Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Bernard-Henri Lévy. Extrait de : Hôtel Europe


EXTRAIT >

 

ACTE I

 

(Un homme, seul en scène ; un ordinateur face à lui ; près de l’ordinateur, sur la même table, un portable qui se signalera régulièrement par ses « clings » ; dans la main, une feuille de papier – qu’il lit.) « Peuples d’Europe ! C’est ici, il y a un siècle, le 28 juin 1914, que Gabrielo Princip… » Non ! C’est idiot ! (Il repose la feuille.) Un Serbe ne peut pas s’appeler Gabrielo ! Voyons voir… (Cling de sms, qu’il ignore.) Google est mon ami… Princip… (Il a, dans la barre de tâches Google de son PC, reproduite en grand, sur le mur, derrière lui, tapé « Princip ».) Voilà… Gavrilo, bien sûr… « C’est ici que Gavrilo Princip (il a repris sa feuille et, au stylo, corrige), l’assassin de François-Ferdinand, donna le coup d’envoi de la guerre de 1914. Et je suis là, amis de Sarajevo… » (Nouveau cling, qu’il ignore tou- jours.) Non. « Amis de Sarajevo » ne va pas non plus. Trop faible par rapport à tout ce que nous avons vécu. (Il réfléchit, recorrige et murmure :) « C’est ici qu’un siècle après, frères de Sarajevo… »

