Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Alice Munro. Extrait de : Rien que la vie


EXTRAIT >

 

Vue sur le lac

 

Une femme va chez son médecin faire renouveler une ordonnance. Mais la praticienne n’est pas là. C’est son jour de congé. De fait, la femme s’est trompée de jour, elle a confondu lundi et mardi.

C’est précisément ce dont elle souhaitait parler au médecin, en plus de faire renouveler l’ordonnance. Elle s’est demandé si elle ne perdait pas un peu la tête.

« Vous voulez rire ? pensait-elle entendre de la bouche du médecin. Vous qui êtes un cerveau. Vous êtes la dernière personne qui devrait se poser ce genre de questions. »

(Ce n’est pas que le médecin la connaisse si bien, mais elles ont des amis communs.)

Cependant, la secrétaire du cabinet l’appelle au téléphone un jour plus tard pour dire que l’ordonnance est prête et qu’un rendez-vous a été pris pour elle – elle s’appelle Nancy – avec un spécialiste qui testera le fonctionnement de son esprit.

Ce n’est pas l’esprit. Seulement la mémoire.

Si vous voulez. Le spécialiste s’occupe des personnes âgées. C’est cela, oui. Des personnes âgées qui ont perdu la boule. La secrétaire éclate de rire. Enfin, quelqu’un qui rit.

Elle dit que le spécialiste a son cabinet dans la bourgade d’Hyman, à une trentaine de kilomètres de l’endroit où vit Nancy.

« Mon Dieu, un spécialiste du mariage », dit Nancy. La secrétaire ne comprend pas : « Pardon ?

— Non, rien, j’y serai. »

C’est un phénomène qui a commencé il y a quelques années et s’est répandu. Les spécialistes sont disséminés un peu partout dans la région. Le scanner est dans une ville et le cancérologue dans une autre, le pneumologue dans une troisième et ainsi de suite. C’est censé vous éviter le long voyage jusqu’à l’hôpital de la ville, mais cela risque de durer aussi longtemps, parce que ces bourgades ne possèdent pas toutes un hôpital et qu’une fois sur place il faut dénicher l’endroit où le médecin exerce.

C’est la raison pour laquelle Nancy décide de se rendre en voiture jusqu’au village du Spécialiste Senior – ainsi qu’elle l’a baptisé – la veille du jour de son rendez-vous, dans la soirée. Cela devrait lui laisser tout le temps de débusquer l’endroit où il perche, et supprimer le danger de débouler à son rendez-vous en catastrophe ou, pire, avec un peu de retard, faisant ainsi mauvaise impression dès le début.

Son mari pourrait l’accompagner, mais elle sait qu’il veut voir un match de foot à la télévision. Il est économiste, regarde les émissions sportives pendant la première moitié de la nuit et travaille à son livre pendant la seconde moitié, alors qu’il lui demande de dire qu’il est à la retraite.

Elle déclare qu’elle veut trouver l’endroit toute seule. La secrétaire de son médecin lui a indiqué le chemin de la bourgade.

La soirée est radieuse. Mais quand elle quitte l’autoroute en direction de l’ouest, elle découvre que le soleil est juste assez bas sur l’horizon pour l’éblouir. En s’asseyant bien droite, toutefois, et en levant le menton, elle arrive à garder les yeux dans l’ombre. Et puis elle a de bonnes lunettes de soleil. Elle peut déchiffrer le panneau annonçant qu’elle est encore à dix kilomètres du village de Hyman. Hyman. C’était donc ça, tout à fait sérieux. Population, 1 553 habitants.

Pourquoi prendre la peine d’inscrire ce 3 ? Chaque âme compte.

Elle s’est fait une habitude de visiter les petits patelins, comme ça, pour s’amuser, histoire de voir si elle pourrait y vivre. Celui-ci a l’air de répondre à ses besoins. Un marché d’une taille raisonnable, où on doit pouvoir trouver des légumes plutôt frais, encore que ne provenant probablement pas des champs d’alentour, du café buvable. Puis une laverie automatique, et une pharmacie, où l’on pourrait porter ses ordonnances mais apparemment pas acheter les meilleurs magazines.

À certains signes, bien sûr, on voit que le bourg a connu des jours meilleurs. Une pendule qui ne donne plus l’heure préside à une vitrine promettant de la Joaillerie Fine mais ne contenant plus à présent que de vieilles porcelaines dépareillées, des brocs, des seaux et des guirlandes tordues sur leurs entrailles de fil de fer.

S’il lui est donné d’apercevoir ce fatras, c’est qu’elle a choisi de se garer devant la boutique où il est exposé. Elle pense qu’elle fera aussi bien de chercher le cabinet du médecin à pied. Et presque trop tôt pour lui inspirer de la satisfaction, elle voit une construction de briques sombres en rez-de-chaussée, dans le style utilitaire du siècle dernier, et elle est prête à parier que c’est là. Le cabinet des médecins, dans les petites villes d’autrefois, occupait en général une partie de leur maison, mais par la suite il leur fallut avoir un espace où ranger les voitures et ils bâtirent des cabinets dans le genre de celui-là. Briques rougeâtres, et – j’en étais sûre – la plaque : Cabinet médical et Cabinet dentaire. Un parking derrière le bâtiment.

Dans sa poche, elle a le nom du médecin et elle en sort le bout de papier, afin de vérifier. Les noms, sur la porte en verre dépoli, sont : Dr H. W. Forsyth, chirurgien-dentiste, et Dr Donald McMillen, médecine générale.

