Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Nicolas Idier. Extrait de : La musique des pierres

 

EXTRAIT > 

 

Quand j’ai décidé de tout quitter pour la Chine, per- sonne n’a résisté. Tous savaient qu’ils ne pouvaient rien m’opposer. Ils me craignaient depuis le jour-sans-nom. Un écart s’était peu à peu creusé entre moi et les autres, même les plus proches. Alors voilà, c’est très simple de tout quitter quand personne ne vous retient. Je n’ai pas tout de suite rendu mon appartement. Ce n’est que plus tard que j’ai appelé l’agence et leur ai expliqué que je ne reviendrais pas ou, en tout cas, pas tout de suite. Ils m’ont demandé ce qu’il fallait faire des meubles, des vêtements, des mille objets qui décorent puis encombrent nos vies quand celles-ci se terminent. Je leur ai dit de tout vendre, ou de jeter. Et les livres de votre bibliothèque ? J’avais emporté l’essentiel. Pour le reste, donnez à une école ou bourrez un trottoir, choisissez. Et vos effets personnels, les photographies, les albums, les carnets ? Benne à ordures, allez vite, je n’ai pas envie de garder trop de passé en vie malgré moi. Et les frais ? Faites au mieux, je paierai tout ce qu’il faut. Quant aux amis, chacun est empêtré dans la toile de sa vie, et a beaucoup à faire. On quitte facilement les amis, en fin de compte, c’est moins vrai des femmes que l’on aime. Le plus dur reste la famille, mais, là encore, être rapide est la solution. Sinon, condamnation à perpétuité.

Peu avant de partir pour Pékin, j’ai recroisé sur le parvis de Notre-Dame un écrivain et dramaturge irlandais, admirateur de Livia depuis qu’elle avait été invitée à Windsor pour jouer lors de l’anniversaire de la Reine, avec qui nous avions ensuite beaucoup fait la fête, jusqu’à l’aube, épuisés et heureux, versant les dernières gouttes de notre champagne dans la fontaine Eros de Piccadilly Circus. Il savait, pour Livia. Après m’avoir embrassé et serré les épaules : « Lord, c’est sur elle que j’aurais dû écrire, pas sur Henry James ! Elle était la vie même, le mouvement, la musique. Ceux qu’elle croisait se sentaient bénis. Tous, nous l’aimions. » Quelques jours plus tard, à la même heure, j’étais dans l’avion.

 

La fuite, le désir d’ailleurs, comme titrent les magazines, ne sont que très banals. Or, si les drames nous poussent parfois à l’héroïsme, ils nous font rêver de banalité. Plus on est confrontés à l’inacceptable, plus on a envie de routine. Je ne pouvais plus y prétendre ni à Paris ni à New York, les souvenirs vivaient encore, alors, je pars pour la Chine. J’y avais été invité par un des meilleurs spécialistes de la Chine classique comme par le destin lui- même. Quand des choses pareilles vous arrivent, ne résistez pas.

 

En attendant le départ, à la cafétéria de l’aéroport, un drôle de type s’assied à ma table. Il engage de lui-même la conversation et me demande si je pars pour Pékin, sur un ton affirmatif. Il a me voir à l’enregistrement. Je réagis au minimum. Il m’apprend que nous sommes sur le même vol, qu’il connaît très bien les raisons de mon départ (ah oui ?) et qu’il pourra m’aider, quand le besoin se fera sentir. Je ne sais plus que répondre, mais je me lève pour partir. Il me rassure : je ne suis pas fou et il continue à parler, du taoïsme, des pierres d’éternité, des sages débraillés arpentant les montagnes. Il ouvre un cahier d’écolier couvert d’une écriture bleue régulière, ronde, celle d’un vieil enfant, et se met à lire : « Qui a une conduite sublime sans avoir besoin de se torturer l’esprit, qui se perfectionne sans le secours de la bonté et de la justice, qui apporte l’ordre sans exploits et sans gloire, qui est oisif sans habiter auprès des mers ou des fleuves, qui atteint un grand âge sans mouvements gymniques, celui-là possède tout sans rien convoiter. Impavide, nul ne peut deviner ses limites ; il conjugue en lui toutes les qua- lités. Telle est la Voie du Ciel et de la Terre, la puissance du saint. C’est pourquoi il dit : Calme, silence, vide et non-agir : équilibre de l’univers, substance du Tao. »

— Voilà qui devrait en faire réfléchir plus d’un, vous ne croyez pas ? Je cite ma source : chapitre xv, « Se torturer l’esprit », Zhuangzi, traduit par mon ami Jean Levi. Je vous conseille ce livre. Tenez (il arrache la page de cahier). Vous relirez ça l’esprit reposé. Nous nous reverrons à Pékin, un jour ou l’autre, quand le moment sera venu ; rien ne presse.