Meilleur… Un côté « frères d’armes » qui me plaît bien… (Toujours la feuille de papier mais stylo levé, comme s’il essayait son texte avant de l’écrire ; le ton doit être déclamé, presque pompeux.) « Ce discours sur l’avenir de l’Europe, je suis heureux de le prononcer ici, devant mes frères de Sarajevo. Tant de visages que je reconnais… Tant d’autres qui ne sont plus là, fauchés par une barbarie… » (Cling, cling, cling, rafale de clings regard courroucé en direction du portable, il poursuit.) Là, attention ! Faudra faire très attention avec les noms ! Les vivants c’est facile. Ils seront dans la salle. Je les verrai. Mais les morts ? Le problème, ce sera les morts… Ici par exemple (toujours le PC ; il clique sur une photo on le voit, paysage ensoleillé, vingt ans plus tôt, avec des combattants bosniens)… On est à Maglaj. C’est le jour l’équipe de CNN a déboulé. Est- ce qu’il y a quelqu’un, là-dedans, qui a été bombardé et qui parle anglais ? Comme personne ne parlait anglais, ils sont repartis aussi sec. Vroum vroum (il fait, avec les mains, le geste de tourner le volant). Sauf que, sitôt partis, boum boum (geste de se boucher les oreilles) : à peine le temps de se mettre à couvert dans les vergers et voilà un des copains qui parlait pas anglais et qui en prend une en pleine tête : mais lequel ? le prof à côté de Gilles ? le type au serre-tête vert qu’on appelait l’Iranien alors qu’il buvait comme un Polonais certains soirs, pour amuser la compagnie, il prenait un demi-magnum d’alcool de prune acheté à un cousin serbe, de l’autre côté de la ligne de front, et il se l’enfilait, non seulement cul sec, mais tête à l’envers, en faisant le poirier, histoire que ça aille direct au cerveau et hop, même pas saoul, il se relevait comme un culbuto, il me semble que c’est lui qui est mort, mais comment en être certain ? (autre photo, où on le reconnaît encore, sur les hauteurs de Sarajevo, paysage d’hiver, sous la neige)… Merde ! (Son doigt a glissé ; et apparaît une troisième photo, au Vatican, où il est entre le président bosniaque Izetbegović et le pape Jean-Paul II sa main est au-dessus de la tête du pape.) A planquer de toute urgence ! On dirait que c’est moi qui bénis le Saint-Père ! J’ai déjà assez d’emmerdements comme ça, sans me cogner, en plus, une polémique avec les cathos ! (Il revient à l’image précédente.) Il y en a un, là, qui a sauté sur une mine. Celui avec le chapeau ? La moustache ? Et, surtout, surtout, son nom ? (Cling, cling, cling… Il s’adresse, cette fois, au téléphone :) Toi, ta gueule ! Quand je bosse, tu te la fermes compris ? (Il le prend dans la main ; le brandit comme s’il allait le balancer à travers la scène ; se ravise ; marmonne :) Bon… Tu vas gentiment te mettre en charge. Et tu te calmes, d’accord ? (Après avoir théâtralement activé la touche « Silence », il le branche à un fil qui pendait sous la table et enchaîne.) Le speech est dans deux heures. Il faut dix minutes pour aller au Théâtre. Il me reste donc, pile, une heure cinquante pour préparer. La seule solution, pour ne pas perdre de temps, c’est d’envoyer la photo à Samir. (Il ouvre sa boîte Outlook, et tape :) « Urgent… Lequel est mort ? » Cher Samir ! Vingt ans après… Comme les mousquetaires… Et toujours là… Cela dit, j’ai un doute… (Quelques secondes de silence, yeux au ciel, il réfléchit.) Ce sera qui, le public ? Les amis ou les huiles ? Les frères de Sarajevo, vraiment ou les délégués, députés, touristes du désastre, présidents, qui sont venus assister à cette célébration étrange ? Les présidents, bien sûr ! Tout le monde, de toute façon, est président de quelque chose, de nos jours, en Europe. Et c’est eux, forcément, qui seront aux  premiers rangs, importants, tout- puissants, l’œil rivé sur leur BlackBerry, se fichant de ce qui se dira, ils ont la technique depuis le temps, ils savent comment le planquer et taper sans regarder le clavier. (Regard en coin, furibard, en direction du téléphone qui, quoique « silencieux », s’allume frénétiquement signe que des messages arrivent en nombre.) Et les copains bosniens, comme d’habitude aussi, seront relégués, mal placés, regroupés au fond, zappés à domicile, ensardinés, balayés, poulailler, ça les changera pas tellement d’autrefois, c’est à peine si je les verrai. Mais bon. (Il revient à son PC, tape un nom, un autre d’autres photos défilent, sans ordre, déambulation rêveuse dans sa mémoire et celle de la ville.) C’est une question de principe, de toute façon. Je n’ai accepté de prononcer ce discours que pour parler, aussi, des morts de Sarajevo. Je n’ai accepté de me mêler à ce caravansérail de pèlerins venus des quatre coins du monde commémorer cet anniversaire de 1914 et affûter le vibrato de leurs « plus jamais ça », que pour qu’il y ait au