Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Djian. Extrait de : Chéri-Chéri


EXTRAIT >

Ton père me fait chier, tu sais. Je pèse mes mots. À un tel point. J’en ai par-dessus la tête.

Robert demande un verre d’eau.

J’entraîne ma femme à l’écart pour l’informer à voix basse de la situation, lui indiquer sa méprise. Elle me serre dans ses bras, juste quand minuit sonne.

De plus belle, Robert demande un verre d’eau.

Oh pitié, Joël, soupiré-je, on ne peut pas laisser ces types qui écrivent comme des ploucs faire la pluie et le beau temps. Ils appartiennent à un monde qui n’existe plus. Ce sont des freins.

Ils peuvent te briser l’échine, Denis. Ne les sous-estime pas.

Je ne dis rien. J’ai conscience de leur puissance de feu, de la difficulté de mon entreprise. La voie que j’ai choisie se confirme parsemée d’embûches et il semblerait que je les cherche bien sûr. Mais que vaut un homme qui ne fait pas son travail, qui plie, qui rend les armes, qui se glisse dans des habits qu’il exècre. J’aimerais sincèrement apparaître sur les listes des meilleures ventes, mais je ne suis pas prêt à tout, je suis tenu par la poigne d’une entité supérieure qui me détruirait si je cédais à de méprisables renoncements.

Je me suis fait pas mal d’ennemis en écrivant ce que je pensais de tout ça, des magazines m’ont fermé leurs colonnes, on m’a roulé dans la boue, mais je n’y peux rien. Joël me connaît. Il le sait. Il est un spectateur bienveillant de mon combat. Je suis un couturier. J’habille le monde. Je l’écoute et le regarde, je l’observe. Je me mets à son service, je dois lui rendre des comptes. Je dois lui donner des preuves de mon amour. Chaque phrase doit refléter mon engagement à être juste, à ne pas les enluminer d’un éclat torve.

Ce court échange, qui se déroule dans le bureau de Joël dès le lendemain, après que j’ai sombré comme une pierre dans le puits d’un sommeil sans rêves, a pour objet l’attaque dont je suis la cible dans le supplément week-end d’un journal en ligne et dont je ne me soucierais guère, par grandeur d’âme, s’il n’y était fait mention de mes activités nocturnes d’un genre particulier. L’auteur du papier en rit encore et déclare ne plus s’étonner des errances de ma production. Je ne sais pas comment il a eu vent de cet aspect de ma vie privée, sur lequel je me montre très discret, mais il a la dent dure et jure me préférer encore en tenue légère plutôt qu’aux commandes d’une machine à écrire qui ne m’a fait aucun mal.

Je sors mon carnet et ajoute le nom du gars sur ma liste. Mais ce qui me chagrine réellement, ce qui m’inquiète, ce sont ces nuages bas qui obscurcissent le ciel, annonciateurs de tempête et de tourments. Je veux parler du numérique, de la dématérialisation du livre, des gigantesques pannes d’électricité à venir, de la tragique obscurité.

À propos, Denis, es-tu enfin prêt à me donner un titre,  me demande-til en posant la main sur la pile de mes corrections. Ça m’arrangerait bien, vois-tu.

Ça va venir, dis-je. Ça vient.

Mais comment aurais-je pu y réfléchir une seule minute, ces temps-ci, quand la furie du quotidien m’absorbe, quand je me vois courir comme un dératé de l’aube au crépuscule, de mon lit à mon bureau, de mes diverses affaires en ville à celles de L’Ulysse dont je rentre épuisé, l’esprit vide.

Dans l’après-midi, je rends visite à mon père. Il se relève lentement d’une forte bronchite, paraît-il. Je ne l’ai pas vu depuis des mois, il est d’une maigreur effrayante, c’est un vieillard, mais il émane encore de lui un ressentiment ter- rible à mon endroit, une hostilité vivace.

Je ne vais pas te prêter d’argent, me dit-il. Débrouille-toi avec ce gangster, mon vieux. C’est ton beau-père, après tout.

Son appartement donne sur un square. En raison de sa mobilité réduite — il avait fait une mauvaise chute dans l’escalier peu après m’avoir surpris dans ma chambre, en body, au milieu de mes flacons —, ce square est à la mesure de ses promenades, son seul continent, mais lorsque l’hiver abat ses cartes, il ne sort plus beaucoup et son humeur ne s’améliore pas.

