Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

David Foenkinos. Extrait de : Charlotte


EXTRAITS >

 

De tout ce qui ressemble à un vestige.

Ils éprouvent une fascination particulière pour les momies.

Et pour la peinture bien sûr.

Charlotte parfait sa connaissance.

Découvre de nouveaux horizons.

Devant certains tableaux, son cœur bat comme pour un amour.

Cet été 1933, c’est la réelle naissance de son évidence.

 

Il existe un point précis dans la trajectoire d’un artiste.

Le moment sa propre voix commence à se faire entendre.

La densité se propage en elle, comme du sang dans de l’eau.

 

Pendant le voyage, Charlotte pose des questions sur  sa mère.

Le souvenir de sa présence s’est dilué dans les années.

Il est réduit à de vagues sensations, des émotions imprécises.

Elle souffre d’avoir oublié sa voix, son odeur.

La grand-mère élude le sujet, trop douloureux.

Charlotte comprend qu’il vaut mieux ne rien demander.

Franziska continue son voyage dans le silence.

La cause de sa mort demeure secrète à sa fille.

 

Le grand-père se réconforte avec les œuvres.

Elles lui offrent un optimisme absurde.

LEurope ne s’enfoncera pas à nouveau dans la folie meurtrière.

C’est ce qu’il déclare en visitant les ruines.

La puissance des civilisations antiques est rassurante.

Il accompagne ses théories de grands gestes désordonnés.

Sa femme le suit, ombre éternelle de son mari.

Face à ce duo improbable, Charlotte sourit.

Ils ont l’air si vieux.

Le grand-père arbore une longue barbe blanche, celle des apôtres.

S’il se déplace avec une canne, il n’en est pas moins robuste.

La grand-mère est de plus en plus squelettique.

Elle tient debout par un miracle dont elle seule connaît le secret.

 

Sans relâche, les deux vieillards arpentent les galeries.

Et c’est Charlotte qui implore des pauses.

Elle est épuisée par la cadence appuyée.

Ils veulent tout voir dans chaque musée.

Charlotte pense que cette boulimie est parfois stérile. Il serait préférable de s’attacher à une seule œuvre.

Lui offrir l’exclusivité de son attention.

Ne vaut-il pas mieux connaître à la perfection un seul tableau ?

Plutôt que d’émietter son regard pour finir par le perdre.

Elle voudrait tant se fixer quelque part.

Ne plus avoir à chercher ce qu’elle ne trouve pas.



Le retour en Allemagne est pénible.

Après un été au cœur des merveilles, la réalité est une agression.

Cette réalité qu’il faut regarder en face.

Les grands-parents prennent alors la décision de quitter leur pays.

Ils ne se doutent pas qu’ils ne reviendront jamais.

Que leur exil sera définitif.

 

Lors d’un séjour en Espagne, ils ont rencontré une Américaine.

D’origine allemande, Ottilie Moore est veuve depuis peu.

Et s’est ainsi retrouvée à la tête d’une grande fortune.

Elle possède une immense propriété dans le sud de la France.

elle accueille toutes sortes de réfugiés, surtout des enfants. En visite à Berlin, elle constate la violence.

 

Elle propose aux grands-parents de les accueillir.

Pour un temps illimité, ajoute-t-elle.

Elle apprécie leur érudition et leur humour.

Chez elle, ils seront à l’abri de la catastrophe à venir.

Après une longue hésitation, ils acceptent.

À Villefranche-sur-Mer, le domaine est un coin de paradis.

Avec un jardin magnifique et même exotique.

On y trouve des oliviers, des palmiers, des cyprès.

Ottilie est une femme joyeuse, toujours souriante, presque exubérante.

 

Charlotte reste à Berlin avec son père et Paula.

Elle retourne à l’école, les humiliations sont incessantes.

Jusqu’au jour une loi lui interdit de poursuivre ses études.

Un an avant le baccalauréat, elle doit renoncer.

Elle repart avec son bulletin qui atteste d’un comportement impeccable.

 

Avec Paula, elles vivent en recluses dans l’appartement.

Loin de se soutenir mutuellement, elles ne se comprennent plus.

Charlotte fait payer à sa belle-mère son exclusion du monde.

C’est l’unique personne contre qui elle peut crier.

 

Certaines journées sont plus calmes. Elles évoquent l’avenir.

Charlotte dessine de plus en plus, rêve d’intégrer les Beaux-Arts. Elle marche parfois jusque devant l’Académie.

Elle regarde les élèves sortir avec leurs cartons à dessins. Puis, elle lève la tête.

