Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Dominique Fernandez. Extrait de : Les Amants d’Apollon


Des phares allumés dans la nuit

 

C’est dans le contexte tragique des événements de janvier que paraît l’essai de Dominique Fernandez, Les Amants d’Apollon, l’homosexualité dans la culture. Une somme prodigieuse qui permet, avec une subtilité accessible à tous, de rejeter tous les obscurantismes, en particulier celui qui consiste à haïr le gay parce qu’il est en marge, à part, pas comme les autres.

Aujourd’hui les cagoules des islamo-fascistes, hier l’étoile rose des nazis dans les camps pour les gays. Comme le juif, l’homosexuel a de tout temps payé le prix fort de la bêtise et de l’intolérance. Malgré le « mariage pour tous », le « pédé » continue de provoquer l’ire des majorités pas toujours silencieuses...

Les Amants d’Apollon est le troisième volet d’un triptyque dont le titre serait L’homosexualité dans la culture. « Les mœurs n’ont évolué qu’à la lumière des phares allumés dans la nuit », précise l’auteur dans sa préface dont voici un extrait.

Cet écrivain, d’une finesse et d’une érudition inégalées, a souffert longtemps de la détestation anti-gay. Lorsqu'il enseignait en région, certains de ses confrères refusaient de lui serrer la main. Leur aigreur, leurs bassesses, leur mépris ont marqué à jamais Dominique Fernandez. D’où la profondeur, la force lumineuse et frondeuse de cette fresque jubilatoire qui examine la face cachée des œuvres et des personnages que nous avions pourtant l’impression de connaître...

Ce faisant, l’auteur nous apprend, avec un clin d’œil complice, à mieux penser en général, et à mieux penser l’homosexualité en particulier. AG

 

Ancien élève de l’École Normale supérieure, agrégé d’Italien, Dominique Fernandez obtint le Prix Médicis avec Porporino ou les mystères de Naples (1974). Puis le Goncourt avec Dans la main de l’ange (1984). Il siège à l’Académie française depuis 2007.

 

EXTRAIT >

 

Je n’ai fait que résumer grossièrement une réflexion infiniment nuancée et subtile. J’en détache un entretien de 1982 repris dans le tome IV de Dits et écrits (Gallimard, 1994), où Foucault suggère que l’homosexuel (il dit « le gay » désormais) ne doit pas limiter au sexe sa spécificité, mais profiter de sa différence sexuelle pour avoir une vision du monde différente de celle du grand nombre. Être gay, dit-il, « c’est se placer dans une dimension où les choix sexuels que l’on fait sont présents et ont leurs effets sur l’ensemble de notre vie. [...] Ces choix sexuels doivent être en même temps créateurs de modes de vie. Être gay signifie que ces choix se diffusent à travers toute la vie, c’est aussi une certaine manière de refuser les modes de vie proposés, c’est faire du choix sexuel l’opérateur d’un changement d’existence ».

Gide, en termes plus poétiques, disait-il autre chose ? Pour lui, déjà, l’homosexuel (il en était encore au « pédéraste » ou à l’« inverti »), de par sa position marginale qui le met à distance de la société, peut et doit juger d’un œil critique les valeurs en cours. N’ayant pas sa place dans l’ordre établi, il a pour mission de remettre en cause les institutions et les lois qui ont abouti à son exclusion. Foucault n’a fait que reprendre et développer, en l’alourdissant d’érudition et d’arguties philosophiques, le célèbre mot des Nourritures terrestres : « Familles, je vous hais ! » oui, être pleinement et délibérément gay, ce ne doit pas être seulement faire l’amour ou, comme c’est possible aujourd’hui, se marier avec quelqu’un de son sexe, c’est garder une distance critique à l’égard des normes sociales et morales, se tenir prêt à reprendre le combat.

