Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Pascal Bruckner. Extrait : Un bon fils


EXTRAIT >

 

Prière du soir

 

Il est l’heure d’aller dormir. Agenouillé au pied du lit, la tête inclinée, les mains jointes, je murmure à voix basse ma prière. J’ai dix ans. Après un bref recensement des fautes du jour, j’adresse à Dieu, notre Créateur tout-puissant, une requête. Il sait comme je suis assidu à la messe, empressé à la communion, comme je L’aime par-dessus tout. Je Lui demande simplement, je L’abjure de provoquer la mort de mon père, si possible en voiture. Un frein qui lâche dans une descente, une plaque de verglas, un platane, ce qui Lui conviendra.

« Mon Dieu, je vous laisse le choix de l’accident, faites que mon père se tue. »

Ma mère arrive pour me border et me lire une histoire. Elle me regarde avec tendresse. Je redouble de ferveur, je fais le pieux. Je ferme les yeux, dis en moi-même :

« Mon Dieu, je vous laisse, Maman vient d’entrer dans ma chambre. »

Elle est fière de ma foi ardente tout en redoutant qu’un jour je ne me tourne vers la prêtrise. J’ai déjà évoqué la possibilité d’entrer au Petit Séminaire, je me lève à six heures du matin pour aller servir la messe à l’externat Saint-Joseph à Lyon, le collège de Jésuites je poursuis mes études. C’est une messe basse, c’est-à-dire courte, je ne suis pas qualifié pour les longues cérémonies qui requièrent une liturgie complexe. Quand je suis perdu, je me signe, ça me donne une contenance. À cette heure matinale, dans l’église, il y a peu de monde, à peine ici ou une bigote tombée du lit et qui marmonne ses prières. Je suis le petit fayot de Dieu : l’odeur de l’encens m’enivre comme s’enivre le prêtre qui remplit ses burettes et s’avale une bonne rasade de piquette, du blanc de qualité médiocre, dès sept heures du matin. Nous sommes pris d’un fou rire devant ses yeux vitreux. J’allume les cierges avec ravissement, j’aime ce moment de recueillement avant les cours. Je communie, j’adore le goût de l’hostie, ce pain azyme qui fond sous la langue comme une galette. Cela m’emplit de force, j’ânonne mes formules en latin sans les comprendre, ce qui les rend d’autant plus belles. Je sers la messe avec une fureur toute flagorneuse ; je veux avoir les meilleures notes au paradis. Quand je plisse mon regard, il me semble que Jésus cligne affectueusement de l’œil à mon endroit.

Deux ans après, lors de ma communion solennelle, je me livre à une orgie de bonté. Je souris à tous, je suis habité par l’Ange du Bien en personne. Je hume avec volupté mon nouveau missel à tranche dorée dont les pages bruissent quand on les tourne. Je flotte dans mon aube au-dessus du sol, je baigne dans l’onction. Oncles et tantes me couvrent de baisers que je prodigue à mon tour à mes cousins sans compter. Ce zèle emplit ma mère de fierté et d’une secrète inquiétude. Il est bon de croire mais avec mesure : la bonne ville de Lyon, ancienne capitale des soyeux, regorge d’abbés misérables, aux soutanes tachées, aux godillots crevés, qui sont les souffre-douleur de leur hiérarchie, les têtes de turc des gamins, les prolétaires de l’Église Romaine Universelle et Apostolique. Beaucoup meurent jeunes, épuisés et maltraités.

— Monte vite dans ton lit, il est déjà tard.

— Oui, Maman, tout de suite. Encore une minute, je n’ai pas fini.

Je récapitule rapidement  mes  péchés  de la journée, j’en rajoute deux ou trois comme plus tard je rajouterai quelques revenus à mes déclarations d’impôts par peur d’une omission plus importante. Je remercie le Seigneur de ses bontés.

« Mon Dieu, débarrassez-nous de lui, je vous en prie, je serai très sage. »

Ma mère est loin de se  douter  de  ce qui agite son chérubin, elle ne voit en moi qu’innocence et douceur. La raison de ma demande au Très-Haut remonte à quelques semaines.

 

Je dois rendre un devoir de géométrie que je décide d’achever après le dîner. Je sèche dans mon lit, les mathématiques n’étant pas mon fort. Mon père vient m’éclairer : devant mon obstination à ne rien entendre, il s’impatiente. Plus il tente de m’expliquer, moins je comprends. Je suis fatigué. Aux conseils succèdent les cris, aux cris, les hurlements accompagnés de claques. Je suis un imbécile, je déshonore ma famille. Il est immense, tellement imposant. En quelques minutes, je me retrouve par terre, je me roule en boule pour échapper aux coups, je me glisse sous le lit d’où sa main puissante m’extirpe pour m’inculquer les rudiments du calcul. Mais surtout, et cela je ne me le pardonne pas, je le supplie de m’épargner :

Pitié, Papa, pitié, je vais bien travailler. Arrête.

