Benoît Duteurtre. Extrait de : L’ordinateur du Paradis
Ce moment redouté qui nourrit toutes nos angoisses m’est plutôt apparu comme une libération. L’instant d’avant j’étais un corps meurtri, tendu vers l’unique pensée d’abolir cette souffrance. Ma chair s’obstinait contre ma volonté : vain acharnement de tissus programmés pour continuer encore et encore. Même devant l’évidence du dénouement fatal, il fallait que la machine à vivre prolonge le supplice… jusqu’à l’instant béni où tout a lâché et où je me suis senti renaître, si j’ose dire. Car, soudain, le poids de mon être s’est allégé, tandis que ma conscience glissait sur un chemin de découvertes étonnantes : ni vraiment enchantées, ni vraiment effrayantes ; mais bien plus banales que les habituelles représentations de la « vie après la mort ».
La première image que je garde de mon réveil est celle d’une salle d’attente : vaste local sans charme meublé de chaises en plastique orange accrochées les unes aux autres pour former des rangées ; sur le côté, trois plantes vertes déployaient leur végétation synthétique. Plusieurs posters accrochés aux murs représentaient une cité balnéaire ultramoderne et ses hôtels géants, ses îles artificielles, ses bateaux à voile, ses bungalows donnant sur des plages dorées surplombées de cette légende : « Gagnez votre ticket pour le paradis. »
Un instant, je me suis demandé s’il s’agissait d’un gag ou si je me trouvais réellement aux portes du paradis : cette fameuse Cité céleste à laquelle me destinait mon éducation chrétienne – à moins qu’une précaution d’usage ne m’eût conduit d’abord au purgatoire. Quant à l’enfer, je n’y avais jamais cru. Au catéchisme, dans les années soixante-dix, on nous laissait entendre qu’il s’agissait d’une vilaine invention conçue pour nous effrayer. Suivant l’air du temps, « on irait tous au para- dis », comme le chantait un refrain célèbre entonné en chemises à fleurs dans un nuage parfumé d’encens. Seuls quelques monstres abominables risquaient vrai- ment le feu éternel. Pour Hitler et ses sbires, nous étions prêts à envisager l’hypothèse d’une punition spéciale. Et encore… On pouvait imaginer qu’ils finissent par rejoindre le chœur des anges, où leur sensibilité écorchée trouverait le repos, elle aussi. Ce genre de question agitait le sommeil de mes dix ans. Quant à Staline et Mao Tsé-toung, mon tempérament de jeune Européen, inspiré par la realpolitik, ne voyait pas au nom de quoi leur refuser la rédemption.
Pourtant, le lieu où je venais de reprendre conscience ne ressemblait en rien au chemin cotonneux, sous l’azur infini, où devait m’accueillir un comité d’archanges. Où était passé ce théâtre grandiose représenté dans les livres pieux et, mieux encore, dans les fresques de Tiepolo ? Pourquoi ce décor, autour de moi, était-il si concret, dans sa simplicité ? Flottais-je provisoirement entre la vie et la mort ? J’en vins à supposer que je me trouvais, pour l’heure, dans une antichambre de la Jérusalem céleste. Je m’avisai en outre que les peintres avaient pu se tromper, que leurs visions correspondaient à leur époque. Le monde avait changé tout comme nos rêves et nos espoirs. Le paradis, désormais, ressemblait peut-être davantage au complexe balnéaire représenté sur ces affiches. Hypothèse décevante à mes yeux, car je n’aime guère les climats chauds ni les décors modernes, et ces luxueuses marinas conçues pour griller sous le cagnard ne me disaient rien qui vaille. Les avait-on accrochées pour égayer les murs et séduire le goût vulgaire dans cette zone de quarantaine ? Proposait-on d’autres affectations conformes aux désirs de chacun, et faisant du paradis ce lieu de jouissance intégrale qu’on m’avait promis ? Serais-je invité, dans les prochaines heures, à choisir une formule qui me convienne : une rivière dégringolant à l’ombre des sapins, ou une grande plage de galets sur la mer houleuse ?
Pour l’instant, je me trouvais assis, avec plusieurs autres personnes dans ce local qui rappelait l’accueil de n’importe quelle administration : les urgences de l’hôpital, le comptoir des chemins de fer et tous ces services après-vente où l’on doit patienter, ticket en main. Je m’avisai alors que je tenais précisément, entre mes doigts, un petit rectangle de couleur orange – comme les chaises ; et que ce ticket portait le numéro 25 756 223. Ignorant à quoi il correspondait, j’ai dressé la tête à la recherche d’un interlocuteur. J’ai alors repéré, dans toute la largeur de la pièce, un alignement de guichets derrière lesquels plusieurs employés semblaient recevoir les nouveaux arrivants. Au-dessus d’eux, un compteur électronique égrenait ses chiffres et, comme mon numéro approchait, j’ai décidé d’attendre mon tour. Cette impatience qui, souvent, m’avait gâché la vie devenait absurde maintenant que tout allait durer éternellement.
Autour de moi, dispersées sur les chaises, une dizaine de personnes jetaient elles aussi des coups d’œil perplexes sur leurs tickets. Deux rangées en arrière se tenait une Africaine à moitié nue, les deux seins tombant de son corps décharné ; sur ma gauche, un vieil Indien en costume cravate serrait son attaché-case sur les genoux, comme s’il venait à un rendez-vous d’affaires. Près de lui, un garçon chinois d’une douzaine d’années semblait sortir de l’eau, si j’en croyais ses vêtements et ses cheveux trempés ; puis mon attention fut attirée, à droite, par un quinquagénaire de type européen qui toussait continuelle- ment. Probablement un fumeur. Son œil désespéré fixait le panneau qui pulvérisait ses dernières illusions. Avait-il cru pouvoir, en arrivant au ciel, s’adonner librement à ses vices ? Dans ce local, du moins, les choses étaient claires : un dessin explicite montrait une cigarette barrée d’un trait rouge, accompagné de la mention « No smoking ».
Ce détail m’a soudain tiré de ma léthargie post mortem, car l’inscription du message en anglais ne collait pas avec l’idée que je me faisais de la vie après la mort. Dans un brusque retour à la réalité, je me suis alors avisé que le slogan imprimé sur les posters figurait dans la même langue : « Get your ticket for paradise. » Je l’avais traduit sans y prendre garde, tant l’habitude s’est prise, dans mon propre pays, de tout inscrire dans cette langue.
© Gallimard 2014
© Photo : C. Hélie
Quatrième de couverture > Arrivé aux portes du paradis, un nouvel élu, fraîchement décédé, découvre les normes d'hygiène et de sécurité désormais fixées pour la vie éternelle.
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Après La petite fille et la cigarette, traduit dans de nombreux pays, Benoît Duteurtre renoue avec une veine fantaisiste, où le réalisme se mêle à l'imagination pour mieux éclairer notre présent.
Pages choisies par Annick Geille
Benoît Duteurtre, L’ordinateur du Paradis, Gallimard, août 2014, 224 pages, 17,50 €
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