Jean-Marie Rouart. Extrait de : Ne pars pas avant moi
EXTRAIT >
Brève rencontre
J’avais dix-sept
ans. Ce soir-là,
je n’attendais rien de la nouvelle année. Pourtant j’en attendais tout. J’avais peur de m’enliser dans une existence grise et banale et, au fond
de moi, j’étais gonflé d’espoir. Quelque chose allait- il
enfin m’arriver ? Un événement
qui m’emporterait. J’en avais assez de la monotonie. J’aspirais à rencontrer la vraie vie : je l’imaginais intense, romanesque, parfumée d’aventures. Dans
l’avenue de
Breteuil voilée de brume, trouée par le halo des réverbères, je me dirigeais vers un
réveillon. Rien n’inspire plus le cafard que les fêtes obligées où l’on doit mimer
une gaieté d’emprunt. Cette soirée, je ne la voyais pas seulement comme une occasion
d’amusement. J’en espérais beaucoup plus : une rencontre. Seule une rencontre
a le pouvoir de changer
la vie. Je le pensais
alors, je le pense toujours.
Qu’importe que
ce fût avec une femme cruelle. Je ne rechignais pas à un rendez-vous avec le malheur
pourvu qu’il m’arrachât à
ce rien où je m’étiolais. Que se passerait-il si après cette fête je me retrouvais à l’aube sur le carreau, seul
?
Les beaux immeubles bourgeois bordés de grands arbres donnaient à cette avenue un air de richesse. On respirait l’opulence des nantis. Je sentais de manière presque palpable l’orgueil de propriétaire de ceux qui y habitaient. Les clochards qui se rencognaient dans les portes cochères pour se protéger du froid me semblaient plus fraternels. Leur misère, leur dénuement n’étaient pas inhumains comme la richesse. Ils étaient seulement rejetés. D’une certaine façon, je l’étais aussi. Certes je n’avais pas envie de me vautrer dans la saleté, le gros rouge et l’odeur d’urine. N’étais-je pas à égale distance de ces deux mondes ? Ni riche ni pauvre : mais alors quoi ? Quelle était ma place ?
Je manquais de nuance. J’étais encore sous l’influence de mes lectures : je venais de lire Le Rouge et le Noir et Crime et Châtiment. L’antagonisme social qu’ils développaient me marquait : d’un côté il y avait les riches, de l’autre les pauvres. Les premiers exploitaient les seconds ; et les seconds voulaient devenir les premiers. Je m’identifiais à Julien Sorel et à Raskolnikov, qui m’enfermaient d’autant mieux dans ce schéma simpliste que j’étais un de ces jeunes bourgeois désargentés qui, comme les demi- soldes sous la Restauration, sont toujours déchirés entre leur passé et leurs rêves. À ceci près que j’aurais été bien en peine de tirer un coup de pistolet sur ma maîtresse, vu que je n’avais pas plus de maîtresse que de pistolet. Je ne me voyais pas non plus assassiner une vieille usurière. J’en aurais été incapable. J’étais trop sensible. Pour ces héros, on ne pénétrait dans la bonne société que par effraction ; celle-ci se défendait et repoussait les assaillants. Ne parvenaient à leur fin que quelques ambitieux doués, sans beau- coup de scrupules et armés de résolutions puisées dans le Mémorial de Sainte-Hélène. Ce n’était pas complète- ment faux mais c’était naïf, inspiré par cette géniale naïveté des romanciers qui recréent le monde en le colorant des rêves de leur adolescence. Comment n’aurais-je pas flambé moi aussi en les lisant ? Leur adolescence parlait à la mienne.