 

VI

 

L’idée que l’homosexualité est une variante de la nature humaine s’est dorénavant imposée. L’invention du mot gay a renforcé la conviction que le bonheur est ouvert à tous, possible pour tous. Malheureusement, un modèle homosexuel entièrement « positif » manque toujours, c’est le paradoxe et la calamité de notre époque apparemment libérée. Il en résulte une série de dégâts et de tragédies. Des parents continuent à jeter à la rue leur fils ou leur fille, qui se trouvent condamnés à la mendicité ou à la prostitution. En 2010 l’association le refuge de Montpellier (la seule de ce genre à cette date) recevait 350 appels au secours par an. Une enquête récente a révélé qu’en France la proportion de jeunes suicidés était treize fois plus élevée chez les gays que chez les autres. Le Dr Stekel jubilerait, évidemment, en apprenant cette statistique. Mais, cette fois, on lui clouerait le bec. Ce n’est pas parce qu’ils sont gays que ces jeunes se suicident, c’est parce que leur entourage les empêche d’être eux-mêmes. La honte intérieure, le sentiment d’être un paria ont majoritairement disparu : subsiste la persécution extérieure. Autrefois on disait : pourquoi l’homosexualité ? Aujourd’hui la question s’est déplacée. Pourquoi l’homophobie ? Voilà le véritable, voilà le seul problème. Pourquoi tant de parents ne supportent-ils pas que leur fils, leur fille ne soit pas conforme à ce qu’ils attendaient ? Pourquoi tant de moqueries, voire de brimades, à l’armée, au bureau ? Pourquoi, dans une entreprise, à la pause-café du lundi matin, alors que ses collègues racontent librement leurs aventures, un gay sent-il la nécessité de se taire sur l’identité de la personne avec laquelle il a passé le week-end ? Pourquoi un professeur de lycée a-t-il intérêt à cacher à l’administration qu’il est gay? La discrimination pour orientation sexuelle est interdite de nos jours par la loi, mais on tourne la loi en faisant un amalgame indu entre homosexualité et pédophilie, comme on l’a vu naguère dans les polémiques sur le mariage pour tous.

J’explique la ténacité de l’homophobie par le manque persistant de modèles positifs. « Je ne tolère pas qu’on me tolère », disait Jean Cocteau. Maintenant on ne tolère plus, on approuve, on encourage, mais l’abandon du modèle psychiatrique, la dépsychiatrisation de l’homosexualité par beaucoup de médecins eux-mêmes, l’effacement progressif de la vision pathologique, l’essor d’une permissivité joyeuse ont créé, par une réaction dont la violence est compréhensible mais les effets désastreux, un contre-modèle tout aussi nocif. La concentration des gays dans un même quartier de la grande ville (le Marais pour Paris, Castro pour San Francisco, etc.), le développement d’une mode gay voyante (crânes rasés, chaînes, etc.), l’exploitation commerciale par la littérature et le cinéma d’un thème devenu presque convenu, dressent les hétéros contre ce qu’ils croient être une communauté close sur elle-même, donc suspecte, avec des allures de secte. Bien pis, cet étalage de ce qui restait jusque-là caché ou discret choque beaucoup de jeunes gays eux-mêmes, qui ne peuvent pas s’identifier à cette sorte de tribu aux coutumes et aux  costumes trop typés. Pour les uns et pour les autres, la Gay pride est, de tous les modèles proposés aujourd’hui, le plus négatif. Les hétéros qui voient défiler, trépigner, glousser cette pantalonnade dans les rues de paris se disent, en toute bonne conscience : « Ce sont vraiment des folles ! » L’ancienne pièce La Cage aux folles, qu’on reprend régulièrement, accrédite leur opinion que les homosexuels sont des gens peut-être inoffensifs mais certainement ridicules. Les jeunes (et moins jeunes) gays sont les plus touchés par l’image caricaturale que leur offre la Gay pride. Ils comprennent fort bien que cette manifestation a été utile et même nécessaire jadis, à ses débuts, quand ils devaient revendiquer leur identité contre l’indifférence ou l’hostilité de l’opinion. Mais, aujourd’hui que l’assimilation presque complète est un fait accompli, ils refusent de se reconnaître dans cette exhibition outrancière qui exalte, par défi, les lieux communs attachés aux homosexuels, dandinements, glapissements, maquillages, plumes, etc. La Gay pride aiguise donc l’homophobie des hétérosexuels et rendrait homophobes les gays eux-mêmes. D’un extrême on est passé à l’autre, de l’image atroce propagée par les médecins à l’image grotesque affichée par la Gay pride. Et, avec cela, toujours pas de modèle.

