Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Fabrice Gaignault. Extrait de : Vies et mort de Vince Taylor


EXTRAIT >

 

En y repensant, tout venait d'une image. Quelqu’un de proche avait vécu cette scène une nuit de printemps, au milieu des années 60. Dans la semi-obscurité tiède d'une petite rue parisienne où passaient des ombres vite étouffées, il y avait eu un échange de coups pour venir en aide à une femme qu'un type assaisonnait. Ils sortaient tous de chez Castel, ce centre de l'univers nocturne où « tout le monde » se retrouvait dans une fraternité de viveurs qui n'avaient pas encore assisté au naufrage des Trente Glorieuses. Je voyais tout, dans un ralenti très cinématographique, le type en costume italien demi-saison vert amande, chaussé de mocassins souples, se jetant sur le cogneur coiffé d'une banane laquée et vêtu, lui, d'un tuxedo satiné bleu pétrole. On pouvait appeler ça, si l'on voulait, l'histoire véridique du chevalier blanc volant au secours de la colombe martyrisée en se dressant face au barbare. On pouvait  appeler ça, si l'on voulait, une légende du pavé parisien.

C'est la première image que j'ai de Vince Taylor, et cette image, je ne sais trop pourquoi, m'est restée, même si musicalement j'étais trop jeune pour apprécier. Il s'était passé tant de choses depuis cette nuit-là que je ne voyais pas pourquoi y revenir, mais il était dit que le barbare gominé vêtu d'un tuxedo satiné bleu pétrole reviendrait et s'inviterait  à ma table d'écriture.

Peindre un homme c'est chercher le squelette sous la chair, qui dessine tout le reste. Mais quand le squelette fait la grimace et n'est jamais là où on l'attend, même pas dans la tombe où il devrait se trouver ‑ et où se trouve donc la tombe ? ‑, alors rien ne va plus et tout prend une autre lumière. Vince Taylor m'intéressait parce que c'était un homme semblable aux hommes qui se persuadent de croire en leur bonne étoile, sans y croire au fond. Vince Taylor était un looser qui avait laissé le destin décider à sa place. Les désastres précédaient ses pas, le crash de son avion d'entraînement avant son examen, le sac du palais des Sports avant son entrée en scène, le seppuku en apôtre christique à La Locomotive avant l'Amérique et peut-être la gloire. Rien de flamboyant là-dedans, à moins de considérer la lente dégringolade d'un homme comme une sorte d'ascension vers un lointain hors d'atteinte où se mouvaient des ombres inquiétantes et attirantes, ce qui reste une théorie séduisante.

Cette plongée ne se veut surtout pas le relevé minutieux des faits et gestes musicaux de Vince Taylor, recensement maniaque de ses enregistrements, de ses concerts, ou des membres successifs de ses groupes, que je laisse volontiers aux spécialistes. Ces listings au garde-à-vous ? Très peu pour moi. Vince Taylor appelait tout sauf ça, et si on voulait le saisir uniquement par ses disques ou l'exposé de ses shows, je n'étais pas l'homme de la situation. Lui non plus, d'ailleurs.

Une rengaine idiote revenait systématiquement à l'énonciation de son nom. Vince Taylor aurait gâché sa carrière, mot qui, selon moi, jure avec l'idée même du rock. Devait-on attendre d'un rocker le même destin que celui d'un fonctionnaire ou d'un homme politique ? Non. Aurait-on aimé que Vince Taylor connaisse celui des cacochymes Rolling Stones ou d'Elton John ? Non. Mille fois non. De ce point de vue-là, la carrière de Vince Taylor n'est pas un gâchis mais une formidable réussite. Elton John a connu une carrière exemplaire, en chiffres. Mais Vince Tayor est devenu ce que ne sera jamais Elton John, un mythe. Mythos, la parole fabuleuse sans laquelle ne peut vivre l'homme, cette machine à fabriquer des dieux, avait averti Bergson. À quoi reconnaît-on un mythe ? Peut-être à sa façon de courir vers sa perte, les yeux grands ouverts sur le soleil. De piétiner sans cesse un destin mort-né et de grandir sans cesse. De célébrer son immolation et de se dissoudre dans une brume dangereuse.

Sur le plan de la production artistique, Vince Taylor n'avait pas fait grand-chose, si on compare son « œuvre » à celle, par exemple, d’Eddie Cochran, qui, entre 1956 et sa mort accidentelle, en 1960, laissait une production discographique incommensurablement supérieure. Pourtant, Cochran est sans doute une légende du rock, mais pas un mythe. La carrière de Vince Taylor est assez misérable, mais l’homme a fasciné et continue d'inspirer nombre d'artistes. Sans doute en partie parce que celui-ci a symbolisé comme peu de rockers l'énergie à l'état pur, offerte au public qui lui en redonnait au centuple. Surgissement et transmutation dans un même mouvement diabolique... Il y avait d'autres raisons bien sûr. Tout cela restait à déchiffrer en suivant pas à pas, autant que possible, Brian Maurice Holden, alias Vince Taylor, comme j'avais suivi Anita Pallenberg et plus tard Claudine Longet s'approchant du cercle de flammes où tout se disloquait. Pour moi, la boucle était bouclée. De l'égérie descendante d'Arnold Böcklin, le peintre de L'Île des morts, à la chanteuse qui avait tué son amant en murmurant un ravissant « bang bang », le rocker attendait son heure. Le voici maintenant, silhouette noire s'avançant vers moi.