moins quelqu’un pour évoquer l’autre anniversaire, l’autre ça, Srebrenica, bouche- rie au cœur de l’Europe d’aujourd’hui, retour du génocide et du règne des Ponce Pilate. (Il tape « Srebrenica », navigue, tombe sur un bout de film.) Car étaient-ils, tous ces gens, quand un général serbe remettait en service, à Srebrenica, il y a vingt ans, la rampe de tri d’Auschwitz ? Combien, parmi ces commémorateurs, célébrateurs, Sarajéviens de la dernière heure que j’entends, là, dans la rue, son et lumière, atmosphère de fête et de kermesse, l’Europe est de sortie, elle met les petits plats dans les grands, combien, oui, prenaient le risque, je ne dis même pas de faire le voyage, mais d’avoir ne serait-ce qu’une pensée pour Sarajevo et Srebrenica ? Bien sûr qu’il faut laisser les morts enterrer les morts… Sauf (toujours le même bout de film qu’il regarde, atterré ; sa voix devient murmure)… Oui, sauf quand ce sont des morts qui ne sont, justement, pas enterrés. Sauf quand ce sont des morts dont la mort fut programmée pour être une mort sans sépulture, sans trace. Alors, il revient aux vivants d’être les tombeaux de ces morts. Et alors, par exception, il est du devoir des survivants, et des enfants des survivants, de porter en eux le souvenir de ces contemporains, ou de ces aînés, qui auront, à jamais, l’âge de leurs enfants. « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs »… (Il tape le vers de Baudelaire, cherche la suite, la trouve, et lit à mi-voix :) « Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats » d’accord… « Vieux squelettes gelés travaillés par le ver » d’accord… En revanche (il cherche)… Je ne trouve pas, en revanche, « nous sommes tous les tombeaux de nos morts »… Depuis le temps que je le cite, ce vers ! Est-ce que j’aurais pu l’inventer ? J’en suis bien capable ! Chut ! Car le vrai problème est là… (Il se lève et marche, maintenant, sur le devant de la scène ; on frappe à la porte.) Qu’est-ce que c’est ? Une voix de femme : Kosulja vam je spremna. (Moue d’incompréhension – on sent qu’il répond n’importe quoi.) Yes, yes, no problema. La voix, encore : Zelite da je dostavimo isprijed vrata ? (Même moue :) Tomorrow… Tomorrow… (Les pas s’éloignent ; on sent une nuance de regret.) Si c’est la réceptionniste de ce matin, dom- mage, elle était intéressante… Mais, là, il faut vrai- ment que je travaille… Le vrai problème est là, oui. Déjà, ça veut dire quoi de célébrer le début d’une guerre ? D’habitude c’est la fin des guerres qu’on célèbre. C’est l’armistice. Jamais le début. Plus j’y pense, plus tout ça me semble bizarre, très bizarre… Mais surtout et, là, c’est mon problème : est-ce qu’il n’y a pas aussi quelque chose d’un peu gênant à venir ici, à Sarajevo, faire une conférence sur cette Europe qui a, il y a vingt ans, laissé mourir 10 000 Sarajéviens ? Je sais bien que nous disions, à l’époque, l’Europe commence à Sarajevo. Tiens. Qu’est-ce qui reste de cette aventure, vingt ans après ? Voyons, voyons. O Google ! Es-tu bien, moderne idole, ce savoir absolu, cette mémoire totale et monstrueuse, que dit l’ami Jocanaan ? (Il se rassied. Tape « liste Sarajevo ». Apparaissent des photos, des articles, deux courtes vidéos.) C’était tellement important, sur le moment… Et, soyons honnête, tellement jouissif… C’est toujours ce que je dis quand les gens demandent si Sarkozy a envie d’y retourner… Bien sûr qu’il a envie ! La plus dure des drogues dures, la seule dont on ne guérit jamais, la seule en vente absolument libre, c’est ça : la politique, le suffrage, cet amour fou et qui rend fou ! T’en as tâté une fois, t’en rêveras toujours. T’as senti, juste senti, la caresse du Gros Animal, elle te poursuivra jusqu’au dernier jour de ta vie : voir Giscard ou moi. Mais notre vraie conviction c’était, hélas : « L’Europe meurt à Sarajevo ». (Apparaît un article, portant ce titre.) C’est ce que m’avait dit le président Izetbegović au matin de cette nuit de folie qu’il avait passée, à Paris, avec l’ambassadrice américaine Pamela Harriman. Enfin, « nuit de folie »… (Rire nerveux.) Faut pas non plus pousser… Je sais bien que l’ambassadrice était une amazone qui ne ratait jamais ses proies… (Il a tapé « Pamela Harriman » apparaît un site américain intitulé « who’s dated who », avec photo de la dame et de ses supposés amants : Gianni Agnelli, Randolph Churchill, Ali Khan, Elie de Rothschild…) Ça, c’est incroyable ! Il y a des sites, maintenant, qui archivent nos coucheries ! Le max de l’indiscrétion ! L’attentat contre la vie intérieure et le secret ! Il n’y a que Mitterrand, au fond, dont elle a pas voulu. Je me rappelle comme il était émoustillé quand elle lui a remis ses lettres de créance. Je ne l’avais jamais vu comme ça depuis le soir il était venu, à l’Atelier, voir Le Jugement