Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Marie Rouart. Extrait de : Ne pars pas avant moi


EXTRAIT >


Brève rencontre


Javais dix-sept ans. Ce soir-là, je nattendais rien de la nouvelle année. Pourtant jen attendais tout. Javais peur de menliser dans une existence grise et banale et, au fond de moi, jétais gonflé despoir. Quelque chose allait- il enfin marriver ? Un événement qui memporterait. Jen avais assez de la monotonie. Jaspirais à rencontrer la vraie vie : je limaginais intense, romanesque, parfumée daventures. Dans lavenue de Breteuil voilée de brume, trouée par le halo des réverres, je me dirigeais vers un réveillon. Rien ninspire plus le cafard que les fêtes obligées lon doit mimer une gaieté demprunt. Cette soirée, je ne la voyais pas seulement comme une occasion damusement. Jen espérais beaucoup plus : une rencontre. Seule une rencontre a le pouvoir de changer la vie. Je le pensais alors, je le pense toujours. Quimporte que ce fût avec une femme cruelle. Je ne rechignais pas à un rendez-vous avec le malheur pourvu quil marrachât à ce rien je métiolais. Que se passerait-il si après cette fête je me retrouvais à laube sur le carreau, seul ?

Les beaux immeubles bourgeois bordés de grands arbres donnaient à cette avenue un air de richesse. On respirait lopulence des nantis. Je sentais de manre presque palpable lorgueil de propriétaire de ceux qui y habitaient. Les clochards qui se rencognaient dans les portes cochères pour se protéger du froid me semblaient plus fraternels. Leur misère, leur nuement nétaient pas inhumains comme la richesse. Ils étaient seulement rejetés. Dune certaine façon, je létais aussi. Certes je navais pas envie de me vautrer dans la saleté, le gros rouge et lodeur durine. Nétais-je pas à égale distance de ces deux mondes ? Ni riche ni pauvre : mais alors quoi ? Quelle était ma place ?

Je manquais de nuance. Jétais encore sous linfluence de mes lectures : je venais de lire Le Rouge et le Noir et Crime et Châtiment. Lantagonisme social quils développaient me marquait : dun côté il y avait les riches, de lautre les pauvres. Les premiers exploitaient les seconds ; et les seconds voulaient devenir les premiers. Je midentifiais à Julien Sorel et à Raskolnikov, qui menfermaient dautant mieux dans ce schéma simpliste que jétais un de ces jeunes bourgeois désargentés qui, comme les demi- soldes sous la Restauration, sont toujours déchirés entre leur passé et leurs rêves. À ceci près que jaurais été bien en peine de tirer un coup de pistolet sur ma maîtresse, vu que je navais pas plus de maîtresse que de pistolet. Je ne me voyais pas non plus assassiner une vieille usurière. Jen aurais été incapable. Jétais trop sensible. Pour ces héros, on ne pénétrait dans la bonne société que par effraction ; celle-ci se défendait et repoussait les assaillants. Ne parvenaient à leur fin que quelques ambitieux doués, sans beau- coup de scrupules et armés de résolutions puisées dans le morial de Sainte-Hélène. Ce nétait pas compte- ment faux mais cétait naïf, inspiré par cette géniale naïve des romanciers qui recréent le monde en le colorant des rêves de leur adolescence. Comment naurais-je pas flambé moi aussi en les lisant ? Leur adolescence parlait à la mienne.