Un immense drapeau nazi flotte au sommet de l’édifice.

 

Son père lui dit que ce sera compliqué d’intégrer l’Académie.

Ils n’acceptent qu’un quota très faible de juifs, à peine 1 %.

Il la pousse plutôt à s’inscrire dans une école de stylisme.

Là, les sémites sont tolérés.

Ce serait artistique, tout de même.

Elle pourrait créer des vêtements.

À contrecœur, elle acquiesce.

Après tout, elle a renoncé à décider comment mener sa vie.

Elle n’y reste qu’une journée, hébétée.

Mais ces quelques heures renforcent sa vocation.

Elle veut peindre.

 

Ses premiers tableaux sont prometteurs, c’est vrai.

Albert décide de lui offrir des cours particuliers.

Une bonne formation, c’est essentiel, dit-il.

Oui, c’est essentiel pour l’avenir.



Les cours se révèlent pitoyables.

Sa professeure semble penser que la peinture s’est arrêtée en 1650.

C’est une femme engoncée dans un éternel tailleur beige.

Ses lunettes à triple foyer lui donnent l’air d’une grenouille.

Charlotte essaye de s’exécuter docilement.

Après tout, c’est un sacrifice financier de la part de son père.

Mais l’ennui est incommensurable.

La grenouille demande de dessiner un cactus.

Plusieurs fois, elle efface sèchement le dessin de Charlotte.

Le nombre d’épines n’est pas exact !

Ce n’est pas de la peinture, c’est de la photographie.

Pendant des semaines, Charlotte enchaîne les natures mortes.

Et s’arrête sur cette expression : nature morte.

Comme moi, pense-t-elle.

 

Charlotte ne peut pas exprimer ce qu’elle ressent.

Pourtant son dessin s’améliore.

Elle trouve une voie entre l’académisme étudié et les modernes.

Elle admire profondément Van Gogh, découvre Chagall.

Elle vénère Emil Nolde dont elle vient de lire cette phrase :

« J’aime qu’un tableau ait l’air de s’être peint lui-même.»

Il y a aussi Munch bien sûr, ainsi que Kokoschka et Beckmann.

Plus rien ne compte que la peinture, c’est devenu une obsession.

Elle doit à tout prix tenter le concours des Beaux-Arts.

Elle se prépare avec acharnement.

Le démon progresse en elle.

Albert et Paula estiment que sa passion prend une allure inquiétante.

Mais c’est une réjouissance au contraire.

Charlotte, qui s’est tant sentie perdue, a trouvé son chemin.

 

Elle présente enfin son dossier pour les Beaux-Arts.

Le professeur Ludwig Bartning est intrigué par son style.

Il pressent chez cette candidate un très fort potentiel.

Il tient à ce qu’elle intègre l’Académie.

Mais si peu de juifs sont admis.

Seul point en sa faveur : le père de Charlotte est un ancien combattant.

On autorise ici ou des respirations dans la déchéance.

Enfin, rien n’est joué.

Il faut présenter son dossier en commission.

Ludwig souhaite rencontrer la jeune artiste.

C’est un homme bienveillant, qui milite contre les lois raciales.

Charlotte va devenir sa protégée.

Peut-être repère-t-il en elle quelque chose qu’il n’a pas ?

Lui, il peint des fleurs.

Des fleurs élégantes.

Mais qui respirent le raisonnable.

 

© Gallimard 2014

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Ce roman retrace la vie de Charlotte Salomon, artiste peintre morte à vingt-six ans alors qu'elle était enceinte. Après une enfance à Berlin marquée par une tragédie familiale, Charlotte est exclue progressivement par les nazis de toutes les sphères de la société allemande. Elle vit une passion amoureuse fondatrice, avant de devoir tout quitter pour se réfugier en France. Exilée, elle entreprend la composition d'une œuvre picturale autobiographique d'une modernité fascinante. Se sachant en danger, elle confie ses dessins à son médecin en lui disant : « C'est toute ma vie. » Portrait saisissant d'une femme exceptionnelle, évocation d'un destin tragique, Charlotte est aussi le récit d'une quête. Celle d'un écrivain hanté par une artiste, et qui part à sa recherche.

Charlotte est le treizième roman de David Foenkinos. ll a publié entre autres Les souvenirs et Je vais mieux. Ses livres sont traduits en quarante langues. En 2011, son frère et lui ont adapté au cinéma La délicatesse, avec Audrey Tautou et François Damiens.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

David Foenkinos, Charlotte, Gallimard, août 2014, 224 pages, 18,50 €

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David Foenkinos vient d'obtenir le Prix Renaudot 2014.