dernier. C’est drôle, m’avait dit la veuve de Sacha Guitry, le lendemain, au téléphone. (Voix mondaine.) Il y avait un type, hier, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à François Mitterrand. Et comment savez- vous, chère Jacqueline, que ce n’était pas François Mitterrand ? L’entracte, cher ami. Rien ne vaut une bonne actrice pour vous décrypter un bon entracte. D’abord le sandwich qu’il a dévoré à pleines dents. Et puis ce groupe de filles du Crazy Horse, amies de l’actrice principale : il a changé de place, juste pour s’asseoir à côté d’elles vous voyez un président faire ça ? Non. Le président était un homme pieux. Et le programme, cette nuit-là, était de suivre en direct, sur écran, dans une pièce sécurisée de l’ambassade américaine à Paris, le bombardement par les avions de l’Otan des canons serbes qui martyrisaient Sarajevo depuis trois ans. « C’est mieux que rien, il avait dit à l’ambassadrice Harriman. Mais c’est si tard… Et vous avez laissé faire tant de morts… La Bosnie se meurt. Et, si la Bosnie meurt, je ne donne pas cher, non plus, de l’Europe… » Cher Alija avec son visage  translucide, déjà passé de l’autre côté, la dernière fois je lui ai rendu visite, ici, chez lui, à Sarajevo. Pamela Harriman aussi est morte. Je la revois, dans la piscine du grand hôtel elle donnait ses rendez-vous. On était seuls, tous les deux, nageant à contresens, moi réglant ma vitesse sur la sienne afin de bien la mater, sous l’eau, avec mes goggles. Pas mes Google, patate, mes goggles, mes lunettes de natation. (Il a, pour la première fois, comme s’il se met- tait « en situation », regardé en direction du public – et rit.) Elle avait 70 ans passés. Mais, bon Dieu, qu’elle était belle. Et que je te fais la sirène par-ci. Et que je te fais la naïade par-là. A un moment, pourtant, elle s’est mise à faire des trucs étranges. Une brasse désordonnée… Un barbotement avec glouglou… Un demi-cercle bizarre, comme pour rejoindre la margelle… Elle était juste en train de mourir. Pas dans mes bras, hélas. Dans ceux des bodyguards surgis de nulle part, par enchantement, qui l’ont sortie de l’eau (ainsi que moi !) comme un paquet. Mais je suis le dernier, ça c’est sûr, à l’avoir vue vivante et dans sa gloire. Comme je suis parmi les derniers à l’avoir vue, la Bosnie aussi, vivante et dans sa gloire. La Bosnie est morte, avait redit le président, trois mois plus tard, au moment des accords de Munich, pardon, de Dayton qui, en principe, devaient la sauver. Date exacte de Day- ton ? Je ne sais jamais… (Il tape « Dayton ».) Voilà… 14 décembre 1995… Anniversaire de Nostradamus… Michel Drucker interviewe Mylène Far- mer… Visite à Pékin du Premier ministre lituanien… Et puis Dayton, c’est-à-dire la partition de la Bos- nie, c’est-à-dire le but de guerre des Serbes atteint malgré leur défaite militaire, c’est-à-dire l’hallucinante lâcheté de l’Europe reniant, non seulement ses  promesses, mais ses principes et ses valeurs c’est pour ça que notre vraie doctrine, la vraie de vraie, c’était, quand même, « l’Europe ne commence pas, elle meurt à Sarajevo »… (On frappe, à nouveau. On le sent ému, une seconde, à l’idée que ce puisse être la jolie réceptionniste. Mais non. C’est une voix d’homme, française, quoique avec un accent bosnien.) La voix : C’est Samir. Vous avez tout ce qu’il vous faut ? Lui, sans bouger de sa table, voix légèrement mélancolique : Oui, oui, bien sûr ! La voix : Parce que votre chemise… L’hôtel a fait repasser votre chemise, mais vous avez dit tomorrow… Lui : Non ! j’ai pas dit tomorrow ! j’ai dit « Subito » ! qu’elle la laisse devant la porte, subito, c’est ça que j’ai dit à la petite ! (Les pas s’éloignent.) Oui, je sais qu’il ne faut pas dire « Munich » à tout bout de champ. Et je me rappelle comme on s’était engueulés, avec Lanzmann, le jour j’avais rapporté le SOS d’Izetbegović comparant Sarajevo au ghetto de Varsovie. Mais je ne vais pas céder là-dessus. Je ne vais pas céder sur la grandeur de ce président musulman invoquant le destin juif pour décrire le martyre de son pays. (Images d’Izetbegović passant ses troupes en revue.) Il ne disait pas, d’ailleurs, que Sarajevo c’était Varsovie. Ni moi que Srebrenica c’est la rampe de tri d’Auschwitz. Car il y a deux choses au moins, à Auschwitz, qui n’appartiennent qu’à Auschwitz. Une : extermination sans reste – hommes, femmes, enfants, vieillards, jusqu’à la mémoire des exterminés dont il ne doit rester aucune trace. (Il s’est levé, est allé jusqu’au miroir, au-dessus du lavabo, près de la fenêtre.) Oh là ! La tronche de repris de justice ! (Il continue, tout en se rasant, son raisonnement.) Deux : extermination sans recours aucun endroit aller, aucun refuge nulle part, l’Europe et même, en théorie, le monde devenus un piège pour