Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Patrick Modiano. Extrait de : Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier


EXTRAIT >

Un autre automne que celui du dimanche au Tremblay, un automne aussi lointain, Daragane avait reçu une lettre, square du Graisivaudan. Il passait devant la loge de la concierge au moment où celle-ci allait distribuer le courrier.

« Je suppose que c’est vous, Jean Daragane. » Et elle lui tendait une lettre sur l’enveloppe de laquelle son nom était écrit à l’encre bleue. Il n’avait jamais reçu de courrier à cette adresse. Il ne reconnaissait pas l’écriture, une très grande écriture qui occupait toute l’enveloppe : Jean Daragane, 8, square du Graisivaudan, Paris. La place avait manqué pour indiquer le numéro de l’arrondissement. Au dos de l’enveloppe, un nom et une adresse : A. Astrand, 18, rue Alfred-Dehodencq, Paris.

Pendant quelques instants, ce nom ne lui évoqua rien. À cause de la simple initiale « A » qui cachait le prénom ? Plus tard, il se dit qu’il avait eu un pressentiment puisqu’il hésitait à ouvrir la lettre. Il marcha jusqu’à la frontière de Neuilly et de Levallois, dans cette zone où l’on détruirait deux ou trois ans plus tard les garages et les maisons basses pour construire le périphérique. ASTRAND. Comment n’avait-il pas compris, à la seconde même, de qui il s’agissait ?

Il fit demi-tour et entra dans le café au bas de l’un des blocs d’immeubles. Il s’assit, sortit la lettre de sa poche, demanda un jus d’orange, et, si c’était possible, un couteau. Il ouvrit la lettre à l’aide du couteau, car il craignait, s’il le faisait avec les mains, de déchirer l’adresse au dos de l’enveloppe. Celle-ci ne contenait que trois photomatons. Sur les trois, il se reconnut, enfant. Il se souvenait de l’après-midi où elles avaient été prises, dans une boutique, après le pont Saint-Michel, en face du Palais de Justice. Depuis, il était souvent passé devant cette boutique, exactement la même qu’autrefois.

Il faudrait qu’il retrouve ces trois photomatons pour les comparer à l’agrandissement qui faisait partie du « dossier » d’Ottolini. Dans la valise où il avait entassé des lettres et des papiers qui dataient d’au moins quarante ans et dont, par chance, il avait perdu la clé ? Inutile. C’était bien les mêmes photos. « Enfant non identifié. Fouille et arrestation Astrand, Annie. Poste-frontière Vintimille. Le lundi 21 juillet 1952. » On avait dû l’arrêter et la fouiller au moment où elle s’apprêtait à franchir la frontière.

Elle avait lu son roman Le Noir de l’été et elle avait reconnu un épisode de cet été-là. Sinon, pourquoi lui aurait-elle écrit après quinze ans ? Mais comment avait-elle eu  connaissance de  son adresse provisoire ? D’autant plus qu’il dormait rarement square du Graisivaudan. Il passait le plus clair de son temps dans une chambre de la rue Coustou et le quartier de la place  Blanche.

Il n’avait écrit ce livre que dans l’espoir qu’elle lui fasse signe. Écrire un livre, c’était aussi, pour lui, lancer des appels de phares ou des signaux de morse à l’intention de certaines personnes dont il ignorait ce qu’elles étaient devenues. Il suffisait de semer leurs noms au hasard des pages et d’attendre qu’elles donnent enfin de leurs nouvelles. Mais dans le cas d’Annie Astrand, il n’avait pas cité son nom et il s’était efforcé de brouiller les pistes. Elle ne pouvait se reconnaître dans aucun des personnages. Il n’avait jamais compris que l’on introduise dans un roman un être qui avait compté pour vous. Une fois qu’il s’était glissé dans le roman comme on traverse un miroir, il vous échappait pour toujours. Il n’avait jamais existé dans la vraie vie. On l’avait réduit à néant... Il fallait procéder de manière plus subtile. Ainsi, dans Le Noir de l’été, la seule page du livre qui pouvait attirer l’attention d’Annie Astrand, c’était la scène où la femme et l’enfant entrent dans la boutique Photomaton du boulevard du Palais. Il ne comprend pas pourquoi elle le pousse dans la cabine. Elle lui dit de regarder fixement l’écran et de ne pas bouger la tête. Elle tire le rideau noir. Il est assis sur le tabouret. Un éclair l’éblouit et il ferme les yeux. Elle tire de nouveau le rideau noir, et il sort de la cabine. Ils attendent que les photos tombent de la fente. Et il doit recommencer parce qu’il a les yeux fermés sur les photos. Ensuite, elle l’avait emmené boire une grenadine dans le café voisin. Cela s’était passé comme ça. Il avait décrit la scène avec exactitude et il savait que ce passage ne correspondait pas au reste du roman. C’était un morceau de réalité qu’il avait fait passer en fraude, l’un de ces messages personnels que l’on lance dans les petites annonces des journaux et qui ne peuvent être déchiffrés que par une seule personne.

 

© Gallimard 2014

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > « — Et l'enfant? demanda Daragane. Vous avez eu des nouvelles de l'enfant?

— Aucune. Je me suis souvent demandé ce qu'il était devenu... Quel drôle de départ dans la vie...

— Ils l'avaient certainement inscrit à une école...

— Oui. À l'école de la Forêt, rue de Beuvron. Je me souviens avoir écrit un mot pour justifier son absence à cause d'une grippe.

— Et à l'école de la Forêt, on pourrait peut-être trouver une trace de son passage...

— Non, malheureusement. Ils ont détruit l'école de  la Forêt il y a deux ans. C’était une toute petite école, vous savez… »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, octobre 2014, 160 pages, 16,90 €

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