Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Patrick Besson. Extrait de : La mémoire de Clara


EXTRAIT >

 

La lumière d’automne l’a toujours rendue, rendue, rendue quoi? Elle ne sait plus. Elle regarde la rue Alphonse Karr. Il y a de l’eau qui tombe du ciel comme hier. Comment s’appelle l’eau qui tombe du ciel ? Elle sait : la pluie. Elle sourit. Il y a des choses qui lui reviennent de temps en temps, ça fait plaisir. C’est comme pour l’ascenseur. Une fois sur deux, elle sonne chez un copropriétaire, croyant appeler l’ascenseur. L’autre ouvre la porte. Un homme petit et chauve. Il sourit. À moins qu’il ne soupire. C’est un peu les deux. Il la ramène doucement devant la cabine d’ascenseur. Elle s’excuse : « Ah oui, pardon. » Il dit : « De rien, Mademoiselle Bruti. » Il lui donne son nom de jeune fille, celui sous lequel elle était connue et restera dans les livres d’Histoire de la cinquième République française. Personne ne l’a jamais appelée Madame Brancusi, sauf elle-même quand elle se regardait, il y a cinquante-trois ans, dans les miroirs de l’Élysée, ancienne demeure des présidents français avant que le Palais ne soit préempté par l’émir du Qatar et ne devienne le musée national du football français, le bureau du général De Gaulle et de Georges Pompidou étant consacré aux coupes gagnées par le PSG avant son rachat par l’émirat en 2011. Mais il y a aussi des jours, de moins en moins nombreux il est vrai, Clara, pour l’ascenseur de la rue Alphonse Karr, ne se trompe pas. Les deux portes s’ouvrent comme la caverne d’Ali Baba. Elle est aussi heureuse que si elle recevait, une nouvelle fois, une Victoire de la musique. Quant à la lumière d’automne, elle se souvient maintenant de ce que ça la rendait : heureuse. C’est le soleil qui l’attriste. Pourquoi, alors, s’est-elle installée dans cette ville du sud dont le nom va lui revenir ? Pas Cannes, car elle n’a vu personne qu’elle  connaît  monter des marches. Mais connaît-elle encore les gens qu’elle connaît ? C’est un mot anglais. Une glace. Ice. Avec une lettre devant, mais quelle lettre ? Il faudrait qu’elle se concentre mais elle préfère regarder la, la, elle le savait tout à l’heure : la pluie, voilà.

Nice. Elle est à Nice. Elle est contente, elle s’est souvenue de deux choses : Nice et Zut, elle a oublié la première. Il faut qu’elle écrive ses mémoires avant de perdre ses souvenirs. Non: ses souvenirs avant de perdre la mémoire. Elle doit appeler Aurélia, elles sont amies depuis si longtemps. Clara lui a piqué plusieurs mecs, ça crée des liens entre filles. Dont le dernier. Le dernier dont elle se souvienne, et pour cause. Bon, c’est peut-être un grand mot, elle le revoit juste dans le palais de la Méditerranée. Non, le palais de la Méditerranée, c’est à Ice. Elle passe devant pendant sa promenade sur la Promenade des Russes. Le mec marche. À côté d’un type plus grand que lui. Il marche souvent à côté d’un type plus grand que lui. À l’intérieur du palais, ou en dehors. Ou dans un autre palais. Si au moins elle pouvait se rappeler son prénom, elle aurait l’air moins bête tout à l’heure au téléphone avec Aurélia Meyer, l’éditrice. Elle se souvient juste qu’il était président. Il y en a eu plein des présidents. Des petits et des grands mais surtout des petits, ça ne l’arrange pas car le sien était petit, s’il avait été grand, elle n’aurait eu à choisir qu’entre de Gaulle et Chirac. À croire que le président est un boulot pour petits, c’est le contraire de top model. Elle a été top model, ça elle en est sûre. Elle a défilé. Top model ou militaire ? Des fois, elle a un doute. C’était quand même la guerre. Des filles se pendaient, d’autres mouraient de faim. Elle avait un uniforme. Elle était peut-être militaire après tout. Elle demandera à Aurélia. La pluie, c’est sa deuxième chose. Ouf.

