Franck Maubert. Extrait de : Visible la nuit
Après s’être épuisé à brosser en un mois une trentaine de
toiles, en public, dans la fosse en béton du centre culturel de Créteil, Robert
Malaval s’était donné le choix entre l’internement ou le suicide. C’était son
alternative en guise de vacances. Il avait donc choisi. Personne ne s’était soucié
de lui dans les premiers
jours de son absence.
Il fallut une bonne semaine
pour le retrouver
allongé sur le dallage de tomettes
rouges dans l’arrière- boutique qui lui servait d’atelier. Trente mètres carrés
tout au plus. Il dormait là, sur un lit de camp en toile. Du camping.
Il aimait cet anglicisme, « camping
». Un de ses
tableaux s’intitule Camping gaz flash. Évidemment, il y avait
quelque chose de Jumpin’
Jack
Flash. Quand les flics l’ont retrouvé
la cervelle éclatée,
ce n’était pas un titre des Rolling Stones qui tournait sur la platine,
mais une chanson, un hymne en quelque
sorte, de Richard
Hell and the Voidoids.
Du tranchant, du corrosif.
Blank
Generation, génération néant, génération
vide.
Qui aurait pu quelque chose ? Qui aurait pu le soustraire au choix du néant ? Il serait bien présomptueux à quiconque de dire qu’il l’en aurait empêché. Sans doute celui- ci aurait- il reculé l’échéance d’un jour ou deux, d’une semaine, d’un mois tout au plus. Qui sait ? Il y avait bien l’horizon d’une rétrospective de son œuvre au printemps d’après, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Une rétrospective à quarante- deux ans, ce n’est tout de même pas rien, presque l’aboutissement d’une carrière pour un artiste. Mais Robert n’était pas du genre à ressasser jusqu’à l’âge des rétrospectives. Rien que le mot « carrière » l’effrayait. Un artiste n’est pas fi ni à cet âge- là, non, pour certains tout commence. Mais lui, Malaval, voulait finir en beauté. Se défoncer tous les jours à coups d’ alcools forts, de produits d’entretien inhalés, de joints, d’acides, de LSD, de Benson & Hedges sans filtre ou de Senior Service fumées à la chaîne comme il buvait les canettes de bière, ne lui suffisait pas. Il lui fallait marquer un grand coup, non pas mourir à petit feu. Antonin Artaud, Vincent Van Gogh, Nicolas de Staël et tous les autres : les rejoindre dans la litanie des noms maudits. « N’empêche qu’aujourd’hui, Van Gogh pourrait tranquillement se couper une oreille ou deux ou même les couilles/ personne réagirait », voilà ce qu’il pense et qu’il ne manque pas de noter dans l’un de ses nombreux petits carnets. Pour Malaval, sous la blancheur des cônes de lumière de ses deux lampes d’architecte, ce fut une balle de 22 long rifle. Dans la bouche. Le projectile aurait pu ricocher, sa trajectoire dévier. Non, son suicide fut une réussite. Les hommes se définissent par les traces qu’ils laissent, le fracas peut- être. Tout suicide est une mise en scène forcée. On met les autres, ceux qui restent, dans leur tort, comme le font les enfants, qui y prennent un malin plaisir, pour embêter. La vie n’allait pas assez vite, alors Robert l’avait accélérée dans le silence d’août d’un Paris déserté. Ce jour- là, il était vêtu d’un jean serré à la taille par une ceinture et d’une chemise blanche. Aux pieds, une paire de rangers donnée par un ami, à laquelle il avait ajouté des lacets de coton rouge. Son corps s’étala au beau milieu de ses œuvres, certaines éclaboussées de son sang. La crosse de sa carabine achetée à Manufrance, appuyée contre le bas d’une étagère où s’empilaient des toiles, probablement retenue entre ses pieds, le canon pointé dans la béance de sa bouche. Il faut du cran pour tirer, tirer sur soi- même. Être son propre gibier. La gâchette, la force de l’index qui la retient, le pouce en pression, puis l’index qui appuie, lâche et s’abandonne. Bang !
© Fayard 2014
© Photo : Philippe Matsas, Opale
Quatrième de couverture > C’est l’été 1976, l’été de la canicule. Mao-Mao a vingt ans, il enchaîne les petits boulots et s’intéresse à l’art. Un jour, grâce à ses amis, Pamela et Jean-Marc, il rencontre l’artiste Robert Malaval, qui a connu un succès fulgurant dans les années 1960 avec l’Aliment blanc. Coup de foudre amical. Une décennie plus tard, il est délaissé par le milieu de la critique et ses marchands, pourtant Malaval, qui ne s’est jamais montré aussi créatif, compose des œuvres glam-rock flamboyantes.
Mao-Mao l’accompagnera dans un Paris underground, où ils croisent Jean-Pierre Léaud, Alain Pacadis, le groupe Téléphone, et le manager des Sex pistols, mais aussi Dali, ou Aragon. Parmi d’autres. Cette course vertigineuse de vie et de mort s’achèvera avec le suicide de Robert Malaval, en août 1980. Il a 43 ans.
Visible la nuit est le roman de cette époque disparue avec lui.
Né en 1955, Franck Maubert
vit entre Paris et la Touraine. Ecrivain, auteur de romans (Est-ce bien la
nuit ?, Stock, 2002), de nombreux livres d’art (Maeght, une aventure de
l’art vivant, avec Y. et I. Maeght, La Martinière, 2006) et d’un livre
d’entretiens avec Francis Bacon (L’odeur du sang humain ne me quitte pas des
yeux, Mille et une nuits, 2009), traduit en plusieurs langues. Le Dernier Modèle (Fayard, 2012) a reçu
le Prix Renaudot Essai.
Pages choisies par Annick Geille
Franck Maubert, Visible la nuit, Fayard, aout 2014, 208 pages, 17 €
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