Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Rene Denfeld. Extrait de : En ce lieu enchanté


En ce lieu enchanté a obtenu le Prix 2014 du premier roman étranger

 

EXTRAIT >

 

Le prêtre déchu marche dans le couloir. Son pas me dit qu’il n’aime pas ce qu’il doit faire aujourd’hui. Cela concerne Striker.

Les gardiens attendent devant la cellule de Striker. Le sixième, marmonne le prêtre. Le sixième que j’aurai conduit à la mort cette année.

Le corps sec du prêtre n’a pas oublié les habits sacerdotaux, mais le reniement a réduit sa carrure. Maintenant, il porte des treillis que l’on dirait achetés au décrochez-moi-ça et qui sont trop grands pour lui. Apparemment, il a perdu beaucoup de poids ces derniers mois, à servir un régime de mort.

Les gardiens détestent le prêtre. Pour eux, les hommes comme lui tapissent le ciel de légendes romantiques, mais ici sous terre, dans ce monde enchanté, nous savons bien que la vie ne se résume pas à un slogan ou à une tablette de prière. Nous savons que la bienveillance s’exerce aussi par la force et que les chaînes s’imposent avec la bénédiction du ciel, que tout être humain doit faire pénitence et que, sans cela, nous cherchons tous un châtiment, sans cesse, jusqu’à ce que corps et esprit soient satisfaits et que notre mort arrive.

Nous entendons la faiblesse dans la voix du prêtre, presque un murmure lorsqu’il s’approche de la cellule et demande qu’on lui ouvre. Les petits hommes aux marteaux prêtent l’oreille, accroupis dans l’épaisseur des murs, ils jacassent gaiement entre eux.

J’entends la peur dans la voix de Striker qui répond. C’est la peur d’un homme qui a rendez-vous avec sa mort. Les portes s’ouvrent avec fracas et le prêtre entre, accompagné des gardiens.

J’entends Striker pleurer.

Le prêtre ne peut pas administrer les derniers sacrements puisqu’il est déchu. Mais ceux qui vont bientôt mourir s’en moquent. Striker réclame une prière, et j’entends la voix douce et mélodieuse du prêtre avant de me perdre dans mes souvenirs.

J’entends une musique dans ma tête, c’est drôle, c’est un air qui m’était sorti de l’esprit depuis de longues années. C’est une chanson qui marquait la fin d’un show télévisé quand j’étais enfant. Je m’en souviens maintenant, j’étais chez mes grands-parents. Ils avaient une maison au bord de la mer, au-delà des parcs à huîtres. Je devais avoir huit ans, c’était environ un an avant mon placement. Curieux, non, comme en vieillissant les souvenirs lointains vous reviennent en mémoire ? Cela m’arrive de plus en plus souvent, à croire que les souvenirs du dehors refont sur- face et que ce monde enchanté se transforme en rêve. Je me souviens des vagues qui se brisaient sur les rochers de cette baie sauvage, et de la petite maison de mes grands-parents battue par les vents, près du rivage. Je me rappelle encore les mains de mon grand-père, rougies et abîmées par la pêche, semblables à des pinces de homard. À la vue des embruns, je m’imaginais que la mer fumait et je me souviens de l’odeur fauve des rochers qui sentaient le phoque. Mon grand-père m’avait raconté que les phoques se balançaient sur les vagues et, ce jour-là, j’étais resté des heures sur les rochers ruisselants à les chercher des yeux en pensant à leur poil lisse et brillant, à leur corps rebondi et à leurs grands yeux d’ébène humides.

Ce soir-là, ma grand-mère m’a donné un bain, elle pleurait en silence en me frottant énergiquement, puis elle m’a mis un pyjama qui collait à mon dos encore humide. Je me suis assis devant leur petit poste de télévision, en attendant ma chanson préférée de l’émission de Lawrence Welk. Celle que j’adorais, celle qui marquait la fin du show : le chant d’adieu. Je l’entends pendant que Striker pleure.

 

Au revoir, farewell, auf Wiedersehen, adieu,

Je garde l’espoir de bientôt vous revoir,

Auf Wiedersehen, bonsoir,

Adieu à elle, à lui, adieu,

Bonsoir, farewell, auf Wiedersehen, au revoir…

 

Curieux comment ça marche, le souvenir ! Je me rappelle que ma grand-mère m’a apporté une tasse de bon chocolat chaud, tellement chaud que les marshmallows me brûlaient la langue, avec une entame de pain blanc tout frais tartiné de margarine. J’ai mangé mes bonbons du soir puis elle m’a emmené me coucher et m’a bordé dans mon lit, alors j’ai écouté les vagues se briser sur les rochers, bercé par cette chanson et les voix de mes grands-parents qui chuchotaient dans la chambre d’à côté.

