Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Joël Schmidt. Extrait de : Les Amants


EXTRAIT >


Si j'ose faire le bilan de ma vie, ce que m'autorise le demi-siècle que je viens d'atteindre en 2010, j'ai le sentiment de ne pas avoir accompli ma vocation. Je vis dans un XXIe siècle je ne me reconnais pas, entre affairisme, égoïsme et anarchie. Je n'ai point d'amis ni de vie mondaine. Je me lie difficilement avec les femmes et pour des aventures fort courtes, parce que je ne les comprends pas. Elles ont certes la parole libre et le corps libéré, rien ne peut davantage me faire plaisir, mais dans quel but ? Ce ne sont plus des poupées pour les hommes ou des repos du guerrier. Elles reven- diquent d'une manière qui se justifie une place égale à celle des hommes dans notre société, sur tous les plans, et le médiéviste que je suis ne saurait leur en tenir rigueur.

Cette civilisation dans laquelle nous nous enfonçons me semble, dans l'absolu, un progrès, mais elle n'est plus la mienne. L'imaginaire a disparu de notre quotidien. J'ai été élevé d'une autre manière. Mes ancêtres, dont les visages peints par quelques artistes de leur époque ornent les murs de mon appartement, me regardent tristement, comme si je les avais trahis.

Venus d'Allemagne, émigrés en France ou dans des pays limitrophes, ils me reprochent de les avoir abandonnés. Ils ont tort. Je ne rêve depuis mon enfance que de les rejoindre et d'aller bien au-delà de leurs propres temps, ceux des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, d'habiter leurs bourgs médiévaux, de prier dans leurs cathédrales gothiques qui seraient redevenues toutes neuves, de vivre comme au Moyen Âge. Je voudrais avoir des ailes qui remontent le temps, atterrir au milieu des tournois de chevaliers et des femmes qui en sont les gages. J'ai bien conscience que je suis en porte-à-faux avec les progrès des derniers siècles, que je suis archaïque, mais je sais que mon bonheur, je ne le trouverai que là-bas, très loin, au temps en Allemagne régnaient les Hohenstaufen et tant de souverains de petits États plus proches de moi sans doute par la délicatesse de leur civilisation que notre grossièreté actuelle.

Ces temps ancestraux les Minnesingers animaient par leurs poèmes délicats les cours d'amour d'une Allemagne dont j'ai la nostalgie.

Enfant, j'en ai sillonné toutes les principautés indépendantes avec mes parents. Adulte, je décide de poursuivre ce voyage, en consacrant ma vie à La Minne, cet amour courtois qui m'enchante. Pendant ma thèse, j'ai découvert qu'en Allemagne, depuis sa libération du mur de la honte, des sociétés secrètes se sont reconstituées, interdites par les communistes qui se méfiaient de tout ce qui pouvait échapper à leur surveillance maniaque. Des cours d'amour sont nées qui peut-être n'avaient jamais totalement disparu depuis le Moyen Âge. Considérées d'abord comme des amusements et des jeux peu fréquentables de bourgeois enrichis, notamment dans certaines des villes les plus anciennes, en vingt ans, elles ont pris de l'ampleur et se sont multipliées, les Allemands étant très attachés à un passé empreint de magie et d'occultisme. Ces cours d'amour, on en trouve de nombreuses à Nuremberg, parce que dans cette cité, tous les plus grands Minnesingers sont venus jadis chan- ter non seulement les délices du plaisir de la chair mais aussi la grandeur d'une ville qui jamais ne fut conquise.

Dès lors que j'en suis devenu en France le spécialiste incontesté, je n'ai eu qu'un désir : m'intégrer un jour à l'une de ces cours d'amour sur lesquelles des bruits insistants circulent, prétendant qu'elles sont revenues dans cette ancienne cité dont le IIIe Reich fit un symbole, et qui au fond garde ses nostalgiques. J'ai plus d'une piste pour le faire. Qu'importe si ces cours d'amour sont peuplées d'illuminés ou d'oisifs qui cherchent de nouvelles sensations pour échapper à leur temps : je ressemble à ces derniers. Qu'importe si, comme le rapporte la presse, la folie collective, spécialité germanique, se saisit de ces cours d'amour au point que les asiles d'aliénés sont remplis de ses membres.

Qu'ai-je à perdre que de m'intégrer à eux ? Mon statut de Français, et je me le sens si peu, celui de professeur, et il ne m'intéresse guère et surtout me déçoit car j'enseigne à des élèves que je ne comprends plus, ne sont pas un obstacle à mes yeux. Depuis mon enfance, où mon grand-père me lisait les contes de Grimm en allemand, évoquant les Märchen, les légendes d'une Allemagne médiévale, je n'ai jamais cessé de vouloir les rejoindre. Je ne suis plus de ce monde, je suis d'un monde antérieur et dans mes veines coule le sang de mes ancêtres, qui m'ont transmis le goût de leur civilisation ancienne. J'ai appris à le mieux cerner par mes études.