 

Bien avant tout ça, il y eut les bombes au-dessus de sa tête. Dans l'abri sous la terre, dans l'obscurité impénétrable, il attendait que ça passe, blotti entre ses parents, ses frères et sœurs. Il a deux ans et les sirènes gémissent, se mêlant au son lugubre des canons de la DCA. Il imagine les pas d'un géant, mais c'est le bruit strident des bombes, juste avant qu'elles n'explosent dans un fracas monstrueux, qui lui fait si mal aux oreilles et comprime ses poumons. Bien après tout ça, lorsqu'il resterait des journées entières assis devant une tasse de café vide, il reverrait les murs qui tremblaient, le salpêtre comme une pluie grasse sur son dos, les gens toussaient, s'époussetaient avec des gestes de maintien violents et dérisoires, certains pleuraient doucement, peut-être même priaient-ils. Et son père, immobile et comme mort, retenant son souffle, redoutant d'être enseveli, cette fin où la respiration s'écourte, où le corps privé d'air suffoque dans des spasmes confus et désespérés. Un homme criait, je ne tiens plus, laissez-moi sortir, mais on le rejetait à terre, le muselait comme une bête blessée pour l'empêcher de les mettre à découvert.

Il est dans la cave humide et il pense à John, son grand frère, quelque part là-haut, au-dessus de sa tête, ce frère aviateur qui raconte à son retour ses missions dans le ciel d'Allemagne, ses vols nocturnes dans un grand insecte de métal luisant. La nuit, l'enfant fait plein de rêves bizarres et héroïques, parcourant  le ciel crevé de mille feux avec John combattant l'ennemi maléfique. Il  a deux ans. Brian Maurice Holden, né le 14 juillet 1939. Brian pour Brian Lawrence, une star oubliée des années 30. Maurice pour Maurice Chevalier, le chanteur au canotier avec son drôle d'accent, que sa mère adore. Brian est le petit dernier. Deux grands frères, deux sœurs plus âgées que lui. Un père qui trime dur comme ouvrier, manœuvre, peintre en bâtiment, mineur, et que sais-je encore, dans la banlieue nord de Londres, une  mère femme de ménage chez les particuliers  ou dans les pubs. La petite maison est souvent envahie de types vêtus de blousons de cuir, des amis de John qui l'escortent en permission pour boire un coup, évoquer les .combats. La mitraille, les duels, les disparus.

 

© Fayard 2014

© Photo : Virgil Biechy

 

 

Quatrième de couverture > Sa vraie carrière n’a duré que deux ans. Mais pour tous ceux qui l’ont connu alors, il demeure inoubliable. Né en Angleterre, ayant grandi en Amérique, Vince Taylor débarque en 1960 à Paris, préférant être « une épée chez les voisins qu’un second couteau chez lui ». Mais quelle épée ! Vince pourfend tout. Ses talents d’interprète et son jeu de scène déclenchent l’hystérie. Eddie Barclay veut en faire le rival de Johnny Hallyday, David Bowie s’en inspire. Pourtant, des années plus tard, pour survivre Vince fait la plonge dans un bistrot. Comment en est-il arrivé là ? Et surtout, pourquoi tous ceux qui le reconnaissent, fans de la première heure, musiciens, manager, rêvent-ils de lui accorder une seconde chance ? Vince lui-même a-t-il envie de remonter sur scène ? Et quel magnétisme exerce-t-il encore pour que tant d’inconnus tentent de l’en convaincre ?

En fait de biographie, c’est plutôt un « roman vrai » que Fabrice Gaignault consacre à Vince Taylor, s’attachant, au-delà d’une reconstitution des faits documentée, à percer le mystère d’un homme sublime jusque dans son acharnement à se perdre, mélange ahurissant d’orgueil et de défaitisme, de vitalité et de pulsions autodestructrices.

Fabrice Gaignault est notamment l’auteur de Égéries Sixties et Aspen Terminus. Il est rédacteur en chef « Culture et Célébrités » à Marie-Claire.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Fabrice Gaignault, Vies et mort de Vince Taylor, Fayard, avril 2014, 200 pages, 18 €

2 commentaires

Quel style!! c'est super bien écrit.
Et quelques perles, comme ce "je n'étais pas l'homme de la situation. Lui non plus, d'ailleurs" . Manifestement , Fabrice Gaignault l'est devenu, avec les années. 

Avec les années, également, ce sujet un peu teinté de voyeurisme cheap -la vie d'une star confidentielle -si on veut faire court, (et les deux termes ne sont curieusement  pas antinomiques)  a mûri , lui aussi.
En particulier à la lumière de la fabrication de "stars"  ultra éphémères  de type téléréalité . Vince Taylor, de nos jours, serait éliminé dès les castings de la nouvelle star ( look trop extrême et ne sait pas jouer de ukulélé ), viré de" La France a un incroyable talent "(parle même pas français, ce gars là!   ;^)) et  serait juste pris pour balayer le plateau à la fin de The Voice ( voix très anecdotique).
Il serait par contre la victime parfaite d'un relooking total par la belle Christina Cordula, alias "ma chériiiie!" la star de l'émission "nouveau look" de M6. Le pauvre y aurait immédiatement perdu sa banane, mais gagné des fans. Bon d'accord, ça ne serait peut-être pas les mêmes, mais bon...entre ça et la plonge dans une pizzeria...

Vince a été une victime du show-bizz; pour une chose qu'il vivait vraiment au fond de lui. Il était tout ce qu'on veut, mais surement pas un tricheur. Il a d'ailleurs eut un peu le même destin que gene Vincent. Avec les souffrances physiques en moins. Il devait être très dur de s'appeler Vince Taylor dans les années 60.