Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Patrick Modiano, Prix Nobel 2014 de littérature : « Écrire c’est matérialiser une rêverie »

Après Alice Munro en 2013, voici qu’un auteur français se voit couronné par la prestigieuse académie. Avec ses trente romans et son style limpide, Patrick Modiano triomphe avec ce Nobel qu’il n’attendait pas. On pouvait s’interroger sur la manière dont l’auteur de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, son dernier ouvrage, allait bien pouvoir sacrifier aux rituels de la réception du Nobel. « Tout ce bruit, ce tourbillon de flashes et de soirées mondaines laissa Camus moralement et physiquement épuisé », peut-on lire dans les commentaires publiés par la Pléiade, à propos du Discours de Suède de l’auteur de l’Étranger.

Paradoxalement, Patrick Modiano, bien plus pudique et réservé que la plupart des écrivains qui sont par définition pudiques et réservés, excelle à Stockholm, déclenchant l’admiration par sa maîtrise étonnante dans l’exercice périlleux (et qui doit être si difficile et nouveau pour lui) des discours et de l’expression orale en général ; un tour de force pour cet artiste ultra-sensible qui vit pour son œuvre, dans le silence, consacrant son être et ses rêveries au livre en cours, loin des salons, fussent-ils littéraires.

 

Voici cent ans qu’Alfred Nobel légua toute sa fortune par testament à la Fondation Nobel afin que les jurés de l’académie suédoise puissent librement décerner chaque année un prix à des lauréats dont l’œuvre, la pensée ou l’action contribue à améliorer « par sa dimension universelle, le sort de l’humaine condition ». Rien de moins. C’est ainsi que le prix Nobel de littérature est devenu la plus haute distinction littéraire qui soit. « Le Prix Nobel occupe une position internationale unique, et je m’engage à tout faire pour poursuivre et même si possible accroître par ma contribution à ses efforts constants le rayonnement de la Fondation Nobel dans le monde », déclara Carl-Henrik Heldin, lorsqu’il devint, en 2013, le président de la Fondation Nobel. Il a tenu parole. Le prestige du Nobel, dans toutes les disciplines, voit son aura augmenter. Recevoir le Prix Nobel de littérature, c’est accéder au Panthéon mondial des lettres.


> Patrick Modiano, sur le vif, photographié par Annick Geille. « Un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son époque de manière si étroite qu’il n’y échappe pas et que le seul air qu’il respire, c’est ce qu’on appelle "l’air du temps", il exprime toujours dans ses œuvres quelque chose d’intemporel. » (Discours de réception du Nobel de Littérature 2014, Stockholm)


 

Le chemin parcouru depuis l’idée initiale pour ce qui est des chercheurs, scientifiques et économistes, à la première phrase de leur premier ouvrage en ce qui concerne les écrivains, jusqu’au dîner de gala consacrant les lauréats, toujours fixé au 10 décembre, date anniversaire d’Alfred Nobel, c’est ce que se propose de révéler par le texte et l’image, avec des documents saisissants, le Musée Nobel, au cœur de la vieille ville, à Stockholm.

 

C’est en ce lieu que le Secrétaire du Nobel annonce en octobre le nom des lauréats, c’est aussi là que Patrick Modiano a tenu le 6 décembre 2014 une conférence de presse particulièrement réussie, devant un parterre de journalistes internationaux sous le charme, avant son discours de réception du 7 décembre, que vous avez pu lire un peu partout dans la presse. Discours de réception qui fut une perfection littéraire absolue ; un trésor. Après avoir remercié le Comité Nobel, et s’être excusé par avance pour ses maladresses verbales, Patrick Modiano fit preuve d’une belle éloquence, sans bafouiller, plus pâle encore que d’habitude, certes, mais parfaitement clair et calme.

 

Ce discours de Suède nous invitait à visiter son musée intime, avec les époques, les obsessions littéraires, les ressorts cachés. Il fallait bien du talent pour se livrer autant sans jamais rien dire qui risquât d’être « en trop ». Qui n’a jamais souffert d’avoir prononcé un mot de trop ? Certainement pas Patrick Modiano. Le mot de talent ne suffit plus dans le cas de Modiano. Ce discours qui, mine de rien, nous donne les clefs de son œuvre, valut à son auteur des applaudissements interminables dans la salle d’honneur de l’Académie suédoise. Une émotion palpable s’était emparée de l’assistance.


> Partout dans Stockholm affiches et livres de Patrick Modiano. (Photo : Annick Geille)



L’académie Nobel est francophile, car nous sommes les champions du Nobel avec une quinzaine de lauréats, dont l’étoile ne pâlira jamais. Ce pourquoi recevoir le Prix Nobel de littérature est un grand bonheur (mais le « bonheur » n’intéresse pas les écrivains, ce qui les intéresse c’est d’écrire un bon livre), tout en provoquant une sorte de séisme. Celui qui a lu Modiano, imagine facilement le choc qu’a dû être pour lui le fait d’apprendre qu’il allait recevoir la prestigieuse récompense. On remarque à ce sujet en se plongeant dans les « commentaires sur le discours de Suède de Camus » réunis dans cet exemplaire de la Pléiade, que l’élection de Modiano, fut l’occasion d’un florilège d’éloges, au contraire de ce qui se passa pour Camus. « Loin de lui rendre courage, le prix Nobel fut pour lui une épreuve. Pouvait-il accepter la plus haute récompense littéraire ? » Le Nobel 1957 déclara par ailleurs au journal Le Franc-Tireur : « Je me trouve un peu jeune. Personnellement, j’aurai voté pour Malraux. Je suis simplement reconnaissant au Comité Nobel d’avoir voulu distinguer un écrivain français d’Algérie. » Il est vrai que le jury Nobel avait d’abord pensé à Malraux, mais aussi à Sartre, Pasternak, Saint John Perse, Beckett (déclaration du Dr Kjolen Störmer, ancien conseiller à l’ambassade de Suède en France). Commentaire d’autant plus intéressant, que les circonstances de l’élection du lauréat de littérature sont tenues secrètes.