Feignant ne pas l’avoir entendu, je reste le front collé à la fenêtre, dans un silence perplexe. Je ne vais pas tenir jus- qu’au printemps, attendre que les bourgeons fleurissent. Je ne veux plus travailler pour Paul et j’ai donc besoin d’argent pour mon loyer.

Je ne me souviens pas que tu m’aies une seule fois rendu un service, finis-je par déclarer. Pas une seule fois dans ta vie.

Le vent souffle, le square est vide, gris, décharné.

La femme qui s’occupe de lui, une veuve silencieuse aux yeux bleu pâle, complète ce tableau triste.

Il y a mille façons d’écrire un mauvais livre, mais la plus mauvaise est sans doute de commencer par le titre. Je l’explique à Robert qui me rejoint sur la terrasse au moment où le soir tombe, où l’air est vif et le ciel encore mauve. Il voulait savoir ce que je fabriquais et je lui ai répondu que je ne fabriquais rien, que j’essayais juste d’attraper des choses qui flottaient dans l’air, dans cette atmosphère propice, avec une bonne couverture sur le dos. Jusqu’à notre rencontre, il n’avait jamais pensé aux livres. Mais à présent, il se montre intéressé.

J’essaie de trouver un titre, lui dis-je. Je ne peux pas trop parler. Comment va ta blessure. Assieds-toi un instant, si tu veux. Mais ne me parle pas. Laisse-moi me concentrer.

Ils sont là. Les mots ne sont pas loin. Je les entends presque. Et quand je dis entendre, tu comprends, je dis tout. Il s’agit souvent d’une musique. Tu entends ce vent.

Il me parle. Tu sens ce froid. Il me parle. J’ai vraiment confiance, ne t’en fais pas pour moi. Si Paul n’était pas venu me chercher pour vos histoires, j’aurais trouvé ce titre depuis longtemps. J’avais besoin de deux ou trois jours, pas davantage, mais il ne m’a rien cédé. Robert, tu sais, je ne veux pas me mêler de vos affaires, mais je suis pas d’accord avec lui sur bien des points, et pour commencer, je n’aime pas la manière dont il te traite, c’est indigne, tu étais blessé et il t’aurait laissé coucher dehors, eh bien moi, ça ne passe pas. Il est rare que chez les pires d’entre nous on ne trouve pas un reste de compassion pour leur semblable, la nature de l’homme est ainsi faite, sa grandeur vient de là, mais chez Paul, je te le dis à toi et je ne le dis à personne d’autre, je ne l’ai pas encore trouvé. Cette étincelle d’humanité chez Paul, je ne suis pas sûr qu’elle existe. Et pourtant, il est presque mon père, je suis prêt à lui ouvrir les portes de mon cœur mais je cherche en vain une seule raison pour le faire. Je ne dis pas ça méchamment, je me borne à regarder la vérité en face. Moins on attend d’un homme tel que lui, mieux on se porte. Tu as faim. Il est bientôt l’heure de manger. Maintenant laisse-moi, laisse-moi, il faut que j’attrape ce fichu titre, à pré- sent. Réfléchis à ce que je t’ai dit.

Deux ou trois jours plus tard, il neige en abondance. Paul est à cran car son antenne parabolique motorisée est tombée en panne depuis la brutale remise en service du courant, lequel nous a fait défaut durant toute une nuit. Il m’avait appelé, au moment où j’allais me coucher, pour que je vienne voir si je pouvais faire quelque chose, me caressant amicalement l’épaule pendant que j’étais à genoux devant ses câbles et ses fils qui n’étaient rien d’autre que du chinois pour moi, mais je voulais donner l’image du bon gendre, toujours là, toujours prêt à donner un coup de main, à dépanner, car cette histoire de loyer était en suspens, nous n’en avions pas encore parlé, avions écarté le sujet d’un accord commun et informulé tant que Robert n’était pas sur pied.

L’autre soir, lorsque nous avons eu cette panne d’électricité — un pylône s’était abattu quelque part et tout l’ouest de la ville était touché — nous étions à table tous les quatre — Paul faisait comme si Robert n’était pas dans les parages et nous avions laissé celui-ci dans notre appartement avec un reste de spaghettis au jambon, devant la télé allumée. Paul s’était levé pour découper le gigot d’agneau lorsque nous étions soudain tombés dans le noir.