— Il parlait avant, Eldridge, a-t-elle murmuré.

— Je sais, petite mère, je sais, a répondu mon grand- père.

Le lendemain, je portais les mêmes vêtements que la veille – mes seuls vêtements, propres et repassés à pré- sent, le pantalon orange délavé beaucoup trop court avec la chemise aux boutonnières effilochées –, ma grand-mère avait les yeux rougis d’avoir pleuré et j’attendais que ma mère vienne me chercher avec son nouvel ami. J’avais beau savoir à quel point ma grand-mère souffrait, mon cœur était rempli d’espoir et je brûlais d’envie de me précipiter dehors parce que j’aimais ma maman et que je l’aimerais toujours.

— Je sais, je sais, dit maintenant le prêtre.

Le couloir tout entier avait fait silence pour écouter.

— C’est trop tard ? implore Striker.

Le prêtre ne répond pas. Son cœur s’est décoloré, à force.

Il ne peut plus mentir.

— Dieu vous donnera la réponse, dit-il tout bas.

Le couloir se tait. De l’autre côté de moi, York est assis dans sa cellule et écoute, mains posées sur les genoux. Je suis assis sur mon lit, ma couverture sur la tête, et je serre L’Aube blanche sur ma poitrine.

Cela se passe toujours comme ça. Il y a des gens qui ont des portes à fermer, des pièces à traverser. Ici, nous n’avons aucune intimité. Nous sommes pris au piège, tout le temps nus les uns devant les autres. Que tu chies, que tu pètes, que tu ronfles, que tu hurles dans la nuit, tout le monde entend tout. Nos portes, c’est le désir qui les façonne. Mais les portes érigées par nos désirs sont sans doute plus résistantes que l’acier. Les prières sont terminées. Le prêtre se lève, en sueur ; comme toujours, il a l’impression de s’y être mal pris. Dieu l’aimerait davantage s’il était meilleur. Je vous en prie, Seigneur, pense-t-il, permettez-moi de devenir meilleur.

Striker s’essuie le visage. Il cherche désespérément en lui-même un sentiment d’absolution et se tourne vers le prêtre qui secoue son pantalon trempé de sueur.

— C’est tout ? demande-t-il.

— Oui, c’est tout, répond le prêtre en hochant la tête.

— Je m’attendais à plus.

Le directeur se tient devant la cellule, flanqué des gardiens. Ils portent la chemise noire des bourreaux. Le directeur est vêtu comme à son habitude, d’un pantalon et de sa chemise d’uniforme.

Le directeur n’aime pas que cela traîne en longueur.

— Terminé ? demande-t-il au prêtre d’un ton respectueux.

Le prêtre hoche la tête. Il aurait aimé que la dame s’occupe de ce cas. Mais Striker n’était pas son client.

Striker pleure.

— Je ne veux pas mourir, sanglote-t-il.

Ça t’apprendra à détruire mon bouquin, salaud, me dis- je. Tu mérites qu’ils se plantent dans les doses pour que t’étouffes sur le chemin de l’enfer.

— Prêt ? lui demande le directeur, et j’entends Striker répondre oui dans un souffle.

La porte s’ouvre avec fracas, j’entends les chemises noires entrer pour menotter Striker et lui mettre les fers.

Striker ne dit rien, il sort de sa cellule en traînant les pieds. Jésus a fait une dernière promenade, je crois, tout comme Hitler. Chacun de nous attend son tour, et maintenant c’est le tien. Jusqu’ici, le seul qu’on ait raté, c’est le diable, mais une fois qu’on l’aura coincé, on aura perdu notre fonds de commerce, toi et moi.

Striker passe devant moi, encadré par les gardes qui le tiennent par le coude pour plus de sécurité et pour le gui- der. Il avance dans le couloir en pleurant, je tire la couverture par-dessus ma tête et serre mon bouquin très fort.

— Bon vent, lance un détenu.

— Bien le bonjour à Odin, dit un autre.

Puis de nouveau un long silence, et de l’autre côté de ma cellule sort la voix douce et pénétrante de York.

— C’est moi le prochain, mon salaud. C’est mon tour.