La pluie s’est arrêtée, maintenant c’est le ciel gris qu’elle aime aussi mais moins. Des gens traversent la cour de l’immeuble en rigolant, ils vont sans doute faire du shopping. Elle les envie : pas atteints par le huitième krach boursier depuis la guerre de 2039-2045 entre le bloc chiite et le bloc sunnite, avec les chrétiens au milieu. Elle avait tout son argent à Londres, elle a dérouillé après l’anéantissement de la capitale britannique par une attaque nucléaire israélienne, regrettable erreur de tir dont la presse satirique mondiale fit alors ses choux gras, heureusement que Clara avait gardé quelques obligations qataris, sans quoi elle serait forcée de chanter sous les ponts et à Nice il n’y en a plus depuis la disparition du Paillon.

Un bruit dans l’oreille : elle n’aime pas la sonnerie de cette nouvelle puce. Elle se l’est fait greffer la semaine dernière. L’ancienne ne lui convenait plus : il fallait claquer des dents trois fois pour décrocher. À la troisième fois, elle se demandait si c’était la deuxième ou la quatrième, elle paniquait, elle devenait en sueur (le corps humain produit entre 1 et 10 litres de sueur par jour selon la température extérieure et le poids de la personne), au lieu de décrocher elle raccrochait, et un coup de fil sur deux passait à l’as, c’était dommage car on ne l’appelait plus si souvent, moins en tout cas qu’à l’époque elle était militaire, car elle en est sûre maintenant, c’est militaire qu’elle était, il y avait des shootings, les filles se faisaient tirer dessus le visage, on bouffait des rations de guerre. Voilà, elle était dans l’armée. Elle appellera son livre Mémoires de guerre, mais il faut d’abord qu’elle téléphone à Aurélia, c’est peut-être elle qui téléphone du reste. Elle décroche. Avec cette nouvelle puce, c’est simple : un coup d’index sur la tempe droite. Ça marche aussi avec la gauche, comme ça si elle oublie le côté, elle n’en obtient pas moins la communication avec son correspondant.

— Allô ? Allô ?

— Allô, maman ?

Quel est le con qui l’appelle maman ? Encore un journaliste en mal de copie. Elle raccroche : un coup sec au milieu du front, toujours avec l’index. Ça fonctionne aussi avec les autres doigts. Mais avec l’index c’est mieux, plus élégant. Ça a toujours compté pour elle, l’élégance. On ne se refait pas. Quand on est resté longtemps dans l’armée, ça laisse des traces. L’habitude d’être impeccable. Elle a un petit creux. Si elle appe- lait Allô Pizza Nissarde ? On la rappelle. Si c’est toujours ce mauvais plaisant il va l’entendre. Ce n’est pas le genre à se laisser emmerder. Dans l’armée c’était elle qui donnait les ordres. Les maquilleuses et les habilleuses de première ou deuxième classe n’ont pas oublié la manière ferme, quoique tout en douceur, qu’elle avait de se faire obéir.

— Il y a un problème, maman ?

Elle se souvient, maintenant : elle a un fils. Ricardo. Ce n’est pas son anniversaire au moins ? Elle l’aurait oublié et il n’aimerait pas ça.

 

© Le Rocher 2014

© Photo DR

 

 

Quatrième de couverture > En 2060, Clara Bruti, veuve du président Brancusi (1955-2035), a décidé d’écrire ses mémoires. Âgée de 93 ans, elle est malheureusement atteinte de la maladie d’Alzheimer et a recours aux services d’un nègre : Aimé Boucicaut,

jeune écrivain à succès pourchassé par le fisc.

Ensemble, très ensemble même, ils revisitent

le XXe et le XXIe siècles, au cours desquels tant de choses ont changé dans notre petit monde terrestre.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Patrick Besson, La mémoire de Clara, Le Rocher, août 2014, 190 pages, 16,90 €

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