Je parvins aux abords de la maison où avait lieu le réveillon. Une entrée imposante où, entre les colonnes doriques, des miroirs me renvoyaient mon reflet ; des tapis moelleux, un ascenseur vieillot aux cuivres luisants qui sentait le pain d’épices. Des flots de musique me par- venaient tandis que l’ascenseur me hissait en hoquetant au cinquième étage. Le tourbillon des invités et des danseurs m’aspira. J’étais entraîné, bousculé, sans trouver la ressource d’aucun visage connu. La jeune maîtresse de maison, Chantal, vint me secourir. C’était un tanagra ; ses yeux un peu bridés, ses manières cérémonieuses lui donnaient un faux air de Chinoise. Je l’avais connue, l’été, à Noirmoutier. Elle avait un penchant pour moi que je n’avais rien fait pour mériter : je n’avais comme argument pour la séduire que d’avoir fait chavirer, au large de la plage des Dames, le petit voilier, un vaurien, dont elle m’avait imprudemment confié la barre. N’osant lui avouer mon incompétence, nous avions sombré corps et biens, barbotant un long moment dans l’eau froide avant que la vedette des secours en mer ne vienne nous repêcher. Je lui en voulais de m’avoir offert l’occasion d’une humiliation publique. C’était peu chevaleresque de faire chavirer l’esquif d’une jeune fille. Pourtant je pense que c’était cette maladresse qui lui plaisait chez moi. Elle me sentait perdu. Du haut de la fortune de ses parents, elle éprouvait un sentiment de commisération pour le maladroit que j’étais, mal dans sa peau, et pourtant plein de fièvre. Elle pressentait en moi une destinée de rêves chimériques, d’ambitions désordonnées, donc d’échecs, qui suscitaient en elle une tendre pitié.
Ce soir-là, la tentation était grande de m’accrocher à elle comme à une bouée, la bouée qui nous avait cruelle- ment manqué dans la baie de Bourgneuf. Requise par ses obligations de maîtresse de maison, elle me présenta à une longue et assez belle jeune fille brune, vêtue d’une robe rouge, qui s’était réfugiée près du buffet après avoir cassé le talon de son escarpin. Je l’entrepris, tentant de me faire entendre à travers le brouhaha et la musique assourdissante de l’orchestre brésilien. Elle me souriait d’un air crispé tout en se tenant la cheville pour jeter un œil dépité sur le dessous de son soulier comme si elle espérait qu’un miracle lui rendrait son talon. La soirée commençait mal pour elle. Peut-être était-ce ma chance après tout ? Son handicap m’ouvrait de sérieux espoirs de réussite. Je ne l’imaginais pas claudiquant toute la nuit sur la piste de danse. Elle aurait besoin de réconfort, d’une oreille attentive, car qui voudrait s’embarrasser d’une cavalière impotente ? Déjà naissait en moi l’espoir de ne pas finir la soirée seul. Sa conversation était moins prometteuse que la gracieuse perspective de ses jolis seins entrevus alors que pour la énième fois elle se penchait pour observer le talon qui l’avait trahie. Mais un jeune homme blond, vêtu d’un smoking, arborant une assez ridicule fine moustache blonde qui lui donnait l’air d’un gommeux, vint lui parler. Après quelques mots échangés, il l’entraîna, toujours claudicante, dans une autre pièce. Elle me laissa en plan sans une parole d’excuse ni même un sourire.
Je me consolai en buvant un punch brésilien, une batida. Ragaillardi, j’entamai une conversation avec un grand type à l’air un peu niais, qui fumait cigarette sur cigarette, et semblait ne s’intéresser à rien hormis le poker. Je regardais autour de moi. J’étais dans le pire état d’esprit qui soit : impatient qu’il m’arrive quelque chose et incapable de provoquer la moindre rencontre. Je ne me sentais aucun courage pour aborder les belles filles qui me plaisaient. Je les regardais comme des créatures lointaines et inaccessibles. Un fatalisme d’Arabe me clouait près du buffet. C’était commencer le réveillon sous les plus mauvais auspices.
J’étais plongé dans ces réflexions, lorsqu’une jeune femme s’approcha de moi et m’adressa la parole avec assurance. Outre son intérêt pour moi qui lui donnait du charme, elle était, sans être très belle, pleine de séduction : elle avait du chien, comme on disait dans les années trente. Des paupières un peu lourdes, des cernes suggéraient qu’elle avait vécu, qu’elle connaissait les hommes et, en un mot, qu’elle n’avait pas froid aux yeux. Son ton familier, son aisance, son langage parfois un peu cru, et même sa voix aux intonations gutturales, éraillée par l’abus de cigarettes, renforçaient cette impression. Je l’invitai à danser. Le parfum de sa chevelure d’un brun roux m’enivra. Son corps s’ajustait délicieusement au mien. J’avais l’impression de l’avoir toujours tenue dans mes bras. Tout cela semblait prometteur. Comme je gambergeais pendant cette danse sur une mélodie suave des Platters ! L’orchestre brésilien, pour se reposer, avait branché l’électrophone. Je pressai sa main doucement dans la mienne. Elle répondit à ma pression. Je tendis mes lèvres vers elle. Elle se contenta d’y poser un baiser. J’en conclus – un peu rapide- ment – que contrairement aux apparences je n’avais pas affaire à une fille délurée mais à une femme à principes.
