Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Nelly Kaprièlian. Extrait de : Le manteau de Greta Garbo


EXTRAIT >

 

Leurs corps s’étaient désintégrés depuis longtemps et pourtant ils projetaient encore leurs ombres sur nous, petits vêtements tissés dans le noir de leur mort, aussi impalpables que l’abysse ou était-ce nous qui les revêtions pour leur donner un semblant de vie, contredire leur mort parce que l’accepter, c’était accepter leur massacre. Ils avaient été déportés, en masse, dans le désert. Rien ne se racontait d’un peuple réduit au néant les rescapés ne se racontaient rien pour mieux s’adapter à leur nouvelle vie, pour ne pas entraver leur descendance vers une intégration possible –, rien, sauf cette image que tous se transmettaient en baissant la voix : ces femmes enceintes éventrées vives, à qui l’on retire l’embryon qu’elles portent, parfois même le bébé déjà formé, sanguinolent, et qu’on égorge sous leurs yeux, ou alors qu’on abandonne dans le désert, sous le soleil implacable du désert, laissant à ceux qui virent cette mort-spectacle une image mentale indélébile : ces petits corps inachevés brûlant sous le soleil, se consumant à petit feu. Ils avaient se couvrir de plaques rouges, de plaques sèches, de croûtes purulentes, et puis des lambeaux de peau morte s’étaient détachés de leur corps ; ils avaient se dessécher sur place, se recroqueviller sur place, leur peau vieillissant prématurément comme s’ils avaient revêtu un petit déguisement grotesque. De la vapeur s’était lentement élevée de leur chair calcinée : ils s’étaient mis à brûler à force d’être exposés en pleine lumière. Et puis ils étaient partis en fumée.

 

Alors qu’avec sa mère elle fuyait l’Arménie pour gagner Marseille, ma grand-mère, âgée de cinq ans, demandait à chaque homme en uniforme s’il n’était pas, par hasard, son père. Quelques mois auparavant, quand il l’avait embrassée avant de partir, il portait un uniforme, et puis il n’était plus revenu. On ne pouvait pas parler à un enfant du génocide, alors on ne lui avait rien dit et elle s’était crue abandonnée et, dans sa tête, elle avait maintenu son père en vie dans l’espoir qu’il reviendrait. Elle allait, sur le paquebot qui les menait en France, d’homme en homme, leur demander s’ils étaient son père. Me reconnaissez-vous ? M’aimerez-vous inconditionnellement et pour toujours comme un père devrait aimer sa fille ? Mais ces petits miroirs lui renvoyaient toujours, et fatalement, une absence. Une absence d’image.

 

Mon arrière-grand-mère avait enterré la chemise de son mari à la place de son corps, petit fétiche, artefact d’un corps qui avait pris la place du vrai. Plus tard, sa fille épouserait un homme qui deviendrait tailleur et ouvrirait un atelier de confection, ses propres filles travailleraient comme elle-même aurait travaillé dans la grande ferme de vers à soie que sa famille possédait à Bursa depuis des générations. Un ver à soie s’entoure d’un fil d’une longueur de 1,5 kilomètre pour former son cocon. On en récupère la soie en brûlant le ver à la vapeur, puis on l’en extrait et l’on recycle son cocon vide pour en faire, plus tard, des vêtements. Dès l’âge de quatorze ans, retirées de l’école, ma mère et ses sœurs avaient cousu des centaines, des milliers, des millions de robes qui avaient fini par ensevelir leurs vies comme la plus lourde des pierres tombales. Des robes en quantité industrielle que je voyais pendre en longues rangées, toutes identiques. Des armées de clones vides. Des armées de peaux inhabitées, comme autant de répliques dérisoires de ces millions d’êtres vidés de leur vie en quantité industrielle. Le massacre des Arméniens, premier génocide du xxe siècle, le « prototype » qui allait servir de « patron » au massacre industrialisé des Juifs vingt-cinq ans plus tard. La première moitié du xxe siècle, l’ère des massacres de masse accompagne l’essor de l’industrie, l’ère de la production de vêtements à grande échelle. D’un côté, des millions de corps humains partaient en fumée ; de l’autre, en sortaient des millions de robes. Comme si, phénomène surnaturel, la combustion des chairs engendrait une production massive d’enveloppes vides. Le corps se broie, et le système en recrache les résidus les moins comestibles : des lambeaux de peau morte. Prêts à porter.