Paul n’est pas simplement à cran ce matin car il sait qu’il ne pourra pas suivre je ne sais quelle rencontre importante en vue du Masters, non, il est aussi à cran pour autre chose. Il est persuadé que Veronica ne tourne pas rond. Non qu’il ait abordé le sujet de front avec moi, mais il me l’a plus ou moins laissé entendre. Je ne suis pas le seul à qui elle a ouvert la porte en petite tenue, deux ou trois livreurs en ont déjà fait l’expérience, croit-il, puis il change aussitôt de sujet.

Je m’aperçois à cette occasion que je ne me suis jamais vraiment interrogé sur leur vie sexuelle en raison du peu d’intérêt que j’y porte, et j’enregistre l’information avec l’intention d’y revenir plus tard, le cas échéant.

Paul a grogné mais qu’est-ce que c’est que ce bordel quand les plombs ont sauté, lâchant son couteau à gigot dont le manche, constitué de la patte naturalisée d’une jeune biche au poil couleur caramel, au petit sabot verni, constituait l’un de ses souvenirs de chasse.

La nuit était très noire et le salon, où brillait encore un grand lustre de cristal un instant auparavant, baignait soudain dans une obscurité complète. Veronica éclata de rire et déclara que chacun devait avant tout mettre la main sur son verre. Elle avait un peu bu, à la suite d’une remarque blessante de Paul, durant l’apéritif, sur la longueur de sa jupe pour une femme de son âge — et j’avais en vain cherché le regard d’Hannah. J’attrapai le mien en me levant et m’avançai à tâtons vers la baie pour voir si la moindre lumière brillait quelque part, mais pas une étoile ne luisait. Paul demanda où étaient les bougies et Veronica, pouffant sur ma droite, ayant emprunté sans attendre et sans encombre le chemin du bar — si l’on en croyait le tintement des bouteilles —, répondit qu’elle n’en savait rien et qu’elle s’en fichait.

Je regrettai de ne pas voir la tête de Paul à cet instant. Je ne distinguais pas ma main devant mes yeux.

Je vais inspecter les tiroirs de la cuisine, dis-je. Ne bougez pas.

En chemin, je tombai sur elle. On n’y voyait rien mais je connaissais suffisamment bien le corps d’Hannah pour m’apercevoir d’emblée que ce n’était pas le sien. J’eus l’impression qu’elle restait collée à moi une seconde de plus que nécessaire après que mes mains en éclaireurs eurent effleuré sa poitrine par mégarde. Puis je sentis un faible souffle, d’une tiédeur agréable, bien qu’alcoolisée, courir sur mon visage. Je reculai cependant sans un mot, l’esprit en alerte, et la contournai tandis que la flamme d’un briquet jaillissait près de la table, illuminant la scène comme une crèche.

Je refusais de penser quoi que ce soit de l’épisode. Je trouvai quelques bougies et nous nous installâmes dans le salon pour nous partager un baba au rhum dont le cœur était garni de framboises.

 

© Gallimard 2014

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Denis a la quarantaine. Le jour, il mène une vie tranquille d'écrivain et de critique fauché. La nuit, il s'appelle Denise et danse dans un cabaret - même sa femme Hannah ne trouve rien à y redire. Jusqu'au jour où ses beaux-parents décident d'emménager juste en dessous de chez lui... Paul, son beau-père, révulsé par l'excentricité de son gendre, a bien l'intention de le faire changer. Et en bon mafieux, il croit savoir comment y parvenir. Quant à Veronica, sa belle-mère, c'est tout le contraire : il lui plaît beaucoup, un peu trop même. Denis pourrait facilement tirer un roman de cet encombrant voisinage, mais pour l'heure, il va devoir surtout sauver sa peau ...

Philippe Djian est l'auteur de plus d'une dizaine de romans aux Éditions Gallimard, parmi lesquels Incidences (adapté récemment au cinéma par les frères Larrieu sous le titre L'amour est un crime parfait), Vengeances, "Oh ... " (prix Interallié 2012) et Love Song.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Djian, Chéri-Chéri, Gallimard, coll. "Blanche", octobre 2014, 208 pages, 18,50 €

 

> Lire la critique de François Xavier de Chéri-Chéri de Philippe Djian

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