Ces noms-là ne figurent pas sur le bout de papier de Nancy. Pas étonnant, puisque la seule chose qui y soit inscrite est un chiffre. C’est la pointure de la sœur de son mari, qui est morte. Ce qui est écrit est O 39. Il lui faut quelques instants pour démêler ça, le O est l’initiale d’Olivia, griffonnée à la hâte. Elle se rappelle vaguement avoir dû acheter des pantoufles quand Olivia était à l’hôpital.

En tout cas, ce bout de papier ne lui est d’aucune utilité.

Une solution pourrait être que le médecin qu’elle vient consulterait récemment emménagé dans ce bâtiment et que le nom sur la porte n’ait pas encore été changé. Il faudrait qu’elle le demande à quelqu’un. Pour commencer, elle devrait sonner à la porte, au cas peu probable où il se trouverait à l’intérieur quelqu’un qui travaillerait à une heure si tardive. Elle le fait, et c’est en un sens une bonne chose que personne ne vienne ouvrir, parce que le nom du docteur qu’elle doit voir s’est momentanément enfoncé dans un recoin inaccessible de son esprit.

Autre idée. Ne se pourrait-il pas que cette personne – le docteur toc-toc, comme elle a choisi de le nommer dans sa tête – ne se pourrait-il pas qu’il (ou elle – comme la plupart des gens de son âge elle ne songe pas automatiquement à cette éventualité), qu’il ou elle reçoive effectivement les patients à son domicile ? Cela ne serait pas absurde et lui reviendrait moins cher. On n’a pas besoin de beaucoup d’appareils pour traiter la démence.

Elle reprend donc sa marche en s’éloignant de la grand-rue. Le nom du docteur qu’elle cherche lui est revenu, ainsi que ce genre de choses tend à se produire quand l’urgence cesse d’exercer sa pression. Les maisons devant lesquelles elle passe ont pour la plupart été bâties au dix-neuvième siècle. Certaines en bois, certaines en brique. Les maisons de brique comportent souvent un vrai premier étage, celles de bois sont un peu plus modestes, et ne possèdent sous le toit que des chambres mansardées. Plusieurs des portes d’entrée ouvrent à quelques mètres seulement du trottoir. D’autres donnent sur de vastes vérandas, dont quelques-unes entièrement vitrées. Voilà un siècle, par une soirée comme celle-ci, les gens auraient été assis sur leur véranda, parfois même sur les marches. Ménagères ayant fini la vaisselle et donné à leur cuisine le dernier coup de balai de la journée, et maris ayant enroulé le tuyau après avoir arrosé la pelouse. Pas de mobilier de jardin comme on le voit à présent, inutilisé, pour la frime. Rien que les marches de bois, ou des chaises de cuisine tirées à l’extérieur. Conversations au sujet du temps, d’un cheval qui s’est enfui, d’une personne contrainte de s’aliter et qu’on ne s’attend pas à voir guérir.

Questions à son sujet à elle, une fois qu’elle se sera éloignée hors de portée de voix.

Mais peut-être aura-t-elle déjà fourni la réponse à leurs questions, en s’arrêtant pour les interroger : Pardon, pourriez-vous m’indiquer la maison du docteur ?

Nouveau sujet de conversation. Qu’est-ce qu’elle lui veut, au docteur ?

(Cela, une fois qu’elle sera hors de portée de voix.)

 

À présent, tous les habitants jusqu’au dernier sont à l’intérieur, avec leurs ventilateurs ou leur climatisation. On voit des numéros aux maisons, comme dans une grande ville. Rien n’indique la présence d’un docteur.

Là où le trottoir finit, se dresse un imposant bâtiment de brique avec un toit à gables et un petit beffroi. Une école peut-être, avant que les enfants ne soient transportés en autocar jusqu’à un centre d’enseignement plus vaste et plus rébarbatif. Les aiguilles arrêtées sur douze, midi ou minuit, ce qui n’est certainement pas l’heure exacte. Une profusion de fleurs d’été qui semblent avoir été disposées par un professionnel – certaines se déversant d’une brouette et d’autres d’un seau à lait gisant sur le flanc. Un écriteau qu’elle ne peut déchiffrer parce que le soleil tombe droit dessus. Elle grimpe sur la pelouse pour le voir sous un autre angle.

Pompes funèbres. Elle distingue maintenant le garage en appentis où se trouve probablement le corbillard.

Peu importe. Il faut qu’elle s’y mette sérieusement.

Elle s’engage dans une rue latérale bordée de maisons très bien entretenues, preuve que même une simple bourgade comme celle- ci peut posséder une banlieue résidentielle. Les maisons présentent toutes de petites différences et donnent pourtant l’impression d’être identiques. Douce nuance de la pierre, pâleur de la brique, fenêtres en ogives ou en demi-lunes, tout exprime le refus de l’aspect fonctionnel, le style ranch qui prévalait pendant les décennies précédentes.

 

© Éditions de l’Olivier

© Photo : Jerry Bauer

 

 

Quatrième de couverture > Une mère perd la trace de son enfant, un soldat saute du train qui le ramenait chez lui, une femme se lie avec un inconnu... Au fil de quatorze nouvelles, Alice Munro décrit, avec la grâce et la cruauté d'un «Tchékhov de notre temps», les lignes de force qui font basculer une vie.

 

Née en 1931 au Canada, lauréate en 2013 du prix Nobel de littérature, Alice Munro a notamment publié aux éditions de l'Olivier Fugitives (2008), Du côté de Castle Rock (2009) et Trop de bonheur (2013).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Alice Munro, Rien que la vie, traduction de Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Éditions de l’Olivier, octobre 2014, 320 pages, 22 €

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