 

Leurs corps s’étaient désintégrés depuis longtemps et pourtant ils étaient devant nous, jetés les uns sur les autres, inanimés, vides, formant, empilés sur plusieurs mètres, un gigantesque monument funéraire dans la Nef du Grand Palais. Une grue les soulève par grappes et les rejette plus loin, comme les pelleteuses le faisaient des cadavres des Juifs dans Nuit et Brouillard. Christian Boltanski leur a substitué des vêtements, une montagne, un écroulement de vêtements sans corps à la place des corps tués en série pendant la guerre ; les Allemands conservaient les vêtements des Juifs qu’ils gazaient les vêtements étaient plus importants que les êtres. Alors Boltanski avait intitulé son installation Personnes : « Être humain c’est lutter, lutter pour conserver des mémoires, conserver des humains et ça rate forcément. »

 

Je ne possédais rien, rien d’autre qu’un sac Chanel et des vêtements. Je venais d’un peuple qui avait été dépossédé : de ses corps, de ses terres, enfin, de sa parole puisqu’un siècle plus tard, il se trouvait encore dépossédé de son génocide par la Turquie négationniste. « Et regarde-nous, nous n’avons rien », m’avait dit une amie, arménienne elle aussi, et, elle aussi, obsédée par les vêtements, les accumulant comme une compulsion. Et c’était vrai : nous n’avions ni famille, ni biens matériels. Alors que les autres s’étaient « construit » une vie, nous ne possédions ni maison, ni voiture. Je vivais dans mon appartement comme dans une roulotte, sans les signes du confort de ceux qu’on dit « installés », comme si cela ne servirait à rien puisque je pouvais disparaître à tout instant, puisque tout pouvait basculer du jour au lendemain. Et cette amie, qui m’avait fait remarquer leur dépossession, passait elle aussi son temps à écrire, à courir après les mots, à les faire imprimer sur une page pour qu’ils ne s’évaporent plus jamais, pour que nul ne puisse les passer sous silence.

 

Ils ne racontaient rien. Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans que je commencerai à les interroger. Un jour je vais prendre le thé chez ma grand-tante pour la remercier de m’avoir donné sa robe préférée, une robe qu’elle avait gardée depuis les années quarante, je décide de la questionner sur le génocide. Elle doit avoir quatre-vingts ans, passe ses journées dans un vieux fauteuil d’où elle peut regarder la télévision, ou surveiller la rue, ou faire des réussites sur la grande table en acajou. Elle m’offre des grenades, des gâteaux aux noix et au miel, des bonbons à la cerise, du chocolat, comme toujours chez les Arméniens, un ami, un invité arrive, et la table se couvre de nourriture. « Il faut manger ma chérie », insiste-t-elle en me pinçant les joues. « Mange ! » répète-t-elle au moins dix fois. Mais je ne touche à rien, et m’arme de courage pour lui demander comment elle a vécu le génocide. Elle était enfant, je sais. Mais que s’est-il passé après ? Elle commence, calmement, par me raconter que ses frères et sœurs ont été séparés, chacun envoyé dans un orphelinat différent, dans des pays différents. Elle, elle s’était retrouvée en Grèce. Plus tard, elle ne reverra qu’un seul de ses frères. Les autres… Elle s’arrête. Elle ne peut plus parler. Ses lèvres articulent des mots qui ne sortent pas, elle porte ses mains à sa gorge, ses yeux se remplissent de larmes, elle va s’étouffer. C’est fini. Elle n’arrive plus à parler et me fait signe d’arrêter.

