Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Olivier Rolin. Extrait de : Le Météorologue


EXTRAIT >

 

C’était la beauté du lieu, tel que je l’avais découvert sur des photographies, qui m’avait poussé à entreprendre ce voyage. Et en effet, à peine sorti de la petite aérogare en planches badigeonnées de bleu, à la vue des murailles, des tours trapues et des clochers (d’or…) du monastère-forteresse allongé sur un isthme entre une baie et un lac emmitouflés de neige, j’avais compris que j’avais eu raison de venir là. La même beauté que le mont Saint-Michel, sauf que c’était tout le contraire : un monument monastique et militaire, et carcéral, au milieu de la mer – mais se déployant dans l’horizontale, quand le mont s’élance à la verticale. Et puis, ici, pas de foule, pas de pacotille touristique. J’avais passé quelques jours à marcher sur les chemins de l’île, au milieu d’un paysage blanc et noir de lacs gelés et de forêts de conifères que le couchant ensanglantait longuement. J’avais trouvé asile dans un minuscule hôtel nommé Priout, « L’Abri ». Katia, la patronne, était une personne charmante, extrêmement rieuse (ce qui, je dois l’admettre en dépit d’une russophilie que certains amis feignent de me reprocher, n’est pas si fréquent là-bas), mignonne (je crois que conviendrait dans son cas l’épithète un peu désuète de « gironde »), poussant l’amabilité jusqu’à prétendre que je m’exprimais très bien dans sa langue. De ma chambre je voyais le soir les murailles et les bulbes écailleux flamber sur la glace. Je ne me doutais pas que les premiers germes d’un livre étaient en train de se déposer en moi – mais c’est toujours ainsi, la chose se fait en douce.

 

Le monastère, fondé au quinzième siècle par de saints ermites, était un des plus anciens de Russie. Chaque époque a son génie, et à partir de 1923 il avait abrité (si le mot convient…) le premier camp de ce qui allait devenir la Direction centrale des camps, Glavnoïe Oupra­vlénié Laguéreï, tristement célèbre par son acronyme : GOULAG. Je me mis à lire, à mon retour, tous les livres que je trouvais sur cette histoire. C’est ainsi que j’appris qu’il avait existé dans le camp une bibliothèque de trente mille volumes, formée directement ou indirectement par les livres des déportés qui étaient pour beaucoup d’entre eux des nobles ou des intellectuels – des ci-devant ou des bitchs, qui n’étaient pas des putes anglaises, mais des byvchi intelliguentny tcheloviek, des ex-intellectuels, dans la langue de la police politique. De fil en aiguille naquit l’idée de faire un film, et c’est pour les repérages que je revins aux Solovki, en avril 2012.

 

Antonina Sotchina, une des mémoires de l’île, m’y reçut. C’était une vieille dame charmante, aux cheveux blond-roux, aux yeux bleus, vive, vêtue d’un jean et d’un pull roulé. Sa maison était pleine de livres et de plantes, elle faisait des confitures magnifiques avec ces baies dont tout Russe raffole, myrtilles, airelles, canneberges, et une autre dont je ne connais pas le nom français, si elle en a, une sorte de framboise orangée nommée marochka, poussant dans les zones marécageuses, et si bonne que Pouchkine, paraît-il, en demanda avant de mourir (les baies et les champignons sont une des bases de l’alimentation et même de l’imaginaire russes ; le nom générique pour désigner les baies, iagoda, est aussi, curieusement, le nom de famille du chef de la police politique, Guépéou puis NKVD, de 1934 à 1936 : Guenrikh Iagoda, qui jouera un certain rôle dans la suite de l’histoire). Parmi les livres que me montrait Antonina, il y avait, sous une couverture représentant des nuages, un album hors commerce édité par la fille d’un déporté à la mémoire de son père. Alexeï Féodossiévitch Vangengheim, le météorologue, avait été déporté aux Solovki en 1934. La moitié de l’album était constituée par des reproductions des lettres que du camp il envoyait à sa fille, Éléonora, qui n’avait pas quatre ans au moment de son arrestation. Il y avait des herbiers, des dessins d’un trait sûr, naïf et net, colorés au crayon ou à l’aquarelle. On y voyait une aurore boréale, des glaces marines, un renard noir, une poule, une pastèque, un samovar, un avion, des bateaux, un chat, une mouche, une bougie, des oiseaux… Herbiers et dessins étaient beaux, mais ils n’étaient pas composés seulement pour plaire à l’oeil, ils avaient une fin éducative. À l’aide des plantes, le père apprenait à sa fille les rudiments de l’arithmétique et de la géométrie. Les lobes d’une feuille visualisaient les nombres élémentaires, sa forme la symétrie et la dissymétrie, une pomme de pin illustrait la spirale. Les dessins étaient des réponses à des devinettes.