La méfiance de l’opinion subsistant, le moindre incident suffit à la réveiller, et un retour de bâton n’est jamais à exclure. Il n’y a pas si longtemps, le pape Jean-Paul II, ce grand humaniste qu’on a canonisé, traitait les homosexuels de « handicapés », ce qui était reprendre l’aimable pensée de Freud. Et, tout récemment encore, le pape suivant, Benoît XVI, a nommé primat de Belgique un évêque qui a eu la bonté de juger l’homosexualité contraire « au sens profond de la sexualité », et les homosexuels des gens ayant connu « un blocage dans leur développement psychologique normal ». Merci pour Platon, Sophocle, Michel- Ange, Léonard de Vinci, Shakespeare, Tchaïkovski, Proust, Gide, Thomas Mann, Yourcenar. Un nombre ridiculement réduit d’hommes politiques, de diplomates osent se déclarer. Même constatation pour les milieux d’affaires, les postes à responsabilités. Pour les écrivains et les artistes, c’est autre chose, cela a toujours été autre chose : ils n’ont pas de poids social, ils ne comptent pas, ce sont des baladins, d’inoffensifs amuseurs, ils restent donc libres de prendre des voies de traverse. Mais pour un banquier, pour un général, pour un directeur d’entreprise, halte-là ! Si l’on veut être fiable, il faut rester dans l’ornière.

 

VII

 

Prendre la voie de traverse, c’est le rôle qu’ont toujours joué les écrivains et les artistes. Aujourd’hui comme autrefois, avec la même opiniâtreté malgré le bouleversement des années 2000, ils doivent continuer à le remplir, puisque le seul fait d’être différent reste pour les uns suspect, pour les autres inadmissible. Toute minorité non conforme au moule général provoque la crainte et la haine. Je suis optimiste pour les gays, en constatant le formidable progrès, la révolution des  mœurs accomplis en cinquante ans, la fin du  placard, de la clandestinité, de la honte, la métamorphose du paria qui rasait les murs en gay pleinement joyeux de vivre. Je reste pourtant inquiet sur cette constante de la nature humaine, la méfiance et l’effroi que suscitent les individus situés à part de la masse, les francs-tireurs qui mettent en cause certaines valeurs sacrées pour le grand nombre. Le 18  mai  2013, a été promulguée par François  Hollande, président de la République française, la loi votée par l’Assemblée nationale instituant le mariage entre personnes du même sexe et l’adoption d’enfants par les couples monosexuels. La France devenait ainsi le quatorzième état dans le monde à instituer le mariage pour tous assorti de l’adoption. On se réjouirait sans réserve de cette avancée décisive dans les mœurs – comparable au progrès apporté jadis par le divorce, la contraception, l’IVG, l’abolition de la peine de mort – si elle n’avait été précédée d’un extraordinaire déferlement et déchaînement d’homophobie. Après l’adoption du pacs, en 1999, on pouvait croire celle-ci éradiquée. Elle n’était qu’assoupie, et se réveilla avec une violence alimentée par les églises (la catholique étant la plus virulente), les partis de droite et une grande partie du corps psychanalytique. Le mariage pour tous, selon ces furieux, signifiait l’écroulement des valeurs, la destruction de la famille, la fin de la civilisation. Ils ont été mis en minorité, le bon sens, la justice et l’égalité l’ont emporté, mais les soubresauts désespérés, les cris de rage, les convulsions menaçantes des homophobes ont bien montré que le retour de bâton, avec les aléas de la vie politique, est toujours possible. En Russie, Boris Eltsine avait dépénalisé l’homosexualité en 1993 ; vingt ans après, Vladimir Poutine a rétabli des lois punitives. Aucun pays n’est à l’abri.