> Les invités avant le discours de Patrick Modiano. Le texte leur a été distribué à l’entrée de la salle en suédois et en français. Interdiction absolue de prendre des photos de l’orateur et d’enregistrer ses propos. (Photo Annick Geille)


 

Ce qui est frappant dans ce Nobel de littérature 2014, c’est qu’il attribue la plus haute récompense à un écrivain d’une modestie farouche, retiré du monde, loin des plateaux de radio ou de télévision. Tellement discret et centré sur son travail, que l’on en arrive à se demander comment les jurés Nobel sont parvenus à se souvenir de lui. C’est l’honneur du Comité Nobel que ce choix, exclusivement littéraire. Un jour que je déjeunais avec l’écrivain et journaliste François Cérésa à la Maison de La Chine, tandis que Modiano écrivait sans doute Pour que tu ne te perdes pas, il est entré dans la salle sans que personne ne le remarque. Sans que personne ne le reconnaisse. Accompagné de sa femme, il s’est assis pour déjeuner tranquillement. Modiano a choisi de consacrer toute sa vie à ses livres, et d’éviter autant que possible le tourbillon général. Sans doute a-t-il un portable, puisque sa fille Marie lui a téléphoné, d’après ce que m’a dit Isabelle Gallimard, alors qu’il se promenait au Luxembourg, pour lui annoncer la nouvelle de son Nobel ? Sans doute a-t-il un ordinateur ? Il n’a aucun mépris pour les nouvelles technologies, au contraire, elles l’intéressent, simplement ce n’est pas quelqu’un de médiatique. Il est le contraire du people. Le contraire des seigneurs aux perruques poudrées qui sont de tous les bals du milieu littéraire.

 

Ce qui frappe dans ce Nobel de Littérature 2014, outre le fait qu’une fois de plus il s’agit d’un Français, c’est que le Comité Nobel consacre un écrivain à des années-lumière des salons, des jurys, des concessions, des tractations, de ceux qui font les réputations. Patrick Modiano, réfugié dans sa grotte, se voit soudain projeté en plein soleil, auréolé d’une gloire immense et immortelle. Je ne cessais, en l’écoutant, avec une gourmandise de connaisseur, car j’ai eu la chance de le rencontrer longuement lors d’une interview qu’il m’accorda chez lui, dans le dix-septième arrondissement, peu après son Goncourt pour Rue des boutiques obscures, de songer à sa retenue, sa pudeur, son côté timide, et même sauvage, comme le dit si bien Antoine Gallimard. Et je me demandais où il avait puisé ce courage, cette manière d’extérioriser soudain quelques secrets, cet art de se dire, de se livrer en somme, lui qui appréhende l’oral, lui qui s’en est excusé dans ce « discours de Suède ».

 

À cette occasion, il nous a révélé ses obsessions littéraires en un texte d’une simplicité apparente, mais d’une complexité inouïe. De la poésie pure, où il parvint à dérouler les ressorts de son œuvre. La matrice de son imaginaire. L’Occupation. L’enfance. Le temps. La mémoire, Paris, les villes et leur topographie, ces êtres que l’on a connus et parfois bien aimés et qui ont disparu. L’identité. Les romanciers d’hier et ceux de demain, car il n’est en rien passéiste, et demeure optimiste pour les générations futures, et leurs écrivains, qu’il serait curieux de lire. Ce faisant, il passe le flambeau aux jeunes romanciers. Ce discours est une sorte de quintessence de son art, distillant dans une atmosphère « bizarre », quasi « irréelle », des vérités essentielles, avec une douceur feutrée, comme s’il nous parlait à l’oreille, avec une précision qui est l’apanage des très grands.

 

Revisitant ce soir-là mes souvenirs de l’œuvre, après le discours de réception, j’ai pensé à Kafka auquel Modiano ressemble pour ce qui est de cet art d’envelopper son lecteur dans une atmosphère étrange, parfois inquiétante. La leur. Modiano et Kafka font parler les façades – leurs violences muettes, immobiles – les rues, cette lumière à telle fenêtre, le silence des villes, dans certains endroits, la nuit… « Atmosphère » !

 

Dans la jungle parisienne, blogs et plateaux de télévision ont remplacé salons et revues littéraires. Selon les règles du bon vieux « donnant-donnant », tout s’échange : une voix dans un jury, des compliments contre des lauriers, du mépris contre de la haine, de la haine contre le silence. Le soutien contre des places. « La République des Lettres, c’est la République des camarades », remarquait François Nourissier, ancien président du Goncourt. Ce « pape des Lettres » disait aussi : « Quoique que vous pensiez, préférez les écrivains avec qui vous aimeriez dîner à ceux qui ont de mauvaises manières. Vous apprendrez que les cravates, les paroles, les gestes de mauvais goût accompagnent toujours les sentiments de mauvais goût. Il n’y a pas d’exception à cette règle. » Qui n’aimerait dîner avec Modiano ? Ses goûts reflètent sa prose. Classe, clarté : un « tombé » unique.

 

Après les célébrations du Nobel, les lumières, les cris et crépitements, les caméras, les projecteurs, les longues vagues d’applaudissement (qui ont dû lui réchauffer le cœur, après l’épreuve du Discours), Patrick Modiano « rentra dans son œuvre et sa probité », diront demain ses lecteurs. Proches ou inconnus, les seules personnes qui lui importent.

 

Annick Geille

(Stockholm, 10 décembre 2014)

© Photo : Louis Monier


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