 

Cette conversation à distance entre un père et sa toute jeune fille, qu’il ne reverrait jamais, cette volonté de contribuer de loin à son éducation, me semblèrent émouvantes. L’était aussi l’amour que la fille ne cessa jamais de porter à ce père qu’elle avait si peu connu, et dont témoignait le livre mémorial que je parcourais chez Antonina. C’était, disait-elle, un pianiste magnifique, elle se souvenait de l’avoir entendu jouer l’Appassionata, la Sonate au clair de lune, des Impromptus de Schubert. Il aimait Pouchkine et Lermontov. Jusqu’en 1956, année de sa réhabilitation post mortem, disait-elle, ma mère a attendu son retour. Lorsque je me conduisais mal, disait-elle encore, ma mère me disait que j’aurais honte lorsque mon père reviendrait, et me juger par ses yeux est devenu ma règle de vie. L’idée d’écrire l’histoire de cet homme, une victime parmi des millions d’autres de la folie stalinienne, commençait à s’éveiller en moi. La rencontre à Moscou, plus tard, de gens qui avaient connu Éléonora à l’autre bout de sa vie, fit le reste. Elle était devenue une paléontologue réputée. Je n’ai pas pu la rencontrer : elle était morte peu de temps auparavant, dans les circonstances que je dirai. Je regrette qu’elle n’ait pas vécu assez pour savoir que l’album qu’elle avait voué à la mémoire de son père avait eu pour conséquence imprévisible de susciter un autre livre, loin, dans un autre pays, une autre langue.

 

© Le Seuil 2014

© Photo : Hermance Triay

 

 

Quatrième de couverture > Son domaine c’était les nuages. Sur toute l’étendue immense de l’URSS, les avions avaient besoin de ses prévisions pour atterrir, les navires pour se frayer un chemin à travers les glaces, les tracteurs pour labourer les terres noires. Dans la conquête de l’espace commençante, ses instruments sondaient la stratosphère, il rêvait de domestiquer l’énergie des vents et du soleil, il croyait « construire le socialisme », jusqu’au jour de 1934 où il fut arrêté comme « saboteur ». À partir de cette date sa vie, celle d’une victime parmi des millions d’autres de la terreur stalinienne, fut une descente aux enfers. Pendant ses années de camp, et jusqu’à la veille de sa mort atroce, il envoyait à sa toute jeune fille, Éléonora, des dessins, des herbiers, des devinettes. C’est la découverte de cette correspondance adressée à une enfant qu’il ne reverrait pas qui m’a décidé à enquêter sur le destin d’Alexéï Féodossévitch Vangengheim, le météorologue. Mais aussi la conviction que ces histoires d’un autre temps, d’un autre pays, ne sont pas lointaines comme on pourrait le penser : le triomphe mondial du capitalisme ne s’expliquerait pas sans la fin terrible de l’espérance révolutionnaire. O.R.

 

Né en 1947, Olivier Rolin est un auteur largement traduit. Son œuvre est constituée d’une vingtaine de romans, dont les très remarqués L’Invention du monde (1993), Port-Soudan (1994, prix Femina) et Tigre en papier (2002, prix France Culture). Il est également auteur de récits de voyage et de nombreux reportages, notamment en Amérique du Sud

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Olivier Rolin, Le Météorologue, Le Seuil, septembre 2014, 304 pages, 18 €

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