (L’Olivier, 2009). Il a également traduit de l’anglais des essais de D. W. Winnicott, d’Aharon Appelfeld et d’Adam Phillips.

 

Pages choisies par Anncik Geille

 

Michel Gribinski, Qu’est-ce qu’une place ?, L’Olivier, coll « penser/rêver », octobre 2013, 104 pages, 13 €

 

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