Je parvins aux abords de la maison où avait lieu le réveillon. Une entrée imposante où, entre les colonnes doriques, des miroirs me renvoyaient mon reflet ; des tapis moelleux, un ascenseur vieillot aux cuivres luisants qui sentait le pain dépices. Des flots de musique me par- venaient tandis que lascenseur me hissait en hoquetant au cinquième étage. Le tourbillon des invités et des danseurs maspira. Jétais entraîné, bousculé, sans trouver la ressource daucun visage connu. La jeune maîtresse de maison, Chantal, vint me secourir. Cétait un tanagra ; ses yeux un peu bridés, ses manières cérémonieuses lui donnaient un faux air de Chinoise. Je lavais connue, lété, à Noirmoutier. Elle avait un penchant pour moi que je navais rien fait pour mériter : je navais comme argument pour la séduire que davoir fait chavirer, au large de la plage des Dames, le petit voilier, un vaurien, dont elle mavait imprudemment confié la barre. Nosant lui avouer mon incompétence, nous avions sombré corps et biens, barbotant un long moment dans leau froide avant que la vedette des secours en mer ne vienne nous repêcher. Je lui en voulais de mavoir offert loccasion dune humiliation publique. Cétait peu chevaleresque de faire chavirer lesquif dune jeune fille. Pourtant je pense que cétait cette maladresse qui lui plaisait chez moi. Elle me sentait perdu. Du haut de la fortune de ses parents, elle éprouvait un sentiment de commisération pour le maladroit que jétais, mal dans sa peau, et pourtant plein de fièvre. Elle pressentait en moi une destinée de rêves chimériques, dambitions désordonnées, donc déchecs, qui suscitaient en elle une tendre pitié.

Ce soir-là, la tentation était grande de maccrocher à elle comme à une bouée, la bouée qui nous avait cruelle- ment manqué dans la baie de Bourgneuf. Requise par ses obligations de maîtresse de maison, elle me présenta à une longue et assez belle jeune fille brune, vêtue dune robe rouge, qui sétait réfugiée près du buffet après avoir cassé le talon de son escarpin. Je lentrepris, tentant de me faire entendre à travers le brouhaha et la musique assourdissante de lorchestre brésilien. Elle me souriait dun air crispé tout en se tenant la cheville pour jeter un œil dépité sur le dessous de son soulier comme si elle espérait quun miracle lui rendrait son talon. La soirée commençait mal pour elle. Peut-être était-ce ma chance après tout ? Son handicap mouvrait de sérieux espoirs de réussite. Je ne limaginais pas claudiquant toute la nuit sur la piste de danse. Elle aurait besoin de réconfort, dune oreille attentive, car qui voudrait sembarrasser dune cavalière impotente ? Déjà naissait en moi lespoir de ne pas finir la soirée seul. Sa conversation était moins prometteuse que la gracieuse perspective de ses jolis seins entrevus alors que pour la énième fois elle se penchait pour observer le talon qui lavait trahie. Mais un jeune homme blond, vêtu dun smoking, arborant une assez ridicule fine moustache blonde qui lui donnait lair dun gommeux, vint lui parler. Après quelques mots échangés, il lentraîna, toujours claudicante, dans une autre pièce. Elle me laissa en plan sans une parole dexcuse ni même un sourire.

Je me consolai en buvant un punch brésilien, une batida. Ragaillardi, jentamai une conversation avec un grand type à lair un peu niais, qui fumait cigarette sur cigarette, et semblait ne sintéresser à rien hormis le poker. Je regardais autour de moi. Jétais dans le pire état desprit qui soit : impatient quil marrive quelque chose et incapable de provoquer la moindre rencontre. Je ne me sentais aucun courage pour aborder les belles filles qui me plaisaient. Je les regardais comme des créatures lointaines et inaccessibles. Un fatalisme dArabe me clouait près du buffet. Cétait commencer le réveillon sous les plus mauvais auspices.

Jétais plon dans ces réflexions, lorsquune jeune femme sapprocha de moi et madressa la parole avec assurance. Outre son intérêt pour moi qui lui donnait du charme, elle était, sans être très belle, pleine de séduction : elle avait du chien, comme on disait dans les années trente. Des paupres un peu lourdes, des cernes suggéraient quelle avait cu, quelle connaissait les hommes et, en un mot, quelle navait pas froid aux yeux. Son ton familier, son aisance, son langage parfois un peu cru, et même sa voix aux intonations gutturales, éraillée par labus de cigarettes, renforçaient cette impression. Je linvitai à danser. Le parfum de sa chevelure dun brun roux menivra. Son corps sajustait délicieusement au mien. Javais limpression de lavoir toujours tenue dans mes bras. Tout cela semblait prometteur. Comme je gambergeais pendant cette danse sur une lodie suave des Platters ! Lorchestre brésilien, pour se reposer, avait branché lélectrophone. Je pressai sa main doucement dans la mienne. Elle répondit à ma pression. Je tendis mes lèvres vers elle. Elle se contenta dy poser un baiser. Jen conclus un peu rapide- ment que contrairement aux apparences je navais pas affaire à une fille délurée mais à une femme à principes.

