Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Mário de Carvalho. Extrait de : L’art de mourir au loin


EXTRAIT >

 

Cette nuit-là, après qu’Arnaldo eut dîné dans son bistrot minable, et Bárbara avalé deux samoussas avec un jus d’orange au centre commercial, rempli d’une faune louche, tous deux tranchèrent, assis à la table ovale du salon, le sort de la tortue.

Le choix entre le jardin dEstrela et le parc Édouard VII donna lieu à discussion. Ils finirent par dresser une liste presque exhaustive de tous les bassins, mares, trous deau de Lisbonne. Ils optèrent, ayant pesé le pour et le contre, pour le lac du Campo Grande contre le parc Édouard VII, en utilisant le processus approprié en cas de match nul : pile ou face.

Et, comme il était très tard, ils allèrent tous deux se coucher.

 

Le soir suivant, Arnaldo et Bárbara se rencontrèrent par hasard dans le même restaurant du centre commercial. Quand Arnaldo entra, Bárbara était jà assise à une table et détourna le regard. Il esquissa une  volte-face, mais resta sur un pied, fouillant dans ses poches comme quelqu’un qui a perdu ses clés. Un bref instant l’un comme l’autre se sentirent foudroyés par des sensations sagréables de ridicule et de malaise qui, par-dessus le marché, mettaient à mal l’esprit de fair-play que tous deux entendaient afficher, même si leur corps leur dictait autre chose.

Arnaldo prit sa décision, se dirigea vers la table de Bárbara et tira une chaise :

— Je peux ?

— Ah, tu étais ? demanda rbara, sachant qu’Arnaldo avait remarqué qu’elle l’avait vu.

Étant donné qu’elle avait détourné le regard, elle estimait qu’un minimum de décence l’obligeait à continuer cette farce. Mais Arnaldo ne s’assit pas tout de suite. Un moment, l’idée que Bárbara puisse attendre quelqu’un le glaça, et Bárbara lut son embarras dans son regard, à la fois provocateur et suppliant.

Le dîner se passa si bien quaucun deux ne récrimina contre les infects calmars grillés que leur servit un Brésilien volubile, qui continuait à blaguer avec la serveuse au comptoir tout en leur collant leurs assiettes sous le nez. Ils parlèrent de tout sauf de leurs griefs réciproques, et auraient pu rester à bavarder beaucoup plus longtemps si laddition navait pas fait surface sur la table, alors que la porte en verre était déjà à moitié fermée et que les Brésiliens empilaient les chaises pour le lendemain.

À la maison, leurs gestes ralentirent et leurs expressions se firent plus pénétrées. Il y avait un grand problème et, dans ce grand problème, un petit probme-satellite, qui prévalait et bloquait tout. La tortue, à laquelle ils navaient jamais accordé une tendresse suffisante pour au moins lui donner un nom, avait l’air de flotter dans l’eau  comme une plaque de goudron compacte, grasse, grosse et laide.

Quest-ce quon décide, alors ? demanda Arnaldo, cherchant parmi les feuilles éparpillées sur la table celle ils avaient noté tous les lieux humides de Lisbonne.

Lac du Campo Grande, répondit rbara, étonnée de cette perte de mémoire inattendue.

Et ils s’entre-regardèrent. Bárbara posa la télécommande qu’elle avait attrapée distraitement.

Alors ? s’enquit-elle.

— Alors, quoi ?

Tu t’imagines que c’est moi qui vais porter la bête ?

Cela donna lieu à une interminable discussion, au cours de laquelle affleurèrent des éléments subjacents qui changeait l’eau, qui achetait les boîtes daliment séché, qui nourrissait l’animal. Arnaldo tenta vainement de transformer son handicap en victoire, argumentant que « comme c’est toi qui t’en occupes le plus, c’est à toi de la transporter ». Ils parlaient toujours de la bestiole au féminin, « elle », « elle ceci elle cela, elle comme ci elle comme ça », même si, par des indices que seuls les vétérinaires sont capables de déceler, ce chélonidé rond, inexpressif et pesant était, en fait, un mâle.

Je me refuse à toucher cette bête de mes mains, martela finalement Arnaldo, croisant brusquement les bras comme pour défendre une ultime redoute, dont la garde organise courageusement la résistance, tout en sachant qu’elle ne tardera pas à succomber à la dernière charge.

Pourquoi ?

Microbes. Salmonelles. Cette bête grouille d’infections.

Bárbara acquiesça. Elle avait vu la même émission à la télé. Le problème c’est qu’il n’y avait pas de gants de caoutchouc à la maison. Il fallait attendre le lendemain.

Mais tu m’aideras, hein ?

Arnaldo insistait. Il voulait à toute force que rbara partage labandon de la tortue, avec cette froideur avec laquelle les complices d’un assassinat exigent que tous portent un coup pour sceller une responsabilité commune. Elle ne répondit pas. Mais quand, fatigué, Arnaldo revint de la salle de bains en disant :

On pourrait aujourdhui faire lit commun et en finir avec cette comédie de l’alternance. On est des adultes, que diable.

 

© Les Allusifs, 2014

© Photo : Gonçalo Rosa da Silva

 

 

Quatrième de couverture > Au bord du divorce, un couple de trentenaires lisboètes se livre à un inventaire courtois et méthodique de ses biens. Très vite, Arnaldo et Bárbara achoppent sur le sort de leur tortue domestique. Que faire de cet animal qu’ils n’ont même pas baptisé ? Liés par ce nœud gordien absurde, ils poursuivent en attendant de trouver une solution un semblant de vie commune ponctué de scènes de ménage aigres-douces… Mais sont- ils sûrs de vouloir se quitter ? Leurs chassés-croisés chez eux, dans les quartiers populaires ou huppés de Lisbonne, et la mélancolie qui les étreint quand ils sont seuls laissent présager un dénouement heureux… Mário de Carvalho profite de cette trame cocasse pour épingler des affects conjugaux dangereusement volatils et nous faire rire d’un certain quotidien urbain petit-bourgeois. Cocktail narratif jubilatoire mixant cinéma, farce et bande dessinée, son « chronovélème » pousse sur le devant de la scène un chélonidé inerte, modeste mais hilarante allégorie de notre condition humaine.

 

en 1944, Mário de Carvalho est romancier et dramaturge. Il vit à Lisbonne.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Mário de Carvalho, L’art de mourir au loin : chronovélème, traduit du portugais (Portugal) par Marie-Hélène Piwnik, Les Allusifs, janvier 2014, 124 pages, 12 €

 

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