Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Françoise Sagan. Extrait de : Bonjour Tristesse


EXTRAIT >

Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres.

Cet été-là, j’avais dix-sept ans et j’étais parfaitement heureuse. Les « autres » étaient mon père et Elsa, sa maîtresse. Il me faut tout de suite expliquer cette situation qui peut paraître fausse. Mon père avait quarante ans, il était veuf depuis quinze ; c’était un homme jeune, plein de vitalité, de possibilités, et, à ma sortie de pension, deux ans plus tôt, je n’avais pas pu ne pas comprendre qu’il vécût avec une femme. J’avais moins vite admis qu’il en changeât tous les six mois ! Mais bientôt sa séduction, cette vie nouvelle et facile, mes dispositions, m’y amenèrent. C’était un homme léger, habile en affaires, toujours curieux et vite lassé, et qui plaisait aux femmes. Je n’eus aucun mal à l’aimer, et tendrement, car il était bon, généreux, gai, et plein d’affection pour moi. Je n’imagine pas de meilleur ami ni de plus distrayant.

A ce début d’été, il poussa même la gentillesse jusqu’à me demander si la compagnie d’Elsa, sa maîtresse actuelle, ne m’ennuierait pas pendant les vacances. Je ne pus que l’encourager car je savais son besoin des femmes et que, d’autre part, Elsa ne nous fatiguerait pas. C’était une grande fille rousse, mi-créature, mi-mondaine, qui faisait de la figuration dans les studios et les bars des Champs- Élysées. Elle était gentille, assez simple et sans prétentions sérieuses. Nous étions d’ailleurs trop heureux de partir, mon père et moi, pour faire objection à quoi que ce soit. Il avait loué, sur la Méditerranée, une grande villa blanche, isolée, ravissante, dont nous rêvions depuis les premières chaleurs de juin. Elle était bâtie sur un promontoire, dominant la mer, cachée de la route par un bois de pins ; un chemin de chèvre descendait à une petite crique dorée, bordée de rochers roux où se balançait la mer.

Les premiers jours furent éblouissants. Nous passions des heures sur la plage, écrasés de chaleur, prenant peu à peu une couleur saine et dorée, à l’exception d’Elsa qui rougissait et pelait dans d’affreuses souffrances. Mon père exécutait des mouvements de jambes compliqués pour faire disparaître un début d’estomac incompatible avec ses dispositions de Don Juan. Dès l’aube, j’étais dans l’eau, une eau fraîche et transparente où je m’enfouissais, où je m’épuisais en des mouvements désordonnés pour me laver de toutes les ombres, de toutes les poussières de Paris. Je m’allongeais dans le sable, en prenais une poignée dans ma main, le laissais s’enfuir de mes doigts en un jet jaunâtre et doux ; je me disais  qu’il s’enfuyait comme le temps, que c’était une idée facile et qu’il était agréable d’avoir des idées faciles. C’était l’été.

 

© Julliard 2014

© Photo : Jean Léonard/Opale

 

 

Quatrième de couverture > Cécile, adolescente insouciante, a passé son enfance en pension. Elle vit depuis deux ans avec son père, Raymond, veuf séduisant et homme à femmes. Cécile mène une existence aisée et oisive, tout en bénéficiant d'une grande liberté. Son père a de nombreuses maîtresses qui n'interfèrent pas dans son quotidien. L'été de ses 17 ans, Cécile, son père, et Elsa, sa compagne du moment, partent en villégiature sur la Côte d'Azur. Raymond a également invité Anne, une femme brillante et belle, amie de son épouse défunte. Très vite, Anne prend en main la vie de Cécile et décide notamment de lui faire travailler son baccalauréat. Anne voit aussi d'un mauvais œil l'aventure que Cécile vit avec Cyril, un étudiant de passage. Peu à peu, Raymond, désireux de se réformer, délaisse Elsa et devient l'amant d'Anne. Décidé à changer de vie pour elle, il envisage même de l'épouser. Cécile craint alors de perdre sa précieuse liberté. La présence de cette femme intelligente et calme trouble sa délicieuse existence, agitée et futile. Jalouse, elle réussit à convaincre Cyril de simuler une aventure amoureuse avec Elsa. Raymond ne parvient pas à résister à cette provocation. Irrité de voir son ancienne maîtresse se tourner vers un adolescent à peine plus âgé que sa fille, il se retrouve bientôt dans ses bras. Anne les surprend par hasard. Désespérée, elle s'enfuit et se tue dans un accident de voiture. Cécile et son père reprennent alors leur mode de vie frivole, mais la jeune fille souffre à présent d'un sentiment nouveau : la tristesse.

Symbole d'une génération désinvolte et bourgeoise, Bonjour tristesse a non seulement fait scandale dès sa sortie, mais est surtout devenu instantanément un best-seller mondial. Interrogée quelques années plus tard sur ce sujet, Françoise Sagan déclarera : « En fait, j'ai été très surprise de la réaction que ce livre a suscitée. Pour les trois quarts des gens, le scandale de ce roman, c'était qu'une jeune femme puisse coucher avec un homme sans se retrouver enceinte, sans devoir se marier. Pour moi, le scandale dans cette histoire, c'était qu'un personnage puisse amener par inconscience, par égoïsme, quelqu'un à se tuer. »

En 1954, à la sortie de son premier roman, Bonjour tristesse, on entendait pour la première fois la voix sèche et rapide d'un "charmant petit monstre" de dix-huit ans, qui allait faire scandale et devenir très vite l'un des monstres sacrés de la littérature française. Françoise Sagan a publié de son vivant une quarantaine de textes, romans, pièces de théâtre, nouvelles et scénarios. Elle est morte en 2004, à l'âge de soixante-neuf ans.

En 1954, à la sortie de son premier roman, Bonjour tristesse, on entendait pour la première fois la voix sèche et rapide d'un " charmant petit monstre " de dix-huit ans, qui allait faire scandale et devenir très vite l'un des monstres sacrés de la littérature française. Françoise Sagan a publié de son vivant une quarantaine de textes, romans, pièces de théâtre, nouvelles et scénarios. Elle est morte en 2004, à l'âge de soixante-neuf ans.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Julliard, septembre 2014, 192 pages, 14 €

 

Le point de vue de l’éditeur. Sagan et Julliard, liés à jamais


Directrice des éditions Julliard, Betty Mialet révèle à nos lecteurs dans quel esprit elle célèbre la postérité du premier roman de Françoise Sagan, disparue il y a dix ans. A l’occasion des soixante ans de Bonjour Tristesse, les éditions Julliard réimpriment en effet une version absolument identique à l’édition originale parue en 1954. À s’offrir tout de suite, entre autres pour le plaisir de cette couverture mythique.

Il s'agit bien sûr d'abord d'un hommage à Françoise Sagan a l'occasion des 10 ans de sa mort. Un rappel du fait que les écrivains ne disparaissent pas. Bonjour Tristesse incarne à jamais la jeune femme talentueuse de 18 ans. Un détail très personnel. Il se trouve que (bien avant de diriger Julliard !) je suis née à quelques kilomètres de Cajarc ou je vais plusieurs fois par an et que Françoise a toujours été pour moi une "payse". J'ai pris l'habitude de passer la saluer dans l'adorable petit cimetière de Seuzac.

Enfin reproduire à l'identique la version de 1954 est aussi pour moi un acte quasiment militant, en ces temps de dématérialisation du livre et un clin d'œil appuyé à ceux encore nombreux heureusement qui aiment l'objet livre au-delà du texte. Vive le papier et les jolis cahiers cousus.

© Photo Maxime Reychman

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