Combien de temps passa ainsi ? Tantôt je dansais avec elle, tantôt un fâcheux venait linviter. Nos liens se renforçaient ; une complicité naissait. Un peu avant minuit, elle me demanda de laccompagner à un autre réveillon auquel par devoir damitié elle ne pouvait se soustraire. Cette proposition me conforta dans mes espérances. Je quittai la te en embrassant distraitement Chantal, le tanagra, qui me regarda partir dun air désolé. Je lais- sais, comme je devais le faire si souvent, la proie pour lombre, une jeune fille aimante et compréhensive qui maurait conduit vers un bonheur fade mais tranquille pour des aventures qui, après de folles illusions, risquaient de ne mener nulle part.

Dans le taxi qui nous emmenait boulevard Haussmann, elle mabandonna ses lèvres. Sa bouche brûlante me confirma tout ce que jimaginais delle : elle était fou- gueuse et réservée. Tandis que le chauffeur nous lorgnait dans son rétroviseur, sinsinuait en moi une idée délicieuse : peuttre étais-je enfin en train de serrer dans mes bras la femme que jattendais depuis si longtemps.

Limmeuble du boulevard Haussmann résonnait jusque sur le trottoir du vacarme dune fête à tout casser. Sur le palier, le portemanteau effondré sous le poids des vêtements, que personne ne songeait à rétablir, donnait une impression de laisser-aller. Dans lentrée, on était saisi par une forte odeur de vomi quon avait tenté de dissimuler sous des aspersions de parfum tiver. Ce réveillon était beaucoup plus mélan que celui de Chantal : des hommes et des femmes de tous âges se déchaînaient dans les flots dune musique hurlante ; on sempêtrait dans les serpentins accrochés aux lustres. Tout le monde sembrassait à qui mieux mieux ; des couples enlacés sur des canapés se léchaient et se tripotaient sans aucune gêne. La cohue était telle que je craignais dêtre séparé de ma compagne. Cest ce qui arriva en effet. Pendant un long moment, je la cherchai. Je la retrouvai en conversation avec la maîtresse de maison, une petite femme noiraude et boulotte avec laquelle elle faisait une licence en droit. Elle me prit la main pour ne plus me perdre et ce geste simple mémut. Tout, décidé- ment, mattachait à elle. Je lisais dans les yeux des hommes quils enviaient ma chance. Le fait quune femme sensiblement plus âgée, pleine dexpérience, ait jeté son dévolu sur moi me rassurait. Javais enfin le sentiment dexister.

Soudain elle disparut. Je la cherchai à travers les pièces en désordre de lappartement. En vain. Les invités se déchaînaient de plus en plus. Une femme assez laide montée sur une table exhibait son porte-jarretelles qui enserrait dune résille noire ses grosses cuisses semblables à dénormes salamis. Les hommes étaient cuits comme des homards. Les femmes avaient le regard vide. Enfin ma compagne réapparut. Cette fois elle était accompagnée dun bel homme blond, à la carrure athlétique, qui avait un bras en écharpe. Une chevalière en or brillait à son index. Tout dans sa personne semblait me signifier quil avait des droits sur elle. Plus, à lévidence, que je nen avais moi-même. La jeune femme se pencha vers moi et me dit en membrassant sur la joue :

Désolée, je suis obligée de partir. Ne men veux pas.

Lhomme, de lair dun possesseur mécontent, me jeta un regard méprisant et lentraîna vers la porte.

Accablé, incrédule, je la regardai partir. Je butais sur un mur : pourquoi cette conduite incompréhensible ? Pourquoi mavoir témoigné tant de tendresse pour mabandonner sans explication ? Mon esprit tournait dans le vide.

Pressé de quitter au plus vite cette fête, je me souvins que javais une invitation à un autre réveillon. Mais que pouvais-je bien attendre dune fête à laquelle j

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