Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Clotilde Coquet. Extrait de : Parle-moi du sous-sol


EXTRAIT >

Les files de clientes se ressemblaient toutes, sauf quelques bavardes pendues à leur téléphone portable et sans un mot pour nous, tellement agitées à la fin de leur après-midi de shopping – ces petites folies qu’elles n’avaient pas réfrénées – et malgré tout heureuses du pouvoir qu’elles avaient encore sur elles-mêmes, la raison gardait le cap, surmontait le plaisir de posséder, joie qui éclipse presque tout ce qui vous est refusé par ailleurs, à les entendre ; je ne les aimais pas, elles me faisaient perdre du temps avec leurs manières désordonnées au moment de payer. Entre leurs deux cartes bleues, celle à leur nom de jeune fille et celle du compte joint, et une troisième, dorée, elles hésitent, gloussent, se trompent, ma machine affiche code faux, et l’amie qui les accompagne encore exaltée par les vêtements essayés au premier étage les dissipe (Prends-le avant de regretter, en plus la couleur de la doublure est grandiose, et tu sais bien que c’est la beauté intérieure qui compte), elles rougissent de se découvrir tant d’esprit, impertinentes, toujours plus fortunées et moins conventionnelles en vieillissant, puis elles se souviennent de moi : Pardon, oh quelle idiote, c’est la carte de leur mari, Seigneur, que je ne leur dise pas qu’elles ont encore oublié le code, mais je leur dis comme la machine, qu’il est faux, et qu’au troisième essai erroné tout se bloquera. Alors subitement sérieuses, elles glissent une fois pour toutes derrière l’oreille une longue mèche qui gêne l’inspection du portefeuille (les mérites d’une éducation stricte : savoir rire, savoir s’arrêter à temps), elles retrouvent un ton de petite fille prise en faute : nous n’allons pas le déranger à cette heure-là à Shanghai avec le décalage horaire pour lui demander, honteuses comme si j’avais proposé d’appeler le mari moi-même pour lui révéler les frasques de son écervelée de femme. En général, nous sommes sauvées par un billet qui se cachait dans les replis, coupure au montant phénoménal qu’on ne voit pas souvent, dont je croyais jusque-là la couleur réservée aux parties de Monopoly. Les Merci mademoiselle fusent de part et d’autre du comptoir, soulage- ment aussi sincère qu’à la fin d’une crise diplomatique mondiale.

Si elles savaient tout ce que dévoilent leurs conversations, les indices qu’elles laissent dépasser de leur sac à main plein à ras bord d’une vie facile et respectable, et dont nous faisions l’inventaire avec Rosy, par besoin de distractions. Au moment de protéger son intimité, on pense d’abord au secret médical, on se méfie de son pharmacien trop bavard, des voisins d’en face qui ont vue sur la chambre, pas d’une caissière. Pour elles nous étions quantité négligeable, inoffensives, nées pour nous taire, sûres de ne jamais croiser leur chemin ailleurs, à la lumière. Lamentations sur leur employée de maison – elle se débrouille toujours pour repasser en regardant la télévision cette bourrique, j’ai bien compris son petit manège, sa façon sournoise d’investir le salon au lieu de s’installer à l’étage comme je le lui ai recommandé –, sur leur secrétaire incapable, puis ce séjour usant sous les tropiques avec leurs beaux-parents, ou bien vœux d’anniversaire échangés au téléphone avec une amie angoissée (voilà pourquoi elles nous répondent mais tu es folle, jamais de la vie, c’est le plus bel âge, la plénitude, quand on leur demande simplement à voix basse, pour ne pas brouiller la communication, si elles désirent un emballage cadeau), si elles nous observaient un peu, elles seraient plus prudentes, plus parcimonieuses. Pas besoin de faire ce métier depuis longtemps pour comprendre que la meilleure attitude face à ces 12 % de clientes odieuses (statistiques personnelles de Rosy sur quatre ans, emmagasinées au vol dans un vieux carnet à souche), ce qu’elles attendent de nous, la transaction idéale, se résume de part et d’autre à regardez-moi ne pas vous regarder, et le plus de silence possible. Qu’elles se tranquillisent, nous prenons le pli plus vite qu’elles. Quelquefois, à cause du fouillis de leurs gibecières à monogramme, ou du manque de concentration ambiant (l’annonce au micro d’une ultime vente flash sur le cristal de Bohême ou les cols en lapin), certaines nous tendent, imperturbables, leur carte verte de l’assurance maladie. Par exemple une fière brune de mon âge. J’encaissais depuis un moment et j’en avais terminé avec le round d’observation, je m’étais enhardie. J’espérais malgré moi créer un genre de complicité, mais je commençais à comprendre que ces choses n’avaient plus cours, qu’il fallait abandonner cette sensation mensongère et forcée d’appartenir à la même génération montante. Rosy, soutenue par Chantal et Sabrina, me répétait que la jalousie est un chauffard sans permis et termine souvent encastrée dans le mur. Mais aujourd’hui j’étais prête à oser, je relevais la tête. Désolée madame, vos achats ne sont pas remboursés par la sécurité sociale. La cliente n’avait d’abord pas semblé entendre, deux doigts sur les lunettes de soleil italiennes qui retenaient sa chevelure en arrière, puis elle avait balayé ma remarque sans se donner la peine de sourire : Eh bien ils devraient, avec un regard gris de tueuse où je devinais juste, où j’avais déchiffré son mépris insondable pour ces choses de la vie que les subalternes, petites mains, gens de peu d’envergure, connaissent si bien, intarissables qu’ils sont sur l’arrêt d’autobus le plus proche, les horaires de la poste, la couleur des cartes administratives et l’art de monter soi-même un meuble en aggloméré sans même recourir à la notice. Elle avait finalement fait apparaître, belle magicienne en pleine démonstration d’escamotage, son American Express Gold, dont le slogan était « soyez récompensé tous les jours » (hélas la machine n’en avait pas l’habitude et prétendait piste illisible). Elle commençait à soupirer à cause de ma lenteur incroyable, retournait la situation en lançant des : terriblement compliqué chez vous, l’autorisation de ma banque ? c’est un monde… obtenant sans l’avoir sollicitée l’approbation des autres clientes de la file qui se mettaient à hocher la tête par contagion. J’aurais dû comme d’habitude m’en tenir aux automatismes, saisir sa carte vitale verte sans la reconnaître, l’insérer dans le lecteur, carte invalide, excusez-moi madame, je crois qu’il y a erreur, et baisser les yeux pour la lui rendre. Je n’étais pas payée pour faire du zèle, ni des bons mots. Mais qu’est-ce qui m’avait pris de vouloir me hisser jusqu’à elle, pour un peu la remettre à sa place d’assurée avec son numéro de série. Cette familiarité malvenue l’avait choquée. C’était aussi déplacé qu’avoir tendu la main pour caresser ses beaux cheveux brillants. Mais Rosy qui a toujours raison me relève, m’essuie le front et me renvoie sur le ring, allez, enchaîne, l’enjeu est ailleurs, comme la vraie vie : à la surface.