Puis il me salue et s’éloigne. L’embarquement est annoncé. Je tâche de ne pas me torturer l’esprit, et j’attends l’annonce du départ.

 

Dans l’avion, je bois un verre de vin blanc, suivi d’un autre, et ferme les yeux. Je m’endors, encore, et je passe presque le voyage entier à somnoler, une grammaire de chinois posée sur les genoux. Tous les frais de mon voyage sont couverts par mon Hôte. À demi mots et en quelques mails, il m’a engagé pour écrire sur les pierres de sa collection, et, si possible, celui qui sait le mieux les peindre, Liu Dan. Je garderai secrète la somme totale engagée, mais je ne crains pas d’avouer qu’elle est très élevée, vrai- ment très élevée. Il y a un moment l’argent cesse d’être compté. J’ai signé un contrat, qui ne stipule qu’une seule chose : je dois, avant de quitter la Chine, rendre un texte. Le contrat n’en précise pas la longueur. Au début, incrédule, j’ai fait relire le document par l’avocat qui réglait les affaires de succession de Livia, mais ce dernier m’affirma qu’il n’y avait aucune faille. J’hésitais encore quand je croisai un conservateur d’un grand musée américain (Boston), spécialisé dans les arts asiatiques, Nancy Berliner.

« Vous pouvez y aller les yeux fermés. » Selon elle, mon Hôte était une valeur sûre, reconnue dans le monde des arts asiatiques et des collectionneurs, et Liu Dan méritait que l’on prît tous les risques.

 

Je remarque tout de suite cette fille,  une  Chinoise, avec ses longs cheveux remontés en chignon piqué d’une broche d’argent et ses épaules nues. Elle exerce sur moi une sorte de magnétisme, comme certaines pierres ferrugineuses qui dérèglent les horloges. Quand elle se penche vers l’allée centrale, je parviens à voir son visage. Elle est belle. Son écharpe tombe un peu. Elle devient, entre Paris et Pékin, à travers la nuit puis le grand jour plein d’une lumière nuage, mon transport aérien. Entre deux sommeils, je fais tourner la petite pierre ocre dans le creux de mes mains, pierre qui s’effrite un peu, avec une forme de meule, minuscule pierre que j’aime.

Cette pierre renvoie au mystère de la présence. Elle est là, avec force, indéniable, comme cette jeune femme, désormais endormie. Ses cristaux rouges surgissent d’elle, se gorgent de lumière et sont retenus ensemble par une action que le temps, des milliers d’années, n’a pu diminuer. J’ai trouvé cette pierre en triant les affaires de Livia. Je ne sais pas ce que c’est, ni qui la lui a offerte, ni pour- quoi elle l’a gardée. Cette trouvaille est inscrite dans l’équation organisée autour de l’univers des pierres, et si je vais en Chine, c’est non seulement à Liu Dan que je le dois, mais aussi à toi, Livia, qui es partout présente, dans les plis d’un nuage, les arêtes d’une pierre, jusqu’au fond des yeux d’un personnage peint. Ce tableau qu’elle aimait tant est le portrait de Louise d’Haussonville, d’Ingres. Il est exposé à la Frick Gallery, à New York, elle était une semaine pour des répétitions, et c’est là-bas qu’elle a rencontré Liu Dan, et qu’elle m’en a parlé, avant tous les autres. Un oracle. La route était tracée entre Livia et Liu Dan, entre la vie devenue pierre et les pierres de vie. Dès que je ferme les yeux, je vois le visage de Livia, alors je m’efforce de le remplacer par des pierres, ou par les caresses et les soupirs de M.