le gibier juif traqué par la SS et la Wehrmacht. Sans reste… Sans recours… Ce sont les deux traits qui font l’unicité de la Shoah et, là-dessus non plus, il n’est pas question de céder. Mais ce que je disais c’est ceci. (Fini de se raser. Retour à la table. Il compose, sur son portable qui clignote de plus belle, un numéro.) Samir ? (…) Il y a un truc, à la réflexion… (…) La réceptionniste… (un instant d’hésitation) Non, rien… Laissez tomber… Mais n’oubliez pas de me répondre pour le mort de la photo… (Il raccroche.) A quoi ça sert de se souvenir de la Shoah si ce n’est pas pour empêcher Srebrenica ? Et à quoi ça sert de se gargariser de l’Europe si l’Europe dont on parle, l’Europe des droits de l’homme et des Lumières, l’Europe du plus jamais ça, n’a pas su empêcher ça ni, d’ailleurs, ça ? (Il est tombé, au fil de sa navigation internet, sur des images de civils massacrés dans la Syrie de 2014.) C’est quand même dingue ! Je tape « Munich ». Et qu’est-ce qui s’affiche en premier ? De quoi Munich est-il aujourd’hui, 27 juin 2014, 20 h 40, à une heure et demie de cette satanée conférence, le synonyme ? L’Ukraine. La même pente munichoise de l’Europe se couchant devant Poutine comme elle s’est couchée devant Milošević. Munich comme un mauvais pli. Munich comme une seconde nature. Je suis à Sarajevo. Je suis dans ce petit hôtel, près de la ligne de front, il n’y a plus que le tramway qui fasse sursauter mais où, à l’époque, alors qu’on se croyait à l’abri… (Il se lève, va au fond de la scène, dans l’angle, face à la fenêtre, nez au vent.) C’est ici… L’obus, entré par la fenêtre, avait percuté ici… Je suis à Sarajevo. Je suis censé y chanter la gloire, la noblesse, de l’Europe. Je suis censé hisser haut le drapeau de cette Idée européenne qui est, j’en suis convaincu, la dernière chance des peuples d’Europe. Et ne me viennent que des images de honte et de tristesse l’Europe morte en 14, quand commence l’âge des charniers ; l’Europe morte en Espagne, quand elle abandonne les républicains ; l’Europe morte à Auschwitz, pas besoin de faire un dessin ; l’Europe morte à Sarajevo et dans tous les Sarajevo d’aujour d’hui ; l’Europe pétrifiée quand des jeunes Ukrainiens meurent, sur le Maïdan, en serrant entre leurs bras le drapeau étoilé de l’Europe ; est-ce que c’est possible de mourir autant, et si souvent ? et comment on fait, quand on meurt comme ça, sans arrêt, pour continuer de vivre, de cette invincible vie, dans le rêve et l’imagination des hommes ? Ah ! Elle m’énerve, cette fenêtre. (De nouveau, il traverse la scène, mais dans l’autre sens, revenant sur ses pas.) Je n’en peux plus de ce bruit, de ces cris, de ces rires. (Il se colle l’oreille au mur, tout près de la fenêtre à moitié ouverte.) étaient-ils, il y a vingt ans ? Hein ? (il se penche, mais légèrement, comme s’il ne voulait pas être vu) étiez-vous, je vous le demande une dernière fois, quand la Bosnie était sous les obus et que l’Europe saignait à Sarajevo ? (Il referme, comme un voleur, tout doucement, en maugréant.) Fenêtre ouverte, merci, j’ai déjà donné ! (Il rit.) J’suis con ! Comme si une fenêtre ouverte ou fermée pouvait changer quelque chose quand l’obus veut entrer ! Et comme si ça pouvait étouffer le bruit de la bassesse humaine ! Ces gens sont dégoûtants, voilà la vérité. (Il rouvre, se penche puis, mainte- nant, criant :) Eh ? Savez qu’vous êtes dégoûtants ? Z’êtes conscients que votre présence, ici, est une honte ? (Il referme, pour de bon ; se laisse glisser le long du mur ; et, dans un souffle, pendant que le noir se fait :) Je sais vraiment pas si c’était une si bonne idée que ça, finalement, d’accepter de venir, ici, ce soir, prononcer cet éloge de l’Europe et Dieu sait, pourtant, si j’y crois !

 

© Grasset 2014

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > D’où vient que Martin Heidegger est, à la fois, un philosophe immense et un nazi ?

Un désastre nommé Poutine.

Husserl est-il encore un bon rempart contre

la barbarie ?

Où et quand le train Europe a-t-il déraillé ?

Pourquoi Sarajevo, après avoir été l’origine du monde d’hier, est l’épicentre du siècle qui commence.

Les Le Pen sont-ils un objet de pensée ?

Europe ou Eurasie, that is the question.

Le jihadisme est-il notre troisième fascisme ?

Noblesse ou décrépitude de la politique.

Est-on toujours en droit de dire : « heureux comme un Juif en Europe » ?

Henry Kissinger, la princesse Europe et le bodyguard.

Pourquoi Woody Allen, quand il entend du Wagner, a-t-il envie d’envahir la Pologne ?

Dante – ou le génie du judaïsme.

Nouveau malaise dans la civilisation : que faire ? qu’est-il permis d’espérer ?

Qu’il n’y aura pas de salut hors le retour des grands hommes.

Telles so

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