Paul Valéry a tout dit en une phrase, aphorisme de Rhumbs concis et lumineux comme à l’accoutumée : « Avantages et désavantages d’une position en marge. » Les seuls modèles positifs se trouvant dans les livres et dans les œuvres d’art, le présent ouvrage se propose de rechercher dans la culture de temps et de pays divers quelques repères permettant aux jeunes gays de se construire. On ne peut se construire sans admirer. L’admiration est pour une âme « noble », comme eût dit Stendhal, le moyen indispensable de se connaître, de se saisir, de se développer. Admirer un modèle n’est pas suivre un exemple, mais chercher à se former selon l’idée qu’on a de sa propre valeur. Il ne s’agit pas d’imiter, mais de se fixer un niveau sous lequel on ne veut pas descendre. Étant donné qu’il n’y a dans la société que très peu de modèles à admirer, il faut bien les chercher dans ce qu’ont écrit, peint, rêvé, mythologisé les hommes de culture.

Longtemps ils n’ont pas été libres de marcher à visage découvert. Après une partie canonique consacrée aux mythes de l’Antiquité, j’examinerai comment certaines œuvres classiques, nées quand il était impossible de ne pas s’avancer masqué, peuvent être soumises à une double lecture : la seconde signification doit être décryptée sous la première. Les auteurs les plus inattendus ont peut-être glissé dans leurs textes un sens dont les circonstances où ils vivaient leur interdisaient de faire état. Il est temps de déboucher ces bouteilles jetées à la mer dans un geste de prudence et d’espoir.

Puis l’audace est venue. Les mœurs n’ont évolué qu’à la lumière de phares allumés dans la nuit. Certains libérateurs sont entrés dans l’histoire. D’autres, plus modestes, n’en ont pas moins contribué à la libération (1).

 

(1) Ce volume doit être considéré comme le troisième volet d’un triptyque dont le titre général serait L’Homosexualité dans la culture. Le premier volet a paru en 1989, sous le titre Le Rapt de Ganymède (Grasset). Y étaient évoqués notamment, dans le cadre d’une réflexion sur les rapports entre nature et culture, saint Sébastien, le néoclassicisme, Schubert, Forster, Cavafy, Montherlant, Yourcenar, Tournier, certains opéras, beaucoup de films. Le deuxième volet, L’Amour qui ose dire son nom (stock, 2001), était consacré aux beaux-arts, peinture, sculpture, photographie, depuis l’Antiquité jusqu’aux temps modernes.

 

© Grasset 2015

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > Tant par l’ampleur de son érudition que par la diversité des champs intellectuels (philosophie, psychanalyse, psychiatrie), artistiques (littérature, théâtre, opéra, peinture…), historiques (de la mythologie grecque à nos jours) et géographiques (Europe, Amérique, Asie…) parcourus, défrichés, analysés, ce livre explore un thème qui traverse plus ou moins explicitement la culture mondiale.

L’inclination personnelle de l’artiste n’est pas ici le sujet : c’est l’homosexualité dans l’œuvre qui passionne Dominique Fernandez. Car selon qu’elle peut se dire ou doit se travestir, que l’artiste se condamne au cryptage ou s’autorise l’affichage, l’homosexualité devient le marqueur d’une manière d’histoire culturelle des mœurs.

Après une introduction qui dénonce la responsabilité de Freud et des psychiatres dans le renforcement de l'homophobie, une première partie revisite les mythes antiques (Apollon, Ganymède, Hyacinthe, Narcisse, Médée…) ; une deuxième examine la face cachée d’œuvres (Armance, Billy Budd, Tonio Kröger), d’artistes (Rembrandt, Verdi, Stevenson, Conrad) ou de personnages (Don Quichotte, Don Juan, Vautrin…) ; une troisième présente les « phares » de la cause homosexuelle, de Théophile Gautier à Mishima, et les diverses manières d’être gay aujourd’hui, selon les pays, les mœurs, les religions.

Un monument d’hommage à la création, où se succèdent analyses textuelles et perspectives transversales, plongées dans les œuvres et panoramas sur des sujets universels.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Dominique Fernandez, Les Amants d’Apollon : L’homosexualité dans la culture, Grasset, janvier 2015, 672 pages, 25 €

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