 

Après l’exécution de Striker, on débranche les tubes. Les porteurs de cadavre lui ôtent prestement son uniforme souillé, qui partira à la blanchisserie pour servir au prochain détenu. Ils font rouler son corps nu sur l’un des chariots métalliques cabossés de la cafétéria, et jettent par-dessus un vieux drap plein de taches de peinture. Les porteurs attendent que tous les témoins soient sortis de la zone avant d’embarquer la dépouille de Striker au crématorium. Lorsqu’on a construit ce lieu enchanté, c’était pour en faire un établissement entièrement autonome. Derrière les murs de la prison, il y avait des terres cultivées par les « courtes peines ». Aujourd’hui, ces champs sont en jachère, envahis de moutarde sauvage. On avait fabriqué des moulins pour les céréales cultivées sur place, et des cuves gigantesques pour le pain destiné aux prisonniers, un pain de blé grossier contenant tout le son. Aujourd’hui, ces pétrins traînent par terre dans des sous-sols oubliés où ils se remplissent de poussière, et les moulins ont été démontés et vendus depuis longtemps au ferrailleur. On avait bâti des usines pour que les détenus confectionnent eux-mêmes leurs vêtements, avec la laine que les femmes cardaient en ce temps-là dans leur prison. L’usine se trouve toujours dans le bâtiment G, mais aujourd’hui les détenus fabriquent une marque de vêtement très en vogue, Convict Blues, vendue dehors à des prix exorbitants. On avait aussi construit une infirmerie et une petite chapelle dans la cour. À présent, cette chapelle sert de cabane aux violeurs.

À cette époque, voilà un siècle, on se disait que les hommes allaient rester ici jusqu’à la fin de leurs jours, et qu’ils ne devaient pas coûter à la communauté. Quand ils mouraient, leurs cendres aussi devaient rester ici. Il n’y avait aucune raison de gaspiller de l’argent pour les tombes de ces pauvres bougres. Bien plus simple, se dit le tout premier directeur, d’incinérer les morts.

Alors on a construit un crématorium. Il n’y a pas loin de trois mille détenus dans cette prison, et le roulement est constant. Comme les hommes meurent ici en continu, sous les coups de l’âge et de leurs codétenus, on voit souvent la fumée sortir de la cheminée noire de suie à l’arrière du Bloc H.

Le four se trouve dans les profondeurs du sous-sol, dans les entrailles de la chaufferie. Il n’a rien de spécial, ce pour- rait être un grand four à pain. Il s’ouvre par une porte en métal munie d’un lourd loquet à ressort. L’intérieur garde les marques des plombages et des prothèses métalliques chauffés à blanc pendant l’incinération.

Il est très tard quand le chariot de Striker traverse la cour. La lune éclaire faiblement le sol poussiéreux. Les porteurs descendent le cadavre au sous-sol dans le monte-charge qui grince et le laissent devant le four. Les jambes blanches de Striker pendouillent sous le drap jeté à la va- vite. Il rejoint deux autres cadavres sur des chariots. Le premier est celui de Daniel Trubock, le célèbre meurtrier, tué d’une seule balle, mort officiellement d’une blessure à la tête. L’autre est un vieillard anonyme. Il est arrivé ici voilà des années pour un délit mineur – vol à l’étalage – et a passé des décennies enfermé dans l’un des mitards du Bloc H, à chanter comme un dingue.

Deux nouveaux gardiens descendent l’escalier de fer, tout en enfilant leurs gants ignifuges. Ils ouvrent la porte du four.

Les gardes attrapent les corps par les mains et par les pieds pour les enfourner. Tout nu, hormis la touffe de poils noirs de son sexe et les tatouages d’un bleu délavé sur la peau flasque de ses bras, Striker est précipité à l’intérieur. Ses fesses blanches ressemblent à deux pierres effilées.

La porte est refermée brutalement, le four mis en marche. Il chauffe à 1 800 degrés, mais c’est une vieille machine poussive. Il faut compter de trois à cinq heures pour incinérer les corps, en fonction du nombre d’hommes à l’intérieur.

Personne n’aime rester près du four quand il fonctionne, pas même le personnel féminin qui semble plus endurci, plus apte à côtoyer la mort. En brûlant, les corps sifflent et explosent. Lorsque les crânes éclatent sous la pression, ils font un bruit ignoble, comme si l’on écrasait des punaises géantes.

Les gardiens s’en vont et gravissent l’étroit escalier métallique pour rejoindre une petite pièce humide où ils déjeunent. Ils mangent dans leurs gamelles et boivent un mauvais café dans des gobelets en polystyrène. Ni l’un ni l’autre n’a beaucoup d’appétit. L’homme lit un magazine automobile. Sa collègue tricote une paire de chaussons bleus pour le bébé de sa meilleure amie.

— Tu aurais imaginé travailler ici un jour ? demande l’homme à sa collègue.

La femme secoue la tête, sans lâcher des yeux le petit chausson.

— Mais dans la conjoncture actuelle, je peux pas me plaindre.

Elle a un bon sourire d’ouvrière.

— Il me tarde que cette période d’essai soit terminée pour quitter ce four, ajoute-t-il.