 

Mon Hôte a un goût précis, qu’il a osé affirmer dans toute sa maison, pour des objets auxquels la Révolution culturelle avait enlevé toute valeur. Surgis des décombres, pépites au milieu des gravats, jadis preuves dangereuses d’origines honteuses nécessitant de la rééducation, les objets d’art de la Chine classique sont remontés à la surface comme les trésors du fond du lac. Est-ce parce qu’il a eu moins peur que les autres qu’il se lance dans leur collecte, puis, quand il en eut assez, qu’il se met à les vendre ? Les collectionneurs du monde entier affluent, Américains, Japonais, quelques Européens et des Chinois en exil. Sa réputation grandit très vite. Il voyage de plus en plus, d’une vente à une autre, d’un rendez-vous à un autre. Il a assez d’argent pour s’acheter une maison traditionnelle dans le vieux Pékin, la meubler exclusivement avec des meubles du XVe siècle. Sa femme, Chinoise de Nankin, elle aussi, a un doctorat de mathématiques d’une des plus grandes universités américaines, mais elle arrête de travailler pour suivre son mari, avec amour et douceur. Le couple aime la vie, se déplace beaucoup, il est joueur, joyeux, chinois, très classique, donc moderne en diable. Il devient mon principal mécène, car les quelques grands amateurs de Liu Dan, chacun très puissant et hyper-respecté, savent qu’il faut trouver quelqu’un pour écrire sur lui. Je n’y arriverai peut-être pas, mais je trouverai autre chose, et je ne crains pas de décevoir. Alors, j’accepte. Et puis, surtout, je devais m’éloigner de Livia. Les souvenirs, à force, sont contre la vie.

 

Pour ne pas trop m’effondrer dans mes pensées, à mi-chemin (avion survolant les déserts montagneux d’Asie centrale), je m’entraîne au chinois et m’efforce d’apprendre quelques caractères.

 

 

Je tente de les mémoriser. Homme ciel feu eau grand pierre. Les caractères dansent devant mes yeux et, quand je somnole, je les vois encore sous les paupières. Ils se confondent avec le visage de Livia, avec les pierres flottantes, avec la douceur de l’avant-bras de l’autre passagère, avec les très petits grains de beauté sur cette peau cuivrée. Je bois du chardonnay comme pour me désaltérer, par grandes gorgées. Je finis mon verre et en redemande un autre. Le vin est frais, et j’aime sa rondeur épaisse. Je sors un cahier à spirale et j’écris la date, suivie d’une phrase :

 

Il y a peu d’eaux qui soient absolument pures.

 

Cette phrase est de Buffon, premier naturaliste de langue française, auteur comme Pline d’une Histoire naturelle. Libre à chacun d’y lire un sens moral, évident certes, mais ne jamais oublier que Buffon parlait vraiment des eaux. Dans mon sac de voyage, j’ai glissé un seul livre, le manuel sur les pierres et les minéraux de la collection

« Smithsonian Handbook », avec des photographies en gros plan de cinq cents spécimens (en majuscules sur la couverture). Je ne voulais pas me charger davantage. Pour le reste, deux malles pleines suivent à la surface des mers. Tout en laissant mes yeux parcourir les photographies des pierres, éclatantes de santé et de vigueur colorée, je me demande qui est cette fille. Timide, énervée, dominante, douceur, vigueur, aspirante ou rétive ? Trop de vin. Je m’endors encore, et rêve de mon corps en chute libre, à travers les nuages, ces merveilleux nuages. À un moment donné, une voix annonce la descente sur Pékin.

Le ciel est très clair. Pékin, ville du désert.

 

© Gallimard/L’Infini, 2014

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > « Je marche tous les jours, par tous les temps, même les nuits pluvieuses. Les villes d'Asie ne dorment jamais à poings fermes. Moi non plus, depuis le jour-sans-nom. Pékin me convient. Mes insomnies trouvent un terrain idéal. Je ne m'endors qu'au petit matin, quand le ciel blanchit. Liu Dan lui aussi travaille la nuit, dans son grand atelier dans l'Est, en haut d'un gratte-ciel. Il lit beaucoup, se laisse imprégner par certaines pensées, se dégage du temps, de la ville, des inconvénients. Il ne craint pas d'être seul. La solitude lui permet d'avancer dans la direction qui lui sied. Il avance, et peint ce qui est, déjà, la Renaissance de la Chine, après une longue période d'ombre. Ce qui ne va pas sans changement majeur. L'art n'est pas un domaine referme sur lui-même, et Liu Dan, qui n'a que faire de politique, prépare évidemment la révolution des profondeurs : la révolution des pierres, triomphante car sans but, sans dessein, et patiente. Liu Dan est le peintre des pierres intérieures. Celles qu'on ne peut ni saisir ni briser. »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Nicolas Idier, La musique des pierres, Gallimard, NRF, L’Infini, janvier 2014, 336 pages, 21 €

 

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