 

À la cinquantaine, en 2010, je suis nommé au lycée de Moulins pour y enseigner les lettres françaises dans une classe de khâgne. Une partie du programme est consacrée à l'amour courtois au Moyen Âge espagnol, français et européen et à sa diffusion par les troubadours, les trouvères et les Minnesingers. Ma joie est immense qu'enfin on ose programmer un sujet qui a eu d'immenses répercussions en Allemagne.

Naturellement mon livre sur La Minne est inscrit dans la bibliographie de ce programme et tous mes élèves se le sont procuré. J'espère chaque année, depuis le début de mon enseignement, qu'une jeune femme se lèvera de son banc, s'avancera vers moi et me dira :

« Je suis votre dame. » Je reconnais le caractère enfantin, et même absurde en apparence, de ce fantasme, et malgré tout je persévère à croire le miracle possible. Je ne vois briller dans les yeux de mes élèves que leur désir de bien connaître la question pour être reçues à leurs examens ou à leurs concours. Les jeunes filles semblent certes intéressées, me donnent même à dédicacer leur exemplaire, mais la routine des programmes scolaires m'oblige à traiter aussi de sujets hors de ma spécialité. Pourtant, je suis saisi par une sorte d'intuition en étant nommé à Moulins : je touche au but, tant cette ville de province, que je connais quelque peu, me paraît, par l'ennui qui en suinte, propice à toutes les rêveries et à toutes les folies, puisque la vie quotidienne y est austère et sans avenir.

Je m'installe quai d'Allier dans une petite maison sans étage au bout de la ville et de la route qui longe la grande prairie conduisant au fleuve, avec nédicte. Celle-ci, pharmacienne à Vichy elle a partagé trois mois de mon existence, a réussi à se faire embaucher dans une officine de la préfecture de l'Allier. Je n'éprouve pour elle qu'une sensualité rageuse qu'elle partage avec moi sans jamais barguigner. Mais je ne suis pas amoureux. Oserai-je dire que je ne l'ai jamais été ? Le plaisir des sens, je le connais et j'en jouis sans retenue avec Bénédicte depuis peu, mais il me manque le personnage féminin principal qui ressemblerait à cette dame au visage particulier, comme allongé, tel qu'on le voit sur les vierges des peintures ou des fresques gothiques, ou mieux sur les anges des tableaux du quattrocento.

J'invoque, pour apaiser ma solitude, des femmes avec lesquelles le célibataire butineur que je suis a pu se lier, mais aucune ne correspond à cet idéal surgi des profondeurs du rêve ou de l'inconscient. J'ai atteint la cinquantaine au bout de la première dizaine du XXIe siècle, sans avoir réussi à trouver cette femme. Il est vrai que les jeunes filles de ce XXIe siècle me paraissent bien loin de leurs modèles du XIVe siècle. Elles ne sont pas prêtes à partager avec un seul homme tout le parcours de leur existence amoureuse. Elles ont goûté très jeunes aux hommes, à l'inverse des dames, qui ne sont pas chastes, mais jugent la virginité comme un bien précieux qu'un homme peut exiger, qu'il soit l'amant ou l'époux.

Mes élèves, souvent mal vêtues, trop grasses ou trop maigres, travaillent bien, trop bien même, et ne sortent pas de la chrysalide scolaire.

Quant aux garçons, ils préfèrent se poster à la sortie des classes d'un collège privé, rue de Paris, les filles sont certainement moins consciencieuses sur le plan du travail, mais font tout pour les attirer.

Un jour de la fin de l'automne 2010, je décide de commenter la pièce de Pirandello, Six personnages en quête d'auteur. Les mots, que Pirandello place dans la bouche de ses personnages, suppliant qu'on leur trouve enfin un auteur pour les servir et pour que cesse leur errance, résonnent en moi.

J'explique avec passion leur douleur, leur quête d'un dramaturge qui saura les incarner, les mettre en scène, leur donner âme et corps et les plonger dans une intrigue qui les conduira jusqu'au dénouement final. Qu'importe lequel. Je pense avoir su pendant une heure expliquer cette étrange pièce, parce qu'elle m'est proche, avec autant de tristesse que d'enthousiasme, avec une sorte de violence interne qui dit assez ma détresse pourtant indétectable par ma classe.