Tous les nouveaux gardiens sont affectés au four pendant leur période d’essai. Si tu supportes le désespoir de ce poste-là, tu es capable de supporter n’importe quoi. Et puis là, loin des détenus, les gardiens sont bien placés pour apprendre les règles tacites de la prison. Il existe une série de règles écrites à apprendre, mais celles qui comptent, ce sont les autres.

Le jour est presque levé quand les gardiens redescendent. Sitôt la porte ouverte, ils reculent pour chasser l’épaisse fumée.

— À cause de ce boulot, plus question de barbecue, plaisante le gardien.

— C’est malin, tu me donnes envie de faire griller des côtelettes ! rétorque sa collègue.

L’homme secoue la tête en se moquant d’elle.

Ils sortent les cendres chaudes à la pelle pour les vider dans des urnes improvisées, de vieilles boîtes à café qu’ils empilent sur un autre vieux chariot de cafétéria. Ils se dépêchent de tout racler pour remplir les boîtes. Les cendres des défunts sont toutes mélangées, mais qui va trouver quoi que ce soit à redire ? Quand les boîtes sont pleines, l’homme ferme le couvercle métallique à coups de marteau, et la femme inscrit au feutre noir, sur le dessus, les matricules des prisonniers. Il n’y a aucun nom sur les urnes. Ici, tu meurs sous un numéro.

Quand ils ont terminé, la gardienne passe le râteau dans le four pour récupérer les débris métalliques pendant que son collègue pousse le chariot chargé des nouvelles urnes dans l’une des pièces en enfilade, comme autant de cagibis souterrains pour les morts.

Là, du mur au plafond, les cendres sont entreposées sur de hautes étagères en bois. Des années d’inondations ont fait pourrir le bois et rouiller les boîtes. Dans certaines pièces, les étagères se sont effondrées et d’immenses amas de boîtes fusionnées par la rouille forment d’étranges gargouilles métalliques. En été, les boîtes sèchent puis se mettent à gonfler et explosent. Des rivières de cendres grises ont coulé le long des étagères, laissant d’épaisses traînées sur le sol. Avec le temps, les cendres compactées se sont accumulées sur plus de deux centimètres. Elles s’infiltrent dans les fissures du ciment pour s’écouler loin sous terre, de sorte que si l’on creusait sur plusieurs mètres de profondeur, on trouverait de multiples veines de cendres. Le gardien marche sur cette croûte pour trouver un espace libre et balance les trois urnes, par-dessus un tas d’autres, sur l’étagère du haut. Les cendres sèches crissent sous ses pieds et se collent aux semelles de ses rangers noirs. Lorsqu’ils ont terminé, les gardiens éteignent les pâles lumières et quittent le sous-sol. Un petit bout de dent est resté coincé sous sa semelle, le gardien s’arrête sur les marches en fer de l’escalier pour l’extraire avec son couteau réglementaire. Sa collègue l’attend patiemment, une main posée sur la rampe.

 

© Fleuve édition 2014

© Photo : Gary Norman

 

 

Quatrième de couverture > La dame n’a pas encore perdu le son de la liberté. Quand elle rit, on entend le vent dans les arbres et l’eau qui éclabousse le trottoir. On se souvient de la douce caresse de la pluie sur le visage et du rire qui éclate en plein air, de toutes ces choses que dans ce donjon, nous ne pouvons jamais ressentir.

Dans le couloir de la mort, enfoui dans les entrailles de la prison, le temps s’écoule lentement. Coupés du monde, les condamnés attendent leur heure.

Le narrateur y croupit depuis longtemps. Il ne parle pas, n’a jamais parlé, mais il observe ce monde « enchanté » et toutes les âmes qui le peuplent : le prêtre déchu qui porte sa croix en s’occupant des prisonniers, le garçon aux cheveux blancs, seul, une proie facile. Et surtout la dame, qui arrive comme un rayon de soleil, investie d’une mission : sauver l’un d’entre eux. Fouiller les dossiers, retrouver un détail négligé, renverser un jugement. À travers elle naissent une bribe d’espoir, un souffle d’humanité. Mais celui à qui elle pourrait redonner la vie n’en veut pas. Il a choisi de mourir.

La rédemption peut-elle exister dans ce lieu où règnent violence et haine ?

 

Rene Denfeld vit à Portland, dans l’Oregon. Elle est journaliste et enquêtrice spécialisée dans les peines de mort. En ce lieu enchanté est son premier roman, très remarqué par la critique.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Rene Denfeld, En ce lieu enchanté, traduction de Frédérique Daber et Gabrielle Merchez, Fleuve édition, août 2014, 208 pages, 18,50 €

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