Combien de temps passa ainsi ? Tantôt je dansais avec elle, tantôt un fâcheux venait l’inviter. Nos liens se renforçaient ; une complicité naissait. Un peu avant minuit, elle me demanda de l’accompagner à un autre réveillon auquel par devoir d’amitié elle ne pouvait se soustraire. Cette proposition me conforta dans mes espérances. Je quittai la fête en embrassant distraitement Chantal, le tanagra, qui me regarda partir d’un air désolé. Je lais- sais, comme je devais le faire si souvent, la proie pour l’ombre, une jeune fille aimante et compréhensive qui m’aurait conduit vers un bonheur fade mais tranquille pour des aventures qui, après de folles illusions, risquaient de ne mener nulle part.
Dans le taxi qui nous emmenait boulevard Haussmann, elle m’abandonna ses lèvres. Sa bouche brûlante me confirma tout ce que j’imaginais d’elle : elle était fou- gueuse et réservée. Tandis que le chauffeur nous lorgnait dans son rétroviseur, s’insinuait en moi une idée délicieuse : peut-être étais-je enfin en train de serrer dans mes bras la femme que j’attendais depuis si longtemps.
L’immeuble du boulevard Haussmann résonnait jusque sur le trottoir du vacarme d’une fête à tout casser. Sur le palier, le portemanteau effondré sous le poids des vêtements, que personne ne songeait à rétablir, donnait une impression de laisser-aller. Dans l’entrée, on était saisi par une forte odeur de vomi qu’on avait tenté de dissimuler sous des aspersions de parfum vétiver. Ce réveillon était beaucoup plus mélangé que celui de Chantal : des hommes et des femmes de tous âges se déchaînaient dans les flots d’une musique hurlante ; on s’empêtrait dans les serpentins accrochés aux lustres. Tout le monde s’embrassait à qui mieux mieux ; des couples enlacés sur des canapés se léchaient et se tripotaient sans aucune gêne. La cohue était telle que je craignais d’être séparé de ma compagne. C’est ce qui arriva en effet. Pendant un long moment, je la cherchai. Je la retrouvai en conversation avec la maîtresse de maison, une petite femme noiraude et boulotte avec laquelle elle faisait une licence en droit. Elle me prit la main pour ne plus me perdre et ce geste simple m’émut. Tout, décidé- ment, m’attachait à elle. Je lisais dans les yeux des hommes qu’ils enviaient ma chance. Le fait qu’une femme sensiblement plus âgée, pleine d’expérience, ait jeté son dévolu sur moi me rassurait. J’avais enfin le sentiment d’exister.
Soudain elle disparut. Je la cherchai à travers les pièces en désordre de l’appartement. En vain. Les invités se déchaînaient de plus en plus. Une femme assez laide montée sur une table exhibait son porte-jarretelles qui enserrait d’une résille noire ses grosses cuisses semblables à d’énormes salamis. Les hommes étaient cuits comme des homards. Les femmes avaient le regard vide. Enfin ma compagne réapparut. Cette fois elle était accompagnée d’un bel homme blond, à la carrure athlétique, qui avait un bras en écharpe. Une chevalière en or brillait à son index. Tout dans sa personne semblait me signifier qu’il avait des droits sur elle. Plus, à l’évidence, que je n’en avais moi-même. La jeune femme se pencha vers moi et me dit en m’embrassant sur la joue :
— Désolée, je suis obligée de partir. Ne m’en veux pas.
L’homme, de l’air d’un possesseur mécontent, me jeta un regard méprisant et l’entraîna vers la porte.
Accablé, incrédule, je la regardai partir. Je butais sur un mur : pourquoi cette conduite incompréhensible ? Pourquoi m’avoir témoigné tant de tendresse pour m’abandonner sans explication ? Mon esprit tournait dans le vide.
Pressé de quitter au plus vite cette fête, je me souvins que j’avais une invitation à un autre réveillon. Mais que pouvais-je bien attendre d’une fête à laquelle j
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