Comme je me suis fait rappeler à l'ordre par le censeur d'avoir omis cette année, dès mon premier cours, de demander à mes élèves leur curriculum vitae, ils se mettent à le rédiger et je prends leurs feuilles en passant dans leur rang, cherchant dans les regards de ces bêtes à concours une lueur qui m'attirerait, grâce au sujet de la pièce de Pirandello que je viens de leur expliquer avec fougue parce que je me sens impliqué. Mais je ne vois que des visages sans expression, surtout celui de jeunes femmes qui se penchent à nouveau sur leur cahier pour prendre des notes.

Je parviens au dernier rang pour prendre des mains d'une élève sa fiche personnelle, lorsque je lis que celle-ci s'appelle Aurore de Prévaudal. Comme depuis mon enfance j'ai toujours donné à ma dame ce prénom au sein de mes songes éveillés, j'en suis troublé mais bien vite la sonnerie interrompt ma rêverie.

Tous les élèves quittent la salle sauf elle. Elle ne bouge pas de sa place, me sourit intelligemment, et surtout me regarde intensément de ses yeux bleu améthyste. Je n'ai plus à me poser de questions. Je suis saisi par un coup de foudre. « C'est elle ! » C'est de ma part bien outrecuidant que de me fier à une impression aussi brûlante que courte pour penser qu'enfin je viens de trouver mon personnage. Je crois même à une hallucination.

Elle persévère dans son immobilité, dans l'ombre de la classe encore dorée par les rayons d'un soleil de fin d'été. Je n'ose plus parler ni bouger de peur de faire s'évanouir cette apparition dont je ne discerne que le buste et le visage. Ses cheveux blonds auraient fait rêver tous les poètes romantiques allemands. Elle ressemble bien à une vierge médiévale ou du quattrocento.

Un léger sourire se dessine sur ses lèvres.

Aurore a-telle deviné le rôle qu'elle doit jouer ? Elle tire lentement de son cartable en cuir rouge un livre et me le montre de loin. La Minne. La couverture représente une miniature avec un Minnesinger, Wolfram von Eschenbach, monté sur un coursier brun, tandis qu'une femme aux cheveux recouverts d'un voile l'accompagne en amazone sur un cheval vert. Leurs montures sont telle- ment rapprochées que le Minnesinger peut enlacer les épaules de la belle de ses deux bras. Elle m'a donc lu ! Est-ce que je touche enfin à la réalisation de mes espérances ?

Soudain, elle se lève de son banc, et prend l'allée centrale pour enfin longer mon bureau. Sans un regard pour moi, elle sort par la porte vitrée entrouverte. Mais j'ai le temps d'admirer la blancheur de sa peau, ses jambes élancées et moulées dans des bas résille noirs dont une jupe courte dévoile les cuisses.

Ma vie choisie de célibataire m'a fait rencontrer bien des femmes au cours de mon existence, mais aucune, même celles dont je me suis cru amoureux, n'avait, comme Aurore, à la fois ce naturel et ce sens de la séduction de son propre corps. Je jette un coup d'œil vers la cour, je l'aperçois assise sur un banc, à l'écart et soli- taire, feuilletant La Minne. Elle semble totalement étrangère au monde qui l'entoure. Je murmure : « Sa place est avec moi, elle est en moi. » Puis j'ai un sourire moqueur à l'égard de moi-même et me dis : « Voilà que tu cherches des tendrons ? » Mais je suis déjà capté, capturé, captivé par cette femme à nulle autre semblable.

 

© Éditions Albin Michel, 2014

© Photo : DR

 


Quatrième de couverture > Est-il possible au XXIe siècle de vivre un amour courtois ?

C’est le rêve de Johann, professeur de lettres, spécialiste de la littérature du Moyen Age. Il multiplie en vain les rencontres amoureuses jusqu’au jour où il est séduit par Aurore, une de ses étudiantes. Ensemble, ils vont suivre les 31 codes du fin’amore et traverser le temps. A travers les méandres pervers et souvent piégés de ces codes, la douleur et l’extase, ils découvriront le cérémonial sensuel d’une Cour d’amour. Entre manipulation et envoûtement, ils passeront par toutes les épreuves de la passion, de la dévoration à la négation d’eux-mêmes, pour que leur rêve devienne réalité. Mais le temps, ainsi défié, reprendra ses droits et brisera tragiquement ces chimères.

 

Romancier, historien, critique littéraire, membre de plusieurs jurys et éditeur, Joël Schmidt a publié plus d’une dizaine de romans, la plupart aux éditions Albin Michel.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Joël Schmidt, Les Amants, Albin Michel, janvier 2014, 190 pages, 16 €

1 commentaire

somptueux... Albin Michel (re)deviendrait donc (enfin !) un éditeur, chouette nouvelle et, diantre !, que cet extrait donne envie ; allez zou, un clic sur amazon.fr et c'est parti...