 

Pour survivre, ils avaient s’adapter, et pour s’adapter, il leur avait fallu muter, faire de leur corps un autre corps, le revêtir de l’apparence de ces nouveaux corps qu’ils allaient côtoyer. Ils avaient délaissé leurs vêtements trop folkloriques d’Orientaux exotiques pour adopter l’apparence vestimentaire du grand corps social qui les accueillait. Alors ils avaient revêtu des vêtements d’Occidentaux pour se mouvoir parmi eux sans se faire repérer, désigner comme « autre », corps étranger qu’on rejette ou qu’on massacre et ils étaient devenus invisibles. Les femmes avaient coupé leurs nattes et brûlé leurs jupes longues. J’étais le produit de leur mutation : la mutation ultime, comme si la chaîne avait enfin abouti à un hybride parfait. À la fois arménienne et française. Un corps tellement rompu à l’art de l’hybridation qu’il en était devenu poreux : je pouvais me travestir en une autre femme, prendre le geste d’une autre encore, le parfum de telle, ou les souliers de telle autre. Je mutais en permanence comme des cellules malades, celles d’un caméléon humain assurant sa survie. Au risque de confondre son corps avec les autres corps auxquels elle se fondait pour que la mort ne la rattrape jamais. Une mutation tellement accomplie qu’elle n’aurait même pas besoin de se reproduire : achevant la transformation du corps familial en un corps « autre », elle n’avait même pas eu besoin de faire des enfants. Elle se régénérait en une seule et même vie, s’abreuvant comme un vampire à l’apparence des autres, n’avait même pas éprouvé le besoin de garder des liens avec sa famille, son passé, son enfance, les abandonnant comme s’ils n’avaient été que des peaux mortes, les brouillons de ce qu’elle deviendrait, de ce qu’elle était programmée à devenir ; conservant seulement ses diverses mues comme des stigmates secrets sur la peau de son âme, entraînée à tout ingérer et garder en elle-même, à tout transformer et recracher en vêtements, petits fétiches qui remplaçaient tous ces corps passés abandonnés en cours de route et tous ces corps futurs qu’elle ne mettrait jamais au monde.

 

Mais même en portant des vêtements occidentaux, en s’habillant à la mode du pays qui les accueillait, ça n’avait pas suffi : c’étaient leurs visages qui n’en finiraient pas de les trahir. Leurs têtes dépassaient des vêtements, et sur leur peau mate se lisait leur statut d’émigrés, de vulnérables qu’on peut humilier parce qu’ils ont tout perdu. Depuis l’enfance, j’avais entendu ma mère me raconter ces histoires d’autobus qui ne s’arrêtaient pas aux stations elle et ses sœurs, alors petites, et d’autres Arméniens attendaient pour aller à l’école ou se rendre à l’usine Belin qui voulait bien les employer. La France les avait accueillis parce qu’elle manquait d’ouvriers.

« Mais toi, me disait ma mère avec fierté, toi tu as la peau si blanche. Tu as le même teint d’albâtre que ton arrière-grand-mère. » Pour moi, les autobus s’arrêteraient toujours. Pourtant, plus de soixante-dix ans après leur humiliation, ma peau blanche n’avait pas suffi.

 

© Grasset 2014

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > En décembre 2012, la garde-robe de l’icône la plus secrète de l’histoire du cinéma a été exposée durant trois jours, puis vendue aux enchères à Los Angeles. Huit cents pièces. Les vêtements d’une femme peuvent-ils raconter une vie, éclairer ses mystères ? Pourquoi Greta Garbo achetait-elle des centaines de robes alors qu’elle n’en portait aucune, ne se sentant bien que dans des tenues masculines ? S’habille-t-on pour se travestir et se mettre en scène dans un rôle rêvé ? Pour donner une image de soi acceptable ou démentir une place assignée ? Pour séduire ou pour déplaire ? Se fondre dans une société ou s’y opposer ? Quels désirs secrets et enfouis, quelles pulsions obscures et inavouables fondent notre goût, notre style ?

Et moi-même, pourquoi avais-je acheté, lors de cette vente, le manteau rouge de Greta Garbo, alors qu’il n’était pas mon genre ?

Ce qui devait être un essai s’est peu à peu mué en roman : les vêtements racontent ces fictions que sont nos identités et donnent à lire les narrations, souvent mystérieuses, que sont nos vies.

 

Nelly Kaprièlian dirige les pages littéraires des Inrockuptibles, de Vogue, et participe au Masque et la Plume sur France Inter. Le manteau de Greta Garbo est son premier roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Nelly Kaprièlian, Le manteau de Greta Garbo, Grasset, août 2014, 288 pages, 18,50 €

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