Les torgnoles, les coups de pied importent peu. Ce sont douleurs qui passent. Mais s’humilier devant son bourreau, le prier de vous laisser la vie sauve parce qu’on a lu dans ses yeux un éclair meurtrier, c’est inexcusable.

Plus tard, en regardant des films policiers, je regretterai toujours cette tendance des victimes à implorer la clémence des tueurs. Elle attise leur sadisme au lieu de les attendrir. S’il faut mourir, que ce soit dignement. Ma mère monte, nous sépare, me serre longue- ment dans ses bras tandis que je sanglote, les joues écarlates. Ensuite mon père viendra m’embrasser :

Allez, on fait la paix. On terminera tout demain matin.

Je murmure un faible « oui » mais la rancune s’installe en moi. C’est une flaque de pus qui irrigue peu à peu chacune de mes pensées. La guerre est déclarée : il y aura des armistices, souvent heureuses, des plages d’harmonie, mais quelque chose commence, qui ne s’arrêtera plus. Même quand nous jouons le soir, sous les draps, au traîneau sur la banquise cerné par les loups, je ne marche plus. C’est lui désormais que je vois comme un carnassier sur le point de me dévorer. La confiance aveugle que je lui vouais est brisée.

 

Dieu n’exaucera pas mes vœux et quatre ans plus tard, je cesserai de croire en Lui. Entre-temps, chaque soir ou presque, j’entends les grilles du portail s’ouvrir et les phares de la voiture illuminer l’allée. Je monte m’enfermer dans ma chambre, déçu et tendu. Ma mère se recoiffe et va accueillir son homme sur le  perron, prête  à braver la tempête. La nuit, je rêve que mon corps quitte le lit et vole dans l’espace. Je colle au plafond comme si j’étais doté d’un parachute ascensionnel. Je veux rester suspendu dans la stratosphère, voir le monde d’en haut sans en partager les soucis.

Les pères brutaux ont un avantage : ils ne vous engourdissent pas avec leur douceur, leur mièvrerie, ne cherchent pas à jouer les grands frères ou les copains. Ils vous réveillent comme une décharge électrique, font de vous un éternel combattant ou un éternel opprimé. Le mien m’a communiqué sa rage : de cela je lui suis reconnaissant. La haine qu’il m’a inculquée m’a aussi sauvé. Je l’ai retournée en boomerang contre lui.

 

© Grasset 2014

© Photo : Enfinbref

 

 

Quatrième de couverture > « Rien de plus difficile que d’être père : héros, il écrase de sa gloire ; salaud, de son infamie ; ordinaire, de sa médiocrité. » Dans ce pudique roman de formation, Pascal Bruckner raconte sa filiation personnelle et intellectuelle.

C’est l’histoire d’un enfant à la santé fragile. Né après guerre dans une famille d’origine et de culture allemandes, il est envoyé dans un village d’Autriche pour soigner ses poumons. Sous la neige, il chante la gloire de Dieu et prie chaque soir le Seigneur de provoquer la mort de son père. Ce dernier, antisémite et raciste, est un mari pervers qui bat sa femme et l’humilie. Son fils unique fera tout pour devenir son contre-modèle (« je suis sa défaite »). Il sera l’élève de Jankélévitch et de Barthes, le jumeau spirituel d’Alain Finkielkraut, puis un écrivain reconnu, classé parmi les « intellectuels juifs » auxquels il s’identifie sans en être.

Jusqu’au dernier jour, il accompagnera néanmoins dans son calvaire cet étranger qui lui a donné la vie et n’en finit pas de mourir. Car au-delà du mépris et de la rage coupable, ce récit bouleversant est l’aveu d’un amour impossible à renier d’un fils pour son père auquel il doit paradoxalement toute son œuvre – où le théâtre de la cruauté se retourne en compassion.

Il lui dédie ce Tombeau d’effroi et de pardon.

 

Pascal Bruckner est l’auteur, entre autres, de La tentation de l’innocence (prix Médicis de l’essai, 1995), Les voleurs de beauté (prix Renaudot, 1997), Misère de la prospérité (prix du Meilleur livre d’économie, prix Aujourd’hui, 2002), Le fanatisme de l’Apocalypse (prix Risques, 2011). Son œuvre est traduite dans une trentaine de pays.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Pascal Bruckner, Un bon fils, Grasset, avril 2014, 264 pages, 18 €

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