Suite à cette humiliation passée inaperçue, les larmes aux yeux (décidément ça devenait un réflexe), je m’étais accroupie deux minutes derrière le comptoir, faisant mine de chercher le fameux classeur beige, encaissons, encaissons, qui de toute façon ne m’aurait été d’aucune utilité. Par chance personne ne m’avait vue, sauf lui qui se tenait à trois mètres à peine, en observateur hostile, dépassant d’une tête l’étagère remplie de peluches censée le couvrir. Il était aussi grand que le Pingouin mais ses épaules semblaient lutter, à l’étroit dans le costume, et un fil transparent courait de son oreillette jusqu’à sa nuque rase. L’élite des services secrets américains me surveillait, avec les mêmes mouvements précis et saccadés pour contrôler tous les angles morts. Jérémie était arrivé depuis quelques jours et n’avait rien de rassurant, il surjouait le militaire de carrière prêt à bondir et à vous plaquer au sol. J’avais demandé à la ronde qui était cette nouvelle sorte de vigile, ce légionnaire, s’il avait déserté pour se réfugier ici sous un nom d’emprunt selon la tradition, je prédisais qu’il n’allait pas tenir parmi la foule surexcitée de Noël, mais personne pour m’aider, Sabrina ne voyait pas du tout de qui on parlait, Jorge m’avait traitée de mythomane à tendance paranoïaque (le nouveau ne s’en était pas pris à moi, qu’on sache), enfin Rosy pensait bien qu’il était bizarre lui aussi, et cette façon de rôder autour des clients, peut-être avait-il tué des gens, tout à fait la tête à ça, elle pariait qu’il était armé mais je préférais ne rien entendre de plus, j’avais clôturé ma caisse trois minutes en avance, ça suffisait pour la journée.

© Fayard 2014

© Photo : Tina Merandon

 

 

Quatrième de couverture > La fable prétend que le travail est un trésor. Mais pour certains, il est seulement alimentaire. Ils sont nombreux, les employés surqualifiés de ce grand magasin de luxe, à enchaîner les contrats d’une semaine. Comme ce démonstrateur de karaoké spécialiste de Baudelaire. Ou cet ancien militaire, embauché comme vigile juste avant Noël pour éviter un attentat au rayon jouets. Caissière depuis peu au niveau - 1 avec un bac + 7, la narratrice ne serait-elle pas en droit d’espérer mieux ? Elle refuse de croire que ses perspectives se résument au fascicule Encaisser sans problème qu’on distribue aux débutants. Un inconnu à la cantine lui a bien promis des jours meilleurs, mais elle ne les voit pas venir. Et si c’était ça, la vraie vie ? Si l’avenir n’avait rien d’autre à lui offrir que cette menue monnaie à ranger méthodiquement dans le tiroir ? S’ils avaient tous passé leur tour ?

Clotilde Coquet est née en 1977. Parle-moi du sous-sol est son premier roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Clotilde Coquet, Parle-moi du sous-sol, Fayard, août 